réflexions sur la question des «races

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réflexions sur la question des «races»
Jean-François Paillard
« Se libérer de cette sensation nécessite un effort
de désaliénation. Il faut se dire que la densité
de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes.
Que je suis mon propre fondement. Que c’est
en dépassant la donnée historique, instrumentale,
que j’introduis le cycle de ma liberté. »
Frantz Fanon
Nous sommes au milieu du xviiie siècle. Le naturaliste suédois Carl
von Linné (1707-1778) met la dernière main à son « système de
nomenclature binominale ». Cette classification hiérarchique fondée sur
des critères de ressemblance morphologiques permet de décrire
scientifiquement l’ensemble des espèces animales et végétales connues.
L’homme est un Homo sapiens , le lion une Panthera Leo et la trompette
de la mort une Craterellus cornucopioides. Partout en Europe, on se
passionne pour ce prodigieux tableau de la création du monde, preuve
éclatante s’il en est de la grandeur de la création divine (1) . Les
vocations de naturalistes se multiplient. On s’embarque pour le bout du
monde, on observe, on décrit, on affine les nomenclatures. Les
--(1) C’est notamment en raison de sa profonde religiosité que maints naturalistes
et philosophes français des Lumières (La Mettrie, Diderot et Buffon en tête)
critiqueront Linné et remettront en cause sa systématique.
--écoles anatomiques font florès. Dans les amphithéâtres, on dissèque à
tout-va. C’est l’époque des cabinets d’histoire naturelle où les savants et
les amateurs éclairés exposent leurs trouvailles et leurs cires colorées
façonnées à partir de dissections animales et humaines.
Appliquant sa nomenclature à l’espèce Homo sapiens , Linné la
subdivise en sous-groupes qu’il appelle « races ». Étymologiquement, le
terme vient de l’italien razza (« sorte » ou « espèce ») et de l’ancien haut
allemand reiza (« ligne » ou « lignée ») – eux-mêmes originaires du latin
ratio (« mesure », « catégorie » ou « espèce » en parlant des animaux).
Depuis la Renaissance, lorsqu’il se rapporte aux humains, le terme
désigne « tous ceux qui viennent d’une même famille » (Littré ). «
Noblesse de race » se dit de « celui à qui cette qualité a été transmise par
opposition à celui qui s’était fait anoblir » (Littré ). Notons à ce propos
que sous l’Ancien Régime, la plupart des professions et des métiers se
transmettent héréditairement.
Or, c’est précisément au xviiie siècle, au moment où l’idéal
bourgeois remet en cause l’élévation intrinsèque reçue par « privilège de
naissance » (la condition ) au profit de celle reçue par le « mérite » (la
qualité ) que le terme de « race » change de sens. Sous son acception
nouvelle, il désigne une « réunion d’individus appartenant à la même
espèce, ayant une origine commune et des caractères semblables
transmissibles par voie de génération ». Paré des vertus neutralisantes de
la « science zoologique de l’homme blanc », ce mot destiné à établir en
vérité une hiérarchie inédite entre les hommes est porteur de tous les
malentendus à venir. Avant toute réflexion sur la question ethnique, il
faut donc se risquer à en faire l’histoire.
Le racisme ordinaire des philosophes « éclairés »
Buffon, Blumenbach, Forster, Sömmering, Cuvier, Haeckel… On sait
que la quasi-totalité des scientifiques européens des xviiie et xixe siècles
étaient acquis aux thèses racialistes. On oublie souvent que la
justification de ces thèses émanait d’éminents philosophes, Voltaire au
premier chef. François-Marie Arouet était en effet raciste et polygéniste,
et il tenait à le faire savoir. C’est au nom de la « raison des Lumières »
qu’il soutenait que les hommes n’étaient point tous fils et filles d’Adam,
comme le voulait le récit biblique : « Il me semble que je suis assez bien
fondé à croire […] que les poiriers, les sapins, les chênes et les
abricotiers ne viennent point d’un même arbre, et que les blancs
barbus, les Nègres portant laine, les jaunes portant crins, et les hommes
sans barbe, ne viennent pas du même homme », soutient-il dans son
Traité de métaphysique (1734).
De ce polygénisme fondamental, Voltaire ne démordra plus jamais : «
Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les
albinos, les Hottentots, les Chinois, les Américains, soient des races
entièrement différentes », écrit-il deux décennies plus tard dans son
Essai sur les moeurs et l’esprit des nations (1656).
Emmanuel Kant va peut-être encore plus loin dans la pensée
racialiste. Plus clairement que Voltaire, dont la plume
--(2) Rappelons que chez Kant et dans toute l’École kantienne, les formes a priori et
les catégories sont innées à titre de lois du sujet connaissant : les lois
nécessaires et universelles ne peuvent provenir de l’expérience, soutient Kant
(voir à ce sujet notre Conseil no 5). D’où l’idée chez lui que certaines
connaissances sont purement passives, dépendantes de catégories, qui sont les
« lois immanentes de son activité » – en un mot innées.
--cherche autant à provoquer le ricanement que le raisonnement, Kant
pare l’intelligence de l’homme d’un innéisme qu’il estime inégalement
réparti selon le « sexe » et la « race » (2) . Mais il ne fait pas que cela. Il
biologise pour le siècle à venir la notion même de « race ». Il
l’essentialise .
Mais lisons-le plutôt : « Une femme a un sentiment fort et inné de ce
qui est beau, gracieux et orné », écrit-il dans ses Observations sur le
sentiment du beau et du sublime (1764). Plus loin (3) : « Les Nègres
d’Afrique n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au-dessus
de la niaiserie. M. Hume invite tout le monde à citer un exemple par
lequel un Nègre aurait prouvé des talents, et il affirme ceci : parmi les
centaines de millions de Noirs qui ont été chassés de leur pays vers
d’autres régions, bien que beaucoup d’entre eux aient été mis en
liberté, on n’en pourrait pas trouver un seul qui, soit en art ou en
science, soit dans une autre discipline célèbre, ait produit quelque chose
de grand. Parmi les Blancs, au contraire, il est constant que certains
s’élèvent de la plus basse populace et acquièrent une certaine
considération dans le monde, grâce à l’excellence de leurs dons
supérieurs. Si essentielle est la différence entre ces deux races
humaines ! et elle semble aussi grande quant aux facultés de l’esprit que
selon la couleur de la peau. »
--(3) « Blancs » et « Noirs » ne sont pas les seuls agrégats considérés par l’honorable
recteur de l’université de Königsberg. D’autres hommes ont droit à ses doctes
jugements d’un goût assez peu « éthique » ? (voir le Conseil no 5) : « Les Indiens
ont un goût dominant pour les bouffonneries […]. Quelles stupides grimaces
n’accompagnent-elles pas les compliments savants aux multiples courbettes des
Chinois… », in Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764.
--Kant s’oppose à Voltaire sur un point fondamental. Pour le
philosophe allemand, l’espèce humaine ne peut qu’être unique. La
raison ne peut qu’adhérer au dogme d’Adam et Ève, soutient-il. Un
dogme selon lequel un seul miracle a présidé à l’apparition de l’homme
sur Terre – ce qui est, estime Kant, déjà considérable. L’homogénisme de
Kant s’inscrit dans la continuité de la pensée du naturaliste GeorgesLouis Leclerc de Buffon (1707-1788) pour qui l’apparence des hommes
se différenciait suivant les latitudes, en vertu de l’influence du climat et
de la nourriture. Kant s’oppose au polygénisme prôné par le naturaliste
allemand Goerg Forster (1754-1794) qui « fera cohabiter l’idée d’une
influence de l’environnement sur le corps humain et l’hypothèse d’une
pluralité des souches humaines », explique l’historien Raphaël Lagier
(4) . « La réponse de Kant (à Forster) formulée dans l’Essai sur les
différentes races humaines (1775) consiste à imaginer que la souche
humaine était originairement pourvue de caractères adaptatifs
potentiels. Quand les hommes se sont répandus sur la planète, les
germes (Keime ) de ces caractères se sont activés au contact d’un climat
donné, et ont conféré aux populations leur aspect “racial” », analyse
Lagier.
Buffon, Forster, Kant ou Voltaire et, avec eux, l’immense majorité des
hommes et femmes de leur temps se rejoignent sur un point :
l’indiscutable supériorité de la « race » dite « blanche » sur tout autre «
race » humaine terrestre. Il existe également un consensus sur le fait que
tant que la « science » n’a pas tranché
--(4) Raphaël Lagier, « Un outsider de la fondation de l’anthropologie : Georg
Forster », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 1/2006, en lecture gratuite
sur http://www.cairn.info. Voir aussi du même auteur : Les Races humaines
selon Kant, Paris, PUF, 2004.
--sur la question de savoir si les hommes appartiennent à une espèce
unique plutôt qu’à des espèces différentes, on peut toujours utiliser avec
profit la classification « morphologique » de Linné.
Classements, reclassements, déclassements...
Que dit cette classification ? Lors de la seconde édition (1740) de son
Systema Naturæ , Linné a divisé la catégorie de l’Homo sapiens en cinq
« races » : Africanus, Americanus, Asiaticus, Europeanus et Monstrosus
(5) . Établies à l’origine à partir du lieu géographique où elles étaient «
observées », elles sont définies dorénavant en fonction d’une couleur de
peau et d’ « humeurs » supposées « endémiques ». C’est ainsi que les
Indiens d’Amérique sont « colériques, rouges de peau, francs,
enthousiastes et combatifs » ; les Africains « flegmatiques, noirs de peau,
lents, détendus et négligents » ; les Asiatiques « mélancoliques, jaunes de
peau, inflexibles, sévères et avaricieux » ; les Européens « sanguins et
pâles, musclés, rapides, astucieux et inventifs ». La catégorie des hommes
« monstrueux » regroupe quant à elle les « nains des Alpes », les « géants
de Patagonie » et, plus improbable encore, les « Hottentots monorchistes
» – autrement dit, des créatures du sud de la Namibie qui ne seraient
dotées que d’un seul testicule !
À partir du dernier quart du xviiie siècle, les naturalistes européens
sont pris d’une véritable frénésie de mesure. Il
--(5) Dans son Amoenitates academicae (1763), Linné ajoute à sa liste un curieux
Homo anthropomorpha, sorte de créature mythologique, qui prendrait la forme
du troglodyte, du satyre, de l’hydre et du phoenix.
--faut clarifier, hiérarchiser, évaluer en détail les « types raciaux ». On
multiplie les enquêtes anthropométriques. Mettant en avant
l’observation des crânes et des cerveaux, le traité d’anatomie comparée
des Blancs et des Noirs du médecin et anatomiste Samuel Thomas
Sömmering (1755-1830) fait sensation.
En 1859, paraît De l’Origine des espèces au moyen de la sélection
naturelle , du naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882). Presque
immédiatement, les biologistes Herbert Spencer et Ernst Haeckel
utilisent en toile de fond la théorie de l’évolution pour construire des
arbres phylogénétiques des « différentes espèces humaines ». À celles de
« Noir », « Blanc », « rouge » et « jaune » sont peu à peu substituées les
races « caucasienne », « mongole », « nègre » et « américaine » ; puis, à
mesure que les classifications s’affinent et que les yeux se décillent, on
se met à distinguer les variétés « américaine » et « malaise » ; les « Blancs
méditerranéens » des « Blancs européens » ; l’ « Allemand » du « Français
», etc. Mais n’anticipons pas…
Les fondements idéologiques du racialisme
Nous sommes à la fin du xixe siècle. En France, Paul Broca règne en
maître sur l’École anthropologique de Paris, qu’il a fondée en 1876.
Parmi les cours proposés figurent en bonne place « l’anthropologie
anatomique », « l’anthropologie biologique » et « l’ethnologie », définie
comme « science des races » (6) . Outre celle de la « supériorité »
incontestable de la race dite « blanche », cette « science nouvelle »
entérine l’idée de fixité des différences physiques entre les groupes
humains, apportant la pleine justification qui manquait aux idéologues
promoteurs de la « pureté de la race ». Nous y reviendrons. Retenons
pour le moment que la science anthropologique dans son ensemble
tend à « naturaliser » ces groupes, renforçant le préjugé selon lequel il
est « antinaturel » qu’un « Blanc », un « Noir » ou un « Esquimau »
donnât naissance à quelqu’un d’autre qu’un « Blanc », un « Noir » ou un
« Esquimau ».
À cette fixité des « caractères acquis », s’ajoute l’idée de fixité
culturelle des populations considérées comme « non blanches ». Cette
fixité s’opposerait au dynamisme des populations dites « blanches » dès
lors destinées « naturellement » à dominer le monde. Au risque
d’anticiper sur ce qui va suivre, notons que cette idéologie justifie
pleinement le projet colonialiste lancé au long du xixe siècle par les
puissances
--(6) Voici, à titre d’exemple, comment Le Magasin pittoresque d’Édouard Charton
définit en 1840 l’ethnologie, qualifiée de « science toute récente », qui a pour objet
l’étude des « différentes races d’hommes dont se compose la famille humaine » :
« Il s’agit pour elle, quand elle aura déterminé les similitudes ou
les dissemblances qui rapprochent ou qui éloignent telle ou telle race, de donner
une bonne classification de tous ces types, en un mot, de bien marquer la place
qu’occupe chaque nation dans la hiérarchie du genre humain. » Exposant des
taxinomies de Blumenbach (« caucasienne, mongole, nègre et américaine »),
le rédacteur se déclare favorable à une classification tripartite (« blancs , noirs »
et « jaunes ») et plus particulièrement à une classification distinguant
les « sémites » (« au teint basané et aux moeurs mercantiles, poétiques
et religieuses »), des « hamites » (« de couleur noire et au degré de civilisation
duquel il règne une grande obscurité ») et « japhétiques » (« que les érudits
allemands appellent indo-germaniques » et « qui se distinguent par une
intelligence très développée qui les rend aptes aux découvertes scientifiques,
et par un caractère entreprenant que rien ne fait reculer ; audax japeli genus :
la race audacieuse de Japhet »). S’agissant de cette « race japhétique »,
le rédacteur prédit qu’il la faudra soumettre prochainement à une « nouvelle
division », « ses rangs se grossissant chaque jour de nouvelles recrues ».
Le Magasin pittoresque était une encyclopédie illustrée extrêmement populaire,
qui parut en fascicule de 1833 à 1938. Dès sa deuxième année de parution,
elle compta 100 000 lecteurs.
--européennes. Cette idéologie aura valeur d’évidence pour les
populations d’Europe jusqu’à la période de décolonisation. Lisons à ce
propos ce qu’écrit le psychiatre et essayiste français Frantz Fanon
(1925-1961), l’homme à qui nous avons donné la parole en exergue : « Le
peuple colonisé est idéologiquement présenté comme un peuple arrêté
dans son évolution, imperméable à la raison, incapable de diriger ses
propres affaires, exigeant la présence permanente d’une direction.
L’histoire des peuples colonisés est transformée en agitation sans
aucune signification et, de ce fait, on a bien l’impression que pour ces
peuples l’humanité a commencé avec l’arrivée de ces valeureux colons. »
Ce texte, tiré de L’An V de la révolution algérienne , date de... 1959.
La « naturalisation » des populations « non blanches » opérée par
l’anthropologie dix-neuvièmiste ne s’arrête pas aux opérations leur
attribuant une anatomie, une morphologie, une couleur de peau et un «
degré de culture » réputés « spécifiques », « non évolutifs » voire «
primitifs ». Les thèses en vogue de la spatialisation des étapes du
développement civilisationnel ajoutent au tableau « racialo-culturel » un
critère de fixité géographique . C’est la cerise sur le gâteau en quelque
sorte. Rivés aux régions arctiques, les Esquimaux ne pourraient, sauf à
perdre leur « pureté originelle », se perdre dans les plaines
américaines… Fondateur de toute idéologie raciste, ce fixisme cardinal,
qui tend à attribuer une bonne fois pour toutes un « type humain » à un
territoire donné (quand il n’essaie pas de justifier un « nomadisme
essentiel ») est né en Europe de bien étrange façon. Il est en effet
l’émanation des idéologies romantiques et émancipatrices qui
concoururent à la création des États-nations européens au début du xixe
siècle.
Peuples ?... oui, mais lesquels ?
Retournons quelques décennies en arrière. En 1815. L’acte final du
congrès de Vienne vient d’être signé. L’empire de Napoléon, battu à
Waterloo, est en ruine. « L’Europe a retrouvé sa cage, celle du chancelier
Metternich et du tsar de Russie, les princes autocrates de la SainteAlliance », résume l’historien Pierre Miquel (1930-2007). C’est sans
compter avec les voix qui s’élèvent partout en Europe pour contester
l’ordre des « princes ». En Grèce, Hongrie ou Pologne, dans l’Italie
coupée en huit comme dans les trente-neuf États d’Allemagne placés
sous la dépendance de la Prusse et de l’Autriche, on s’enflamme pour la
cause de l’unité nationale : « En cette première moitié du xixe siècle, les
histoires des États libérés de la férule des rois ne doivent plus se réduire
aux hagiographies des monarques, mais raconter le long et puissant
cheminement des peuples vers leur “identité nationale” », rappelle
l’historien Jean Touchard (1918-1971). Ces « peuples » dont le
philosophe Friedrich Hegel (1770-1831) a fait le « moteur de l’Histoire ».
Va pour raconter l’histoire des « peuples ». Mais de quels peuples
faut-il parler ? Quelle histoire faut-il inventer ? L’Europe est faite d’un
brassage de populations diverses, aux langues et cultures multiples.
Avant qu’ils fissent leur Révolution, la plupart des populations
européennes vivaient sous l’autorité de monarques multinationaux dont
la chronique complexe des lignées faisait l’Histoire. Après tout, qu’est-ce
qu’un Grec ? Un Allemand ? Un Autrichien ? Un Hongrois ? Quel
territoire lui attribuer ? Sur quelle base réunir le Piémontais et le
Calabrais ? Le Prussien et le Bavarois ? De quel passé doivent-ils
légitimement se revendiquer ? Quel « liant » serait à même de conférer à
chaque « peuple en marche » une identité nationale incontestable ?
Outre-Rhin, le poète, théologien et philosophe allemand Johann
Gottfried von Herder (1744-1803) et le philosophe allemand Johann
Gottlieb Fichte (1762-1814) inventent l’idée de « culture nationale
» (volkstum) . « L’Allemand possède un moi métaphysique ! » proclame
Fichte, un ancien descendant d’une famille suédoise, dans son
célébrissime « Discours à la nation allemande» (1807). Pour Herder,
initiateur du mouvement littéraire nationaliste Sturm und Drang (Orage
et tempête), le peuple (das Volk) est un « être en soi », une « force
organique vivante »...
Acquis aux thèses racialistes du « darwinisme social », les Danilevski,
Gobineau, Poesche, Penka, Rendall et autre Chamberlain vont plus loin
dans la « naturalisation » de l’idée de peuple. Pour eux, la langue, la
culture, les mythes, le « caractère » ne suffisent pas à définir l’identité
profonde d’une nation. Il y a plus que cela, proclament-ils. Plus que la
conception dite « ethnique » de la nation, portée par Fichte, plus que
son idée jugée trop abstraite de « moi métaphysique », il y a la « race ».
Européenne, caucasienne, saxonne, prussienne, aryenne... Une « race »
dont ils cherchent à puiser dans un passé brumeux les traces plus ou
moins fantasmatiques : «Dans l’Allemagne travaillée par le mythe aryen,
dans les pays d’Europe de l’est et la Russie panslavistes, l’idée nationale
se concentre autour d’un groupe culturel et linguistique dominant,
idolâtré comme peuple-race originel », analyse l’historien israélien
Schlomo Sand (7) .
---
(7) Schlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Paris, Fayard, 2008.
---
« Nos ancêtres les Gaulois »
On pourrait croire que dans ce xixe siècle tout entier acquis aux
idées racialistes, la France universaliste, patrie des droits de l’homme et
mère de la Révolution française ait été épargnée.. Il n’en est rien.
Lorsque l’on fait la généalogie du sentiment national français, on a beau
jeu d’évoquer l’idée généreuse de « nation civique » prônée par le
philologue, philosophe et essayiste Ernest Renan (1823-1892). Opposé à
l’idée qu’une « race » (en laquelle il ne croyait pas) pût constituer
l’origine d’une nation, Renan définissait effectivement l’idée nationale
comme une association libre et volontaire d’individus de toute langue,
culture et origine confondues : « Les plus nobles pays, l’Angleterre, la
France, l’Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé. […] La volonté de la
Suisse d’être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus
important qu’une similitude souvent obtenue par des vexations »,
écrivait-il dans une célèbre conférence donnée à la Sorbonne en 1882,
intitulée Qu’est-ce qu’une nation ? (8).
Mais ce serait oublier qu’en France, l’histoire officielle a largement
bu à d’autres sources. Celle d’Augustin Thierry (1795-1856) notamment.
Dans ses Considérations sur l’histoire de France (1840), l’académicien
proche de Guizot n’hésite pas
--(8) Il y ajoutait ceci : « La vérité est qu’il n’y a pas de race pure et que faire
reposer la politique sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une
chimère. […] L’Allemagne fait-elle à cet égard une exception ? Est-elle un pays
germanique pur ? Quelle illusion ! Tout le sud a été gaulois. Tout l’est, à partir
d’Elbe, est slave. Et les parties que l’on prétend réellement pures le sont-elles
en effet ? Nous touchons ici à un des problèmes sur lesquels il importe le plus
de se faire des idées claires et de prévenir les malentendus… » La suite est à lire
gratuitement sur Internet...
--à expliquer l’histoire des peuples par « la lutte entre la race
conquérante et la race conquise ». Dans les écoles de la IIIe
République, le Français « de souche » est d’ailleurs présenté comme le
descendant direct des tribus gauloises, faisant naître le mythe ravageur
de « l’ennemi héréditaire » que semble attester le « caractère séculaire »
de l’affrontement entre « Germains » et « Gaulois ». Apprenons au
passage que l’inventeur de la plupart de nos mythes nationaux – celui de
nos ancêtres gaulois, du sacre de Clovis ou de la prise de la Bastille – est
Jules Michelet (1798-1874). Avec sa monumentale Histoire de France
(1833-1846), l’homme fut le principal propagandiste du fonds identitaire
français qui sera enseigné dans toutes les écoles de la République –
colonies et comptoirs compris – à partir de la seconde moitié du xixe
siècle.
« Zoos humains »
Retour aux années dix-huit cent quatre-vingt. Nous sommes à
l’apogée du l’impérialisme européen. Le Congo est une possession
personnelle du roi Léopold II de Belgique ; l’Allemagne, qui a noué des
relations privilégiées avec l’Empire ottoman, s’est établie dans le sudouest africain (actuelle Namibie), au Cameroun, au Togo, dans l’Afrique
orientale et au Ruanda- Urundi ; l’Angleterre est en Inde, à Singapour,
en Nouvelle-Zélande, au Kenya, au Soudan et en Afrique du Sud ; la
France a jeté son dévolu sur le Maghreb, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le
Gabon, le Moyen-Congo, Madagascar, la Nouvelle-Calédonie, la
Cochinchine et le Cambodge. La recherche ethnographique européenne
circonscrit de plus en plus son champ d’investigation sur les
populations dites « exotiques » de l’ « espace colonial ». La France a
notamment créé à cet effet des spécialisations géographiques, avec une
dominante « africaniste ».
Parallèlement aux travaux de classification des « races » effectuées au
sein du monde « savant », les « ethno-expositions » destinées à «
l’homme de la rue » se multiplient sur le vieux continent. La vogue de ce
genre de spectacles (exhibitions de « races » humaines à l’occasion
d’expositions nationales ou universelles, représentations à sujet «
ethnique », « zoos humains »…) durera jusque dans les années trente (9) .
Blanc, certes… mais europeus, alpinus ou contractus ?
En France, la folie évaluatrice et mensuratrice des « types humains »
bat son plein. Les techniques restent axées sur l’anthropologie
physique. Des dizaines de médecins anatomistes formés au sein de
l’école d’anthropologie de Paul Broca mesurent avec une précision
extrême les nez, profils, crânes et membres qui passent à leur portée. Le
hic, c’est qu’ils s’écharpent sur les leçons à tirer de leurs multiples
chiffrages. Tous sont d’accord pour opposer une « race blanche, aryenne
et dolichocéphale (10) » considérée comme porteuse de la « grandeur
civilisatrice » à une race dite « brachycéphale (11) », unanimement
--(9) Les Européens finiront par se lasser de ces shows caricaturaux. Subsista
cependant pendant longtemps dans les esprits une trace mnésique attestant
d’une fracture insurmontable entre « l’indigène » et « l’occidental » exploitée par la
littérature et l’imagerie populaires. Cf. la « réclame » pour le Banania (1914), à
Tintin au Congo (1930) ou Mickey l’Africain (1939).
(10) « Au crâne allongé », du grec ancien kephalê (tête), et dolikhos (allongé).
(11)« Au crâne court », du grec ancien brakhus (court).
--regardée comme « arriérée ». Le « scandale » vient de ce que certains
scientifiques émettent l’idée d’une hiérarchie entre les races dites «
blanches »…
C’est le cas de l’anthropologue français Georges Vacher de Lapouge
(1854-1936). Disciple de Darwin et Spencer, cet ancien magistrat
promeut un étrange socialisme à la fois sélectionniste et aryeniste. Son
classement des « races blanches » fait apparaître plusieurs types. En haut
de la hiérarchie trône l’Homo europeus , présenté comme « grand,
blond et dominateur ». Puis vient l’Homo alpinus ; commun à «
l’Auvergnat et au Turc », il est désigné comme « parfait esclave craignant
le progrès ». Tout en bas : l’Homo contractus , ou méditerranéen, de type
napolitain et andalou, que Lapouge apparente aux « races inférieures ».
La communauté scientifique française s’étrangle. Dans un pays qui a
pris la peine de s’inventer des ancêtres gaulois, cela ne peut pas coller.
Paul Broca récuse toute idée de hiérarchie entre des « races blanches ».
Reste que les savants emboîtements de Vacher de Lapouge (12)
recevront un accueil enthousiaste de personnalités aussi diverses que le
journaliste antisémite Édouard Drumont (1844-1917) et le penseur
marxiste Georges Sorel (1847-1922). Surtout, ils inspireront les
théoriciens allemands du mythe aryen. Au seuil de la Première
--(12) Notons tout de même que les thèses racialistes de Broca et Vacher de
Lapouge ont été régulièrement et fortement critiquées (et démontées point par
point) par les sociologues Émile Durkheim (1858-1917) et Marcel Mauss (18721950), ce dernier étant considéré comme le père de l’anthropologie
moderne. Voir à ce sujet l’article éclairant du sociologue Laurent Mucchielli :
http://laurent.mucchielli.free.fr/raciologie.htm
---
Guerre mondiale, les thuriféraires du « dolichocéphale blond » se feront
un plaisir de stigmatiser une France « arriérée » et « décadente », où
dominent la dénatalité, le « mélange des races » et le cosmopolitisme.
Du racisme à l’eugénisme
Deux autres aspects liés à la typologie raciale de Vacher de Lapouge
sont dignes d’être gardés en mémoire. Le premier atteste de l’ancrage
primordial du terme d’ « ethnie » dans la pensée racialiste. Selon le
sociologue André Béjin, Vacher de Lapouge est en effet le premier
anthropologue à proposer ce mode de classement pour désigner « une
communauté constituée d’éléments de “races” différentes, mais
partageant une même culture (13) ». Vacher de Lapouge est également le
premier scientifique à avoir introduit dans la langue française le terme
d’ « eugénisme », emprunté à l’anthropologue anglais Francis Galton
(1822-1911). Inventeur de la méthode d’identification des individus par
empreintes digitales, Galton, cousin de Darwin, est considéré comme le
fondateur de cette discipline qu’il assimilait à de l’ « hygiène raciale ».
Autrement dit à un véritable « racisme en action ».
On connaît l’atroce passion que l’Allemagne nazie mit dans
l’application des thèses eugénistes de Galton. Elle donna lieu à partir de
1933 à des vagues massives de stérilisation, le génocide en lui-même
étant considéré comme l’aboutissement d’un long
--(13) André Béjin, Georges Vacher de Lapouge, darwiniste social, fondateur de
l’anthroposociologie, Cahiers Internationaux de Sociologie, Nouvelle Série,
vol. 73, juil.-déc., 1982.
--processus d’élimination des « éléments humains » considérées comme «
inférieurs » ou « non adaptés ». On sait moins que les États-Unis
mèneront via l’Institut Rockefeller des campagnes de stérilisation
jusque dans l’entre-deux-guerres, et que la Suisse, la Suède, la Norvège
et la Finlande continueront de stériliser des individus dotés d’une «
hérédité » jugée « inférieure » jusque dans les années soixante-dix. Dans
un cours prononcé en 1976 au Collège de France (14) , le philosophe
Michel Foucault (1926-1984) emploie le terme de « biopouvoir » pour
désigner l’eugénisme invisible qui traverse nos sociétés modernes.
Autrefois aux mains des États, cette forme de « techno-sélection » qui ne
dit pas son nom s’est aujourd’hui « individualisée ». C’est dans l’intimité
du bureau du généticien que le couple prendra la décision de « garder »
ou non l’enfant sur lequel pèserait un « facteur de risque lié à
l’organisation génétique de l’individu pouvant causer une maladie ou un
traumatisme », pour reprendre la terminologie de l’Index International
et Dictionnaire de la Réadaptation et de l’Intégration Sociale (IIDRIS).
De la racialisation à l’ethnicisation du monde
On a vu que Vacher de Lapouge avait le premier suggéré l’emploi du
terme d’« ethnie », pour circonscrire des populations de « race différente
», mais de « culture commune ». La pensée ethnologique a longtemps lié
les notions d’ethnie et de nation,
--(14) « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976. Archive
numérique écoutable gratuitement en ligne sur : http://michel-foucault-archives.org/?Il-fautdefendre-la-societe
--la seconde étant censée procéder de la première. Plus près de nous,
l’idéologue du parti nazi Alfred Rosenberg définissait l’ « ethnicité
» (Volkstum ) en des termes franchement biologiques fortement
influencés par le darwinisme social. Pendant toute la période coloniale
française de l’après-guerre, le terme de « race » étant définitivement
disqualifié, celui « d’ethnie » est venu le remplacer dans le discours des
politiques et des anthropologues français. Aujourd’hui, il est passé dans
le langage courant. Ponctuant les discours de l’homme de la rue, du
politicien, de l’artiste, du penseur médiatique autant que de l’expert ès
cathodique, il est souvent suivi des catégories de « rom », « juif », «
black», « beur », « arabe » ou « arabo-musulman »…
Disons-le tout net : le terme d’« ethnie » est aussi inutile et
dangereux que celui de « race », au point que les ethnologues
d’aujourd’hui récusent l’emploi de cette catégorisation. D’abord parce
qu’il désigne un ensemble impossible à circonscrire. Comment en effet
définir un groupe humain selon des critères « culturels » ? Faut-il ne
retenir que la langue ? Un Londonien d’origine indienne et un Texan né
à Mexico seraient alors de la même « ethnie » ? Doit-on considérer
l’histoire commune? Mais laquelle ? Celle des flux migratoires, des
histoires villageoises, des « mythistoires » nationales, des légendes
colportées ? Doit-on retenir le critère religieux ? Tenir compte des
différentes pratiques ? Des obédiences ? Des traditions ? Des coutumes ?
Des regroupements de type tribal ? Tout cela à la fois ? Une partie
seulement ? Appliquer des coefficients ? Et pourquoi ne pas s’intéresser
aux costumes ? À la façon dont les individus se nomment ? Se classent ?
Se traitent, etc ? La liste des questionnements est infinie !
Introuvable ethnie
Prenons un exemple parmi des dizaines d’autres : les Roms. Posonsnous la question : existe-t-il des critères objectifs qui pourrait constituer
les Roms en « ethnie » ? La réponse est non. Il n’en existe aucun. Les
Roms n’ont pas de langue commune, pas de dénomination commune,
pas de religion commune, pas de traditions communes. Ceux qui se
disent Roms se sont mélangés avec toutes les populations au milieu
desquelles ils ont vécu. Le mot « rom » ne trouve sa vérité que dans une
pure subjectivité : être « rom », c’est se sentir « rom », c’est se dire soimême « rom », c’est évoluer dans un groupe qui revendique cette
dénomination de « rom ». Conclusion : ce qui apparaissait a priori «
évident » aux yeux du classificateur (une évidence née d’un regard
simplificateur porté par un esprit classificateur qui n’est pas sans
rappeler l’effet suscité par les soi-disant « races » d’antan) n’est que le
produit d’une opération purement subjective.
Qu’à cela ne tienne ! dira-t-on. Celui qui se dit Rom est d’ethnie
rom. Le problème est réglé. Non. Le problème n’est pas réglé. Pas plus
qu’une prétendue objectivité scientifique, un point de vue purement
subjectif ne saurait faire naître une catégorie anthropologique, même si
ce point de vue peut avoir en lui-même un « effet de réel ». Prenons,
pour mieux nous faire comprendre, les termes de « hutu », « tutsi » et «
twa ». Ces appellations étaient censées désigner les « ethnies »
rwandaises et burundaises jusqu’à ce qu’on supprimât ce mode de
catégorisation après le génocide des Tutsi. Qu’est-ce qui différenciait un
Hutu, d’un Tutsi et d’un Twa ? Parlant la même langue, ces soi-disant «
ethnies » se mariaient entre elles, partageaient la même culture, les
mêmes croyances ancestrales, la même histoire. Simplement, elles
étaient catégorisées par l’administration belge en Hutu, en Tusti et en
Twa. Sous couvert d’objectivation, l’administration coloniale avait
inventé une catégorisation arbitraire et discriminante et l’avait tout
simplement imposée au fil du temps à la population. Sommée de s’y
conformer, la population avait intériorisé subjectivement cette
catégorisation, d’autant mieux qu’elle était discriminante. Cette
intériorisation a pu ensuite servir de preuve que les catégories de Hutu,
Tutsi et Twa existaient bel et bien : à la fois « subjectivement » et
«objectivement». La boucle était bouclée !
Les dangers de la naturalisation d’une catégorie anthropologique
Lorsque, évoquant une population « berbère », « africaine », « juive »,
«arabe », arabo-musulmane », etc., l’homme de la rue, le politicien ou
l’expert cathodique le fait précéder du terme « d’ethnie » : qu’a-t-il
exactement en tête ? N’utilise-t-il pas ce mot comme il eût naguère usé
celui de « race » ? Sait-il seulement de quoi il parle ?
Prenons le mot « arabe » ou « arabo-musulman », par exemple.
Aucun critère génétique, généalogique, géographique, de nationalité ou
de langue ne permet de lui donner un contenu concret autre que
purement subjectif . Habiter un pays dit « arabe » ne signifie pas que
l’on veuille se prétendre arabe. On peut se vouloir berbère, copte ou
kurde. Le critère religieux n’est pas plus pertinent. Les Indonésiens et
les Turcs qui constituent la majorité des musulmans dans le monde ne
vivent pas dans les pays dits « arabes ». Du reste, il existe des citoyens
arabophones de confession juive qui se considèrent comme « judéoarabes ». L’argument génétique est-il plus valable ? Non. Parler de
peuple arabe voire « sémitique » n’a absolument aucun sens (15) .
Linguistique ? Pas plus. Beaucoup de nations de langue arabe n’ont
aucun lien avec « l’Arabie ». C’est le cas de la Syrie, du Liban, de la
Palestine, du Soudan, du Maroc, de la Mauritanie, de Djibouti, etc. Pas
plus que les parlers dialectaux latins, les parlers dialectaux arabes ne
sont du reste entièrement compréhensibles entre eux. Le concept même
de langue arabe pose un problème de définition : il désigne l’arabe
standard moderne, mais aussi l’arabe classique ancien, l’arabe
coranique, l’arabe classique post-coranique, les dialectes, etc. Alors
quoi ? Alors ? il faudrait encore parler de l’invention de la catégorie de «
Juif ». Montrer, preuve à l’appui, comment la vision essentialiste tirée de
l’Ancien Testament, celle d’un peuple-nation, ethniquement homogène,
né en Judée, relève d’une même « mythistoire» que celle qui alloua des
ancêtres gaulois aux citoyens de la République française (16) …
--(15) Le terme « sémitique » désigne une famille de langues, parmi lesquelles l’arabe
et l’hébreu. Il a été forgé par l’Allemand August L. von Schlözer (1735-1809) à partir
du nom « Sem », qui désigne un des fils de Noé. Les principales langues sémitiques
sont l’amharique, l’arabe, l’hébreu, le syriaque, le tigrinya et le farsi. Par là on voit que
le terme « d’antisémitisme » est source de confusion puisqu’il « substantialise » une
notion qui ne se rapporte en rien à un « peuple sémite ». Quant aux « tribus arabes »,
elles peuvent être de souche chamitique, hébraïque, égyptienne, araméenne,
assyrienne, élamite, phénicienne, babylonienne, etc.
(16) Comment le peuple juif fut inventé, l’ouvrage de l’historien israélien Schlomo
Sand est à cet égard fort éclairant, sans remettre en question la légitimité de
l’État d’Israël qui s’est bâti comme tout État-nation sur sa propre « mythistoire ».
Il rappelle simplement que cette « mythistoire » a été façonnée
au xixe siècle au coeur de la Mitteleuropa à partir d’une vision essentialiste tirée
de l’Ancien Testament, celle d’un « peuple-nation », « ethniquement homogène »,
« né en Judée », qui est historiquement erronée. Après la chute de Samarie en 722
av. J.-C., les habitants du royaume d’Israël ont, par exemple, été disséminés dans
tout l’Empire. Ceux qui sont restés se sont mélangés à des populations amenées
sur place par les Assyriens. Il faut tenir compte aussi des mouvements
de conversion massive au judaïsme dans le pourtour méditerranéen, dans
la presqu’île d’Arabie, en Éthiopie et dans le royaume Khazar… L’invention
d’un peuple « ethniquement homogène » comporte bien des points communs
avec celle, née au même moment et au même endroit, dans le vieux fonds
d’humeur mystique, réactionnaire, irrationnel et raciste de l’aryenisme allemand
et du panslavisme de certaines nations d’Europe de l’Est placées sous la férule
des tsars, ces « pays de passe » et autres « lieux des merles » où les pires
nationalismes se sont nourris des racismes les plus exacerbés.
(17) Nous préférons les termes de « foncé » et « clair » à ceux de « blanc » et
« noir ». Reste qu’ils sont sujets à caution, un continuum de nuances existant
entre l’absence totale de mélanine et le taux maximal de mélanine contenue
dans la peau.
(18) « Les populations qui vivent dans les zones tropicales et intertropicales ont
la peau plus foncée que celles qui vivent dans les régions tempérées. […] Il est
intéressant de noter que les Asiatiques qui ont colonisé l’Amérique, il y a 20 000
à 10 000 ans et sont les ancêtres des Amérindiens ont acquis une couleur de
peau beaucoup plus foncée dans la zone tropicale », explique le paléontologue
Jean Chaline dans son ouvrage Un million de générations (éd. Seuil, 2000,
coll. « Science ouverte »).
--Et puisque nous en sommes à pulvériser les « idées reçues », faisons
un sort à celle qui voudrait que la « couleur de la peau » soit un signe de
proximité génétique. Les populations vivant en Afrique, « à couleur de
peau foncée (17) » sont plus proches génétiquement des populations
vivant en Europe, « à couleur de peau claire », que des populations
mélanésiennes ou océaniennes dont la couleur de peau est
majoritairement foncée (18) . On note même parfois une identité
génétique entre des populations à la peau claire et des populations à la
peau foncée : « Les caucasoïdes sont essentiellement des peuples à la
peau blanche, mais ils comprennent également les populations de l’Inde
du sud, située en zone tropicale et où l’on observe un fort noircissement
de la peau, la couleur de la peau étant pour eux une adaptation au
climat, constate le généticien Cavalli-Sforza. Cela signifie qu’il s’agit
d’une adaptation qui peut se faire rapidement par sélection naturelle au
sein d’une variation continue réversible (19) ».
Le discours ethnique, un effet pervers de la domination
Qu’ai-je voulu faire en me livrant à ce long développement ? J’ai
essayé de montrer que les catégories de « race » ou d’ « ethnie » étaient le
reflet de rapports de domination d’ordre socio-économique , quel que
soit le regard et/ou le discours plus ou moins « biologisant »,
«naturalisant » ou même ouvertement raciste qu’un groupe social peut
porter sur un autre. Dans les années dix-huit cent quatre-vingt-dix, au
début de sa carrière universitaire, le sociologue allemand Max Weber
mena une enquête sur les rapports entre le monde agricole et les grands
propriétaires terriens de la Prusse (les junkers ), ces derniers
abandonnant le régime féodal traditionnel en employant de plus en plus
de journaliers russo-polonais immigrés. Weber
--(19) Sur le sujet de l’existence éventuelle de sous-espèces humaines ou races
géographiques, la génétique apporte des réponses claires et précises, ainsi que
l’ont montré les généticiens Albert Jacquard (1925), Richard Lewontin (1929),
l’équipe d’André Langaney (1942). Leurs recherches portant sur les systèmes
immunitaires, les groupes sanguins et rhésus ont permis de démontrer l’unité
de l’espèce humaine : « La raison en est fort simple. Née il y a environ 180 000
ans, l’espèce humaine est trop récente pour avoir subi suffisamment de
mutations permettant de constituer des différences géographiques
significatives. Les seules variations observées et considérées à tort comme
raciales sont la couleur de la peau et quelques caractères associés », explique le
paléontologue Jean Chaline (op. cit.).
--découvrit que le « discours de répulsion » des paysans prussiens à
l’égard des Polonais qui les dépossédaient de leur labeur se cramponnait
« à tout prix » à des éléments irrationnels renvoyant à des « différences
culturelles » autant qu’à des « marques phénotypiques ». Weber chemina
par la suite vers l’idée que le discours racialiste qui surgit parfois entre
les groupes humains n’est jamais l’effet d’une véritable « répulsion
biologique », fût-elle clairement exprimée, mais qu’il est le résultat d’un
« rapport de domination » d’ordre social. « En se référant à la hiérarchie
entre Noirs et Blancs aux États-Unis, Weber contestera définitivement
l’idée que la place de l’individu dans la société est déterminée par
l’appartenance raciale », nous apprend la sociologue canadienne Elke
Winter dans Max Weber et les relations ethniques (2005). Si les discours
« raciste » et « ethnique » reflètent une quelconque rationalité, nous
apprend Weber, c’est uniquement dans la mesure où cette rationalité
sert les intérêts matériels et symboliques de ceux qui ont la haute main
sur les critères irrationnels avancés par ces discours : junkers, colons ou
WASP . Autrement dit, constate Weber, le discours irrationnel de la «
répulsion ethnique ou biologique » a ceci de rationnel qu’il sert toujours
un « discours de domination ».
On a vu par ailleurs combien, au-delà du discours classificatoire, le
traitement différentiel objectif d’une population suffisait à provoquer
une série d’effets pervers, le moindre n’étant pas qu’en la circonscrivant
d’une manière ou d’une autre, on la stigmatise. On oblige ceux qui
n’appartiennent pas à cette population à la considérer comme
«différente ». Quant aux membres de ladite population, ils sont mis dans
la situation décrite par Jean-Paul Sartre à propos des Juifs dans ses
Réflexions sur la question juive (1946). Faute d’être traités comme des
citoyens lambda, ils en arrivent à s’identifier au regard qui est jeté sur
eux, à s’enfermer à leur corps défendant dans une « identité », à se
réjouir ou s’alarmer des droits qui les exceptent de la règle commune.
Bref, à se sentir eux aussi « différents » : « Ainsi n’est-il pas exagéré de
dire que ce sont les chrétiens qui ont créé le Juif en provoquant un arrêt
brusque de son assimilation en lui pourvoyant une fonction […]. C’est
l’antisémite qui fait le Juif », écrit à raison Sartre. La boucle est de
nouveau bouclée : il s’agit bien d’engluer l’autre dans un discours
justifiant les conditions objectives qui lui sont faites. Souvenons-nous ce
que disaient Jacques Lacan à propos du « discours du maître » (voir
Conseil no 8) ou Pierre Bourdieu au sujet du « bouffon du roi » (voir
Conseil no 12) : par l’arbitraire de son seul discours, le maître « invente »
la catégorie d’esclave – un esclave dont le moindre des signes de son
asservissement n’est pas qu’il est condamné à penser par les « catégories
du maître ».
S’affranchir du « discours du maître »
Sortir de l’ « ethnicisation » dont on se sent la victime – voire l’obligé
–, c’est donc tenter d’échapper par tous les moyens au « discours du
maître », un discours qui ne se contente pas de stigmatiser l’autre, mais
qui, dans une manoeuvre enveloppante, exige de cet autre qu’il réponde
de cette stigmatisation. C’est exactement ce que Frantz Fanon dénonce,
lorsqu’il écrit dans les dernières pages de Peau noire, masques blancs
(1952) : « Je suis mon propre fondement […], je refuse d’être
instrumentalisé. » Comment lutter contre cette instrumentalisation ? En
refusant de jouer le jeu des catégories du maître, répond Fanon. « Blanc»
ou « Noir ». « Juif » ou « Arabe ». « Tutsi » ou « Hutu »... Non pas en les
récusant ni en tentant de les contourner ou de les détourner à son
profit : en refusant purement et simplement de prendre position à leur
propos, « ce qui nécessite un effort de désaliénation », concède Frantz
Fanon. Le prix, en somme, de la liberté.
Le philosophe rejoint en cela la pensée de Sartre pour qui l’homme
est « maître de ses propres destinées », quand bien même le prix à payer
serait une « responsabilité angoissante et infinie » (Réflexions sur la
question juive ). Rappelons que la pensée de Sartre récuse tout
essentialisme . L’homme n’est pas déterminé a priori par une
quelconque propriété précédant son existence comme le voudraient les
pensées idéalistes, innéistes ou racialistes. Dès la naissance, nous
sommes plongés dans la contingence du monde, concède Sartre. Mais si
ce monde est à bien des égards aliénant , nous n’y existons que par ce
que nous y faisons.
Cela signifie en dernière instance que nous sommes libres d’y agir et
de nous y définir comme bon nous semble. Notre identité existentielle
est l’objet d’un choix éminemment individuel – celui d’un homme qui,
quand bien même garrotté par mille déterminismes et injonctions
sociétaux, culturels et psychologiques doit être en dernière instance le
seul habilité à définir, en toute souveraineté – « en pleine conscience » –
sa propre identité . Le reste est affaire de « mauvaise conscience »,
martèle Sartre. Au premier chef, celle qui taraude l’existence du « raciste
» : « L’antisémite est un homme qui a peur », écrit Sartre. Non pas des
Juifs mais « de sa conscience, de sa liberté, de ses instincts, de ses
responsabilités, de la solitude, du changement, de la société et du
monde ; de tout sauf des Juifs. C’est un lâche. »
Il n’y a pas « d’origine ethnique » qui vaille la peine d’y assujettir sa
propre liberté. Il n’y a pas de « Blancs » ou de « Noirs ». Il n’y a que des
rapports de violence symbolique déguisés en « ethnicismes » et en
préjugés raciaux, nous apprend Frantz Fanon. Écoutons encore courir sa
parole d’homme libre au dernier chapitre de Peau noire, masques
blancs : « Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en
quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre “race”. Je n’ai pas
le droit, moi homme de couleur, de me souhaiter la cristallisation chez le
Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma “race”. Je n’ai pas le droit,
moi, homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me
permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître. Je n’ai pas le droit
ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiques. Il n’y a
pas de mission “nègre” ; il n’y a pas de fardeau “blanc” […]. Il y a ma
liberté qui me renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le droit d’être un
“Noir”. Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberté au travers de
mes choix. » J.-F. P.
___
Extrait des pages 201 à 228 de
Conseils Hautement Philosophiques à Usage Quotidien,
(c) Jean-François Paillard, éd. Milan, 2012
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