Causalité et responsabilité chez les stoïciens L3S1 Hist. Phil. O

publicité
Causalité et responsabilité chez les stoïciens
O. D’Jeranian
L3S1 Hist. Phil.
2016-17
Doc 10 – L’éducation stoïcienne comme processus d’assomption : progrès moral et engagement
Épictète : L’ajout de la distinction critique par Épictète implique un décalage appréciable, qui décrit le
passage énigmatique du vice à la vertu (c’est-à-dire le progrès) non par l’action mais par l’obtention d’une nouvelle
attitude adoptée par l’individu. Avant Épictète, en effet, la conception stoïcienne du « progrès moral » était
généralement comprise par la distinction faite entre le καθῆκον (fonction propre)1 et le κατόρθωμα (action droite
ou parfaite – selon la vertu)2. Le progressant était celui qui accomplissait le καθῆκον comme
« action intermédiaire » (μέση/medium)3. Chez Cicéron, « intermédiaire » signifiait « ce qui se trouve entre le bien
et le mal »4, c’est une « moyenne », et c’est ce qui rend le καθῆκον commun au sage et à l’insensé5. Dans le
rapport de Stobée, il fait plutôt penser à une action « médiocre », puisqu’elle manque encore de fermeté (βέβαιον),
de continuité (ἑκτικὸν) et de solidité (πῆξις). En ce sens, il y a plutôt opposition entre sage et insensé. On retrouve
cette idée chez Sénèque, qui distingue le caractère stable et ferme (stabilitas) de l’esprit du sage de l’agitation
(volutatio, fluctuatio) propre à l’insensé6. Comme dans le fr. 9 d’Épictète, Sénèque insiste sur la confiance (fiducia)
du sage face à ses représentations, par la force de sa vertu, qui ne le fait pas craindre7. Ces caractéristiques font,
selon Sénèque, la « santé » du sage8. D’autre part, le témoignage de D. L. VII, 106-107 nous indique que le progrès
est un indifférent « préférable » (parce qu’il a de la valeur = D. L. VII, 105), « relatif à l’âme »9, et qui doit être
« choisi pour lui-même »10. Autrement dit, il n’est ni un bien ni un mal, mais il est au plus haut niveau dans l’échelle
des indifférents. Or on sait que les stoïciens ont pu utiliser également le terme « μεταξύ » pour désigner
l’indifférent11, et que, d’autre part, ils ont interdit de penser le progrès comme un « intermédiaire entre la vertu et
le vice » (D. L. VII, 127 : « μεταξὺ εἶναι ἀρετῆς καὶ κακίας »), puisqu’il n’existe précisément que la vertu et le
vice. La contradiction apparente est levée une fois pris en compte le débat entre Chrysippe et Posidonius.
Chrysippe ne faisait pas de distinction intermédiaire entre le vice et la vertu12, et les progressants restent des
insensés (puisqu’on étouffe pareillement à une coudée de la surface qu’à cinq cent brasses)13. On comprend
pourquoi le progrès en lui-même est un indifférent (bien que préférable et devant être choisi pour lui-même), parce
que le « progressant » accomplit des « fonctions propres » (καθήκοντα) mais de manière non vertueuse (il reste
donc vicieux). Tout se passe donc comme si les καθήκοντα avaient servi, d’une part, à expliquer pourquoi les
insensés peuvent agir conformément à la nature tout en restant malheureux et vicieux – de manière incohérente et
inconstante –, et, d’autre part, pourquoi les actions accomplies (κατορθώματα) par le sage, en tant qu’elles sont
également des καθήκοντα, ne sont ni formellement ni matériellement différentes (elles restent donc accessibles
en droit aux insensés). On le sait, Posidonius aurait prouvé l’existence de la vertu par le progrès, en arguant (comme
1
Défini en SVF III, 494 (= Stobée, Ecl. II, 85, 13-86, 4 ; = LS 59 A) comme « la conséquentialité dans la vie, quelque chose
qui, une fois qu’il a été accompli, a une justification raisonnable. » (trad. Brunschwig et Pellegrin).
2
L’action droite est définie comme « une fonction propre qui possède toutes les mesures en elle-même » (Stobée, II, 93, 14-18
= SVF III, 500 ; = LS 59 K), elle est illustrée par un adverbe (cf. Stobée, Ecl. II, 96,18-97, 4 = SVF III, 501, 502 ; = LS 59 M),
et décrit un acte « parfait », puisque la vertu est distinguée par la perfection d’une fonction propre. Cf D. L. VII, 88 = SVF III
Arch. 20 ; = LS 59 J. Voir aussi Sextus Empiricus (Adv. Math. XI, 101 ; = SVF III, 516 ; = LS 59 G). Pour une critique
pyrrhonienne, voir Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 199-209.
3
Cf. Cicéron, De Fin. III, 58-59 (= LS 59 F) : « ex quo intellegitur officium medium quiddam esse, quod neque in bonis ponatur
neque in contrariis » ; Stobée, Florileg. 103, 22.8, Eclog. IV, 39, 22 ; p. 906, 17 Hense (= SVF III, 510 ; = LS 59 I) : « αἱ μέσαι
πράξεις ».
4
Cf. Cicéron, Fin. III. 58.
5
Cf. Cicéron, Fin. III, 59.
6
Voir Sénèque, Lettre 71, 27 ; Cons. ad. Polyb. 9, 6 ; De Tranqu. An. 2, 3 ; 2, 7, 10 ; et aussi De Brev. Vit. 2, 3 ; Lettre 28, 3 ;
32, 5 ; 48, 8 ; 52, 1-2 ; 95, 5, 57 ; 101, 9 ; 104, 16-17. Sur le lien entre Sénèque et le rapport de Stobée sur Chrysippe, voir
Roskam [2005], p. 79.
7
Cf. Sénèque, De Tranqu. An. 1, 1 ; 11, 1 ; Lettre 13, 1 ; 24, 12 ; 31, 3 ; 44, 7 ; 66, 9 ; 87, 32-35 ; 94, 46 ; 95, 71 ; 97, 14 ; 98,
7 ; 105, 8 ; 109, 5 ; 111, 2 ; De Clem. I, 15, 5 ; De Vit. Beat. 8, 3 ; De Benef. VI, 42, 1 ; Cons. ad. Marc. 1, 1.
8
Cf. Sénèque, Lettre 2, 1 ; 28, 3 ; 50, 9 ; De Tranq. An. 11, 1 ; De Benef. VII, 16, 6 ; De Clem. I, 25, 2 ; Sénèque, un insensé
« malade » = De Vit. Beat. 17, 4 ; Lettre 27, 1 ; 68, 9.
9
D. L. VII, 106 (= SVF III, 127). Cf. Stobée, Ecl. II 80, 22 (= SVF III, 136).
10
D. L. VII, 107.
11
Cf. D. L. VII, 160 (Ariston) ; 165 (Hérillos) ; Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 3, 11, 16, 19, 41, 65, 67 ; Épictète, E. II, 9,
16 ; 19, 3.
12
L’idée de progrès est déjà en contradiction avec la doctrine. Cf. D. L. VII, 127 (= SVF III, 536 ; = LS 61 I), où les stoïciens
sont opposés précisément sur ce point aux péripatéticiens.
13
Cf. Plutarque, Not. Comm. 1063A5-B1 (= SVF III, 539). Cf. Cicéron, Fin. III, 48 (= SVF III, 530). Autre argument (sur le
plus et le moins) chez D. L. VII, 120 (= SVF III, 527) ; cf. Suida I, 146, 25-26. On a également conservé un papyrus du 2nd
siècle ap. J.-C. (PmilVogl. 1241), apparemment un exposé doxographique, dont la paternité a pu être contestée par Decleva
Caizzi – Funghi [1988] (pp. 97-8), Decleva Caizzi [1999] (p. 814) et Gigante [1991] (p. 123). Pour une étude, voir Roskam
[2005], pp. 25-7.
1
Causalité et responsabilité chez les stoïciens
O. D’Jeranian
L3S1 Hist. Phil.
2016-17
Doc 10 – L’éducation stoïcienne comme processus d’assomption : progrès moral et engagement
le fera par ailleurs Épictète), que les sages ne se sont pas fait en un jour 14. Chez lui aussi, le progressant est
conscient qu’il est mauvais et qu’il est en présence d’un mal15. Mais, ce faisant, il n’est pas angoissé parce qu’il
est convaincu par la partie rationnelle de son âme16. Comme le souligne Roskam17, Posidonius prétend ainsi
montrer, en s’en tenant à la définition traditionnelle du progressant, qu’il en explique mieux le « métabolisme
moral » que Chrysippe avec sa psychologie moniste. Cette critique posidonienne a donné lieu à la distinction,
reprise et développée par Sénèque, entre les deux facteurs du progrès moral : les préceptes (praecepta) et les
doctrines (decreta). Les préceptes doivent s’appliquer à des cas particuliers18 afin de viser des actions
appropriées19, puisqu’on arrive « lentement à la sagesse » et qu’à l’homme inexpérimenté comme à l’enfant il faut
un « guide » ou des modèles à imiter20. Les préceptes « concourent » à l’acte moral21, mais ils ne suffisent pas à le
produire. Quant au « non-orthodoxe » Ariston, à qui répond Sénèque dans la Lettre 94, il aurait dit que la
parénétique serait le propre du pédagogue, non le propre du philosophe22. Comme le souligne Roskam23, on
comprend sa position problématique à l’égard du progrès moral du fait qu’ayant rejeté la subdivision préférablesnon-préférables du genre des indifférents24, et donc l’idée d’indifférents conformes ou contraires à la nature, les
καθήκοντα et les préceptes qui les prennent pour objet auraient été supprimés par la même occasion25.
Texte 1 : « (trad. Souilhé) Connais-tu la norme qui permet à un homme de juger un autre homme (οἶδας γὰρ τὰ
μέτρα, καθ' ἃ κρίνεται ἄνθρωπος ὑπ' ἀνθρώπου) ? T’es-tu soucié de connaître ce qu’est un homme bon et un
homme mauvais, et comme chacun devient ce qu’il est ? Pourquoi, alors, n’es-tu pas toi-même un homme de bien ?
– Comment, dit-on, ne le suis-je pas ? – C’est que nul homme de bien ne se plaint, ne gémit, ne se lamente ; nul
ne pâlit ni ne tremble, et il ne demande pas : ‘Comment me recevra-t-il, comment m’écoutera-t-il ?’ Esclave,
comme bon lui semblera. Pour toi, qu’as-tu à te préoccuper de ce qui regarde les autres ? Or, n’est-ce pas sa faute,
à lui, s’il accepte mal ce qui vient de toi ? »26
Marc Aurèle : Pour Marc Aurèle, les « dogmes » sont dénombrés en neuf « points principaux » (κεφάλαια)27,
répétés isolément dans les Pensées et dont l’application permet de « vivre en homme »28. La nature du projet
littéraire des Pensées implique peut-être un passage trop rapide du « δόγμα » au « θεώρημα ».
L’accumulation des κεφάλαια, souligne Hadot29, vise une efficacité psychologique qui n’est pas seulement
ataraxique (comme dans l’épicurisme ou le scepticisme pyrrhonien)30, mais est également orientée vers la pratique
et l’action. C’est ce qu’il faut avoir constamment « sous la main » (πρόχειρος / in promptu)31, ce qui fait l’objet
de l’exercice32. La « retraite » dont parle Marc Aurèle consistera donc, non pas à partir en villégiature mais « à se
retirer en soi-même » (εἰς ἑαυτὸν ἀναχωρεῖν), dans sa propre âme (εἰς τὴν ἑαυτοῦ ψυχήν), en se rappelant sans
cesse ces formules « brèves et élémentaires » (βραχέα δὲ ἔστω καὶ στοιχειώδη) : les κεφάλαια33. Nous pouvons,
pour Marc Aurèle au moins, utiliser la définition donnée par Hadot du « dogme » : c’est « un principe universel
qui fonde et justifie une certaine conduite pratique et peut se formuler en une ou plusieurs propositions »34. C’est
14
Cf. D. L. VII, 91.
Cf. Posid. fr. 164 EK.
16
Cf. Posid. fr. 174 EK.
17
Roskam [2005], p. 54.
18
Cf. Sénèque, Lettre 94, 1.
19
Cf. Cicéron, Off. I, 7 ; III, 5. Sur ce point, voir Kidd [1955], p. 185 ; Hadot [1969], p. 74 ; Dihle [1973], p. 51 ; Sandbach
[1975], p. 47 ; Dyck [1996], p. 3 ; Roskam [2005], pp. 30-2 et 88-90.
20
Cf. Sénèque, Lettre 94, 50-51.
21
Cf. Sénèque, Lettre 95, 6.
22
Cf. Sénèque, Lettre 89, 13. Voir également Sextus Empiricus, Adv. Math. VII, 12 (= SVF I, 356).
23
Roskam [2005], p. 32.
24
Cf. D. L. VII, 160.
25
Cf. Cicéron, Off. I, 6 ; Plutarque, Comm. Not. 1069E (= SVF III, 491).
26
Épictète, E. II, 13, 16-18.
27
Cf. Marc Aurèle, P. II, 1 ; IV, 3 et 26 ; VII, 22, 2 ; VIII, 21, 2 ; XI, 18 ; XII, 7-8 et 26. Sur les κεφάλαια, voir Dalfen [1967],
p. 134 ; Ruthenford [1989], p. 33 et 131 ; Hadot [1997], pp. 75-84.
28
Cf. Marc Aurèle, P. XI, 18, 5.
29
Hadot [1997], p. 75.
30
On pourrait comparer ce processus à celui des tropes chez les sceptiques pyrrhoniens, qui cherchent à obtenir une efficacité
inverse : supprimer les δόγματα pour être heureux.
31
Voir Sénèque, Lettre 94, 26 ; Musonius, D. VI, 44-51.
32
Cf. Marc Aurèle, P. I, 16 ; III, 13 ; V, 1 ; V, 6 ; VI, 48 ; VII, 1 ; VII, 64 ; IX, 42 ; XI, 4 ; XII, 18 ; XII, 24.
33
Cf. Marc Aurèle, P. IV, 3.
34
Hadot [1997], p. 72.
15
2
Causalité et responsabilité chez les stoïciens
O. D’Jeranian
L3S1 Hist. Phil.
2016-17
Doc 10 – L’éducation stoïcienne comme processus d’assomption : progrès moral et engagement
la raison pour laquelle les « dogmes » sont vraisemblablement assimilés dans les Pensées aux principes théoriques
et philosophiques (θεωρήματα)35, en tant que moyens pour bien vivre36, et dont on doit faire usage37. En un sens,
Marc Aurèle est assez proche de Sénèque, qui distinguait pour les rendre complémentaires les préceptes et les
enseignements des dogmes philosophiques38.
Texte 2 : « (trad. Souilhé modifiée) Voilà pourquoi les philosophes recommandent de ne pas se contenter
d’apprendre (μὴ ἀρκεῖσθαι μόνῳ τῷ μαθεῖν), et ajoutent en outre la réflexion et ensuite l’exercice (ἀλλὰ καὶ
μελέτην προσλαμβάνειν, εἶτα ἄσκησιν). Car, à longueur de temps nous avons acquis l’habitude d’une manière
opposée à l’enseignement reçu, et les suppositions dont nous nous servons dans la pratique sont contraires aux
droites opinions (πολλῷ γὰρ χρόνῳ τὰ ἐναντία ποιεῖν εἰθίσμεθα καὶ τὰς ὑπολήψεις τὰς ἐναντίας ταῖς
ὀρθαῖς χρηστικὰς ἔχομεν). Si donc nous ne mettons pas en œuvre celles qui sont droites (ἂν οὖν μὴ καὶ τὰς
ὀρθὰς χρηστικὰς ποιήσωμεν), nous ne serons rien de plus que des commentateurs des opinions des autres
(οὐδὲν ἄλλο <ἢ> ἐξηγηταὶ ἐσόμεθα ἀλλοτρίων δογμάτων). Qui donc à présent, de ceux qui sont parmi nous,
n’est capable de disserter sur les biens et les maux (ἄρτι γὰρ τίς ἡμῶνοὐ δύναται τεχνολογῆσαι περὶ ἀγαθῶν
καὶ κακῶν) ? Par exemple : certaines choses sont bonnes, d’autres mauvaises, d’autres indifférentes. Sont bonnes :
les vertus les actions qui participent des vertus ; mauvaises, leur contraire ; indifférentes : la richesse, la santé, la
réputation. Puis, tandis que nous parlons, s’il survient un bruit un peu fort, ou si l’un des assistants se met à rire de
nous, nous voilà décontenancés. Où sont donc, philosophe, ces beaux principes que tu expliquais ? Ton explication,
d’où la tirais-tu ? De tes lèvres, et c’est tout. Pourquoi donc gâcher des ressources qui ne sont pas à toi (τί οὖν
ἀλλότρια βοηθήματα μολύνεις) ? Pourquoi jouer avec des matières de la plus haute importance (τίκυβεύεις
περὶ τὰ μέγιστα) ? Autre chose, en effet, est de mettre en réserve dans un cellier des pains et du vin, autre chose
est de manger. Ce qui est mangé est digéré, distribué à travers le corps ; c’est devenu nerfs, chair, os, sang, teint
florissant, saine respiration. Ce qui est en réserve (τὰ ἀποκείμενα), tu peux facilement l’avoir sous la main et le
montrer quand tu veux (ὅταν μὲν θελήσῃς ἐκ προχείρου λαβὼν δεῖξαι δύνασαι), mais tu n’en retires aucun
profit (ἀπ' αὐτῶν δέ σοι ὄφελος οὐδὲν), sauf celui d’avoir la réputation de le posséder (εἰ μὴ μέχρι τοῦ δοκεῖν
ὅτι ἔχεις). Quelle différence y a-t-il, en effet, entre commenter ces enseignements ou ceux des écoles aux opinions
divergentes ? »39
Texte 3 : « (trad. Souilhé) Mais toi, tu te préoccupes d’acquérir la capacité de démontrer (ἀλλὰ σὺ μελετᾷς
ἀποδεικνύειν δύνασθαι) – quoi ? Tu te préoccupes de ne pas te laisser ébranler par les sophismes. Ébranler
d’où ? Commence par me montrer ce que tu gardes, ce que tu mesures, ce que tu pèses (δεῖξόν μοι πρῶτον, τί
τηρεῖς, τί μετρεῖς ἢ τί ἱστάνεις). Ensuite, montre-moi de même ta balance ou ta mesure (ἐπιδείκνυε τὸν ζυγὸν
ἢ τὸν μέδιμνον). Ou jusqu’à quand mesureras-tu de la cendre ? Ce que tu dois démontrer (σε ἀποδεικνύειν δεῖ),
n’est-ce pas ce qui fait le bonheur des hommes, ce qui fait prospérer pour eux les affaires à leur gré, ce qui les
empêche de blâmer personne, d’accuser personne, les incline à se soumettre au gouvernement de l’univers ?
Montre-moi cela (ταῦτά μοι δείκνυε). – Voilà, je le montre, dit-il, je vais t’analyser des syllogismes. – Cela, c’est
l’instrument de mesure (τὸ μετροῦν), esclave, mais ce n’est pas ce que l’on mesure (τὸ μετρούμενον) ! Voilà
pourquoi tu subis à présent la peine de tes négligences : tu trembles, tu ne dors pas, tu prends conseil de tout le
monde, et si tes résolutions ne doivent pas plaire à tous, tu crois que tes résolutions ne valent rien. »40
35
Sur les « dogmes » du sage et leur inapplicabilité pour les besoins de la vie humaine, voir la critique anti-stoïcienne de
Plutarque, De Stoic. Rep. 1034B (= SVF III, 698) : « ὁμολογεῖ [i.e. Chrysippe] τοὺς λόγους αὐτῶν ἀνεξόδους εἶναι καὶ
ἀπολιτεύτους καὶ τὰ δόγματα ταῖς χρείαις ἀνάρμοστα καὶ ταῖς πράξεσιν. »
36
Cf. Marc Aurèle, P. XI, 5 : « En quoi consiste ton métier (Τίς σου ἡ τέχνη) ? À être un homme de bien. Mais comment y
arriver autrement qu’au moyen de principes théoriques (ἐκ θεωρημάτων) relatifs, les uns, à la nature de l’univers, les autres
à la constitution propre de l’homme ? » P. II, 3 (« ταῦτά σοι ἀρκείτω·ἀεὶ δόγματα ἔστω ») ; P. III, 13 (« τὰ δόγματα σὺ
ἕτοιμα ἔχε » ), où les dogmes sont comparés où instruments du médecin. On trouve un parallèle chez Ammonius, In Aristot.
Anal. pr. p. 9, 1 Wal. (= SVF II, 49) : « οἷον ὁ ἰατρὸς οὐ προηγουμένως περὶ τὴν συλλογιστικὴν μέθοδον σπουδάζει,
οὐδὲ εἴποις μέρος ἢ μόριον ἰατρικῆς εἶναι αὐτήν, ἀλλ' ὅσον ἐστὶν αὐτῷ χρήσιμον πρὸς ἀπόδειξιν τῶν ἰατρικῶν
θεωρημάτων, τοσοῦτον παραλαμβάνει παρὰ τοῦ διαλεκτικοῦ ὡς ὄργανον· ὁ δὲ φιλόσοφος ἐπιστήμων ἐστὶν ὡς ἔνι
μάλιστα τῆς τοιαύτης μεθόδου. »
37
Cf. Marc Aurèle, P. XII, 9 : « ἐν τῇ τῶν δογμάτων χρήςει » (où l’on compare les dogmes aux épées des gladiateurs) ; et
IV, 49 (« χρῆσθαι τῷ δόγματι· ὅτι οὐχὶ τοῦτο ἀτύχημα, ἀλλὰ τὸ φέρειν αὐτὸ γενναίως εὐτύχημα »), qui fait suite à une
citation d’Épictète (= fr. 38b).
38
C’est notamment l’opinion de Gourinat [2009], p. 195. Voir aussi Monteils-Laeng [2014], pp. 462-3.
39
Épictète, E. II, 9, 13-19.
40
Épictète, E. III, 26, 16-20.
3
Causalité et responsabilité chez les stoïciens
O. D’Jeranian
L3S1 Hist. Phil.
2016-17
Doc 10 – L’éducation stoïcienne comme processus d’assomption : progrès moral et engagement
Texte 4 : « (trad. Souilhé modifiée) – Quoi donc ! Socrate n’a-t-il pas écrit ? – Et qui donc a écrit autant que lui ?
Mais comment ? Ne pouvant toujours avoir à ses côtés quelqu’un qui mît à l’épreuve de la critique ses opinions
(ἀεὶ τὸν ἐλέγχοντα αὐτοῦ τὰ δόγματα), ou qui pût, à son tour, subir la critique (ἐλεγχθησόμενον ἐν τῷ μέρει),
il se critiquait lui-même et s’examinait (αὐτὸς ἑαυτὸν ἤλεγχεν καὶ ἐξήταζεν), et il ne cessait de mettre en
discussion d’une manière pratique quelqu’une de ses notions premières (ἀεὶ μίαν γέ τινα πρόληψιν ἐγύμναζεν
χρηστικῶς). Voilà ce qu’écrit le philosophe. Quant aux belles phrases, la méthode (ἡ ὁδός) que je prône les laisse
à d’autres, aux gens stupides ou aux gens heureux, à ceux qui ont du loisir, grâce à leur vie tranquille (τοῖς σχολὴν
ἄγουσιν ὑπὸ ἀταραξίας), ou à ceux qui dans leur folie n’ont aucun égard aux conséquences. »41
Le progressant qui est « sorti de l’école » (ἐκ σχολῆς ἐληλυθότος) démontre une attitude
responsable en fonction des circonstances qui se présentent à lui42, et non sa capacité à faire des
syllogismes ou de belles lectures :
Texte 5 : « (trad. Souilhé modifiée) Et maintenant, quand les circonstances t’appelleront, iras-tu exhiber tes belles
compositions, en faire la lecture et t’en prévaloir ? ‘Vois comment je sais composer des dialogues’. – Non,
monsieur, mais voici plutôt ce dont tu te prévaudras : ‘Vois comment mes désirs se réalisent infailliblement, vois
comment mes aversions ne sont jamais pour moi une cause de chute. Apporte-moi la mort et tu verras ; apportemoi les peines, apporte-moi la prison, apporte-moi le mépris, apporte-moi la condamnation.’ Voilà quelle est la
démonstration produite par un jeune homme sorti de l’école (αὕτη ἐπίδειξις νέου ἐκ σχολῆς ἐληλυθότος). »43
L’école d’Épictète : le stoïcisme comme engagement philosophique
L’école est considérée par Épictète, d’une part, comme le lieu où l’on apprend l’« ἱστορία » des doctrines
philosophiques44. Mais on pourrait ajouter que l’« école » est, d’autre part – et avant d’être pensée comme une
« institution »45 –, aussi le nom d’une « activité » (le loisir) qui qualifie l’activité philosophique depuis Platon au
moins et qui est l’objet d’une polémique entre partisans des différentes sectes46. La position épictétéenne est
41
Épictète, E. II, 1, 32-33.
Cf. Épictète, E. I, 30, 5 : « ὄψειτί ἐστι νέος μεμελετηκὼς ἃ δεῖ ἐν ἀνθρώποις ἀμελετήτοις ». On se souviendra
d’Aggripinus, qui faisait un éloge de tous les malheurs qui lui arrivaient (= Epic. fr. 21).
43
Épictète, E. II, 1, 34-36.
44
Cf. Épictète, E. II, 21, 10.
45
Il faut au moins attendre l’an 176 apr. J.-C. et l’institution, par Marc Aurèle, de quatre chaires de philosophie correspondant
aux quatre traditions philosophiques majeures, qui parachèvera l’œuvre d’Antonin qui avait déjà mis en place des chaires de
rhétorique et de philosophie dans chaque province de l’Empire (cf. Histoire Auguste, Antoninus Pius, XI, 3). Pour un point sur
cette question, voir Dorandi [1999], pp. 54-62. Sur la question de savoir s’il existe une institution scolaire mégarique, voir
Döring [1972], pp. 94-96 ; Cambiano [1977], pp. 25-53. Voir également Mitsis [2007], p. 472. Wilamowitz-Moellendorff
[1881] soutenait pour sa part que les écoles empruntèrent la forme juridique des thiases des Muses, jouissant d’un statut officiel
et de fonds publics. Cette thèse est partagée par Poland [1909] ; Marrou [1948], p. 308 ; Ferguson [1911], p. 61 et 105 ; Düring
[1957], p. 360 ; Brink, [1940], col. 906 ; Field, [1930] pp. 30-48 ; Pfeiffer [1968] ; Chroust [1967], p. 35 ; Guthrie [1969], p.
374 ; Boyancé [1937]. Cette thèse a fait l’objet d’une première critique par Gomperz [1901], p. 1-11 ; puis par Lynch [1972],
qui considère les institutions philosophiques de l’époque hellénistique comme des « associations de libre droit » (pp. 117-8) ;
Wehrli, [1976], pp. 129-130, développe les arguments de Lynch. Pour un panorama complet de la discussion jusqu’à 1986,
voir Isnardi Parente, [1988]. C. Natali [1991] les considère davantage comme des associations pour le culte funèbre. Pour
l’Histoire du Portique (PHerc. 1018), voir Traversa [1952] et Dorandi [1994]. Pour l’Histoire de l’Académie (PHerc. 1021,
164), voir Mekler [1958] ; Gaiser [1988] ; Billot [1989] ; Dorandi [1991]. Pour l’Histoire du Jardin (PHerc. 1780), voir
Tepedino Guerra [1980]. Pour l’Histoire de Socrate et de son école voir Baldassarri [1976], pp. 77-80 ; Giuliano[2001].
46
Au cœur du débat qui opposa les partisans des différentes « écoles », on retrouve la vieille controverse sur l’idéal de vie
philosophique entre les sectes de l’époque hellénique (Académie et Lycée) et celles, plus tardives, de l’époque
hellénistique (Jardin et Portique). Si Socrate est bien l’inventeur du genre « éthique » et de la recherche morale en philosophie
(D. L. I, 14, 18), Platon, son élève, définissait la supériorité de son activité par son inutilité foncière. Cf. Théétète, 174a-175c,
et aussi 172c, 175d-176a. Dans ce dialogue, c’est encore le loisir qui permet à Socrate de « reprendre une nouvelle fois l’examen
» (154e et 172c) – sur la vie scolastique comme proprement philosophique, cf. Politique 263b. Quant à Aristote, qui s’inspira
de lui, il considérait la philosophie comme une activité libre, « reine des sciences » (Métaphysique A. 2, 982b5) faisant de la
« vie de loisir » (βίος σχολαστικός, cf. Aristote, Ethique à Nicomaque 1177b21-22 et D. L. V, 37) le propre de l’homme libre
dans la mesure où elle est à elle-même, et comme ce dernier, sa propre fin (Mét. A. 2, 981b20-24 et 982b25 ; cf. EN 1176b7).
Le Théétète le soulignait déjà : si le loisir et la paix caractérisent l’activité philosophique (Théét. 172c), c’est parce qu’ils sont
42
4
Causalité et responsabilité chez les stoïciens
O. D’Jeranian
L3S1 Hist. Phil.
2016-17
Doc 10 – L’éducation stoïcienne comme processus d’assomption : progrès moral et engagement
développée à l’occasion d’une bataille menée sur deux fronts. D’un côté, contre les académiciens, d’un autre,
contre ceux qui se donnent l’apparence du philosophe (les pseudo-cyniques). Aux premiers, qui font du loisir, de
l’étude des raisonnements et de la contemplation le fin mot de la praxis philosophique, Épictète répond qu’il y a
une différence entre se consacrer à l’étude des controverses philosophiques (avec les académiciens), activité qui
nécessite du loisir et qui est réservée aux experts, et le fait pour le débutant de se consacrer urgemment à sa
préparation47. Pour les débutants, l’école ne doit pas être un « passe-temps » (διατριβή)48, mais un lieu
d’entraînement semblable à un gymnase, qui prépare au combat49. Réapparaît ici la vieille controverse entre
stoïciens et académiciens50, dans laquelle Épictète prend position de façon plutôt originale. On rappellera que
Zénon faisait payer ses conférences pour écarter les gêneurs, cherchant peut-être également à écarter les indiscrets,
les gueux et les philosophes amateurs qui gênaient sa promenade sous le Portique51.
Texte 6 : « (trad. Souilhé) Socrate, lui, que dit-il ? ‘De même qu’un autre se réjouit de rendre meilleur son champ,
un autre, son cheval, de même moi, je me réjouis chaque jour en me rendant compte que je deviens meilleur52.’ –
Meilleur en quoi ? Serait-ce dans l’art de débiter de belles phrases (λεξείδια) ? – Homme, ne dis pas de bêtises !
– Serait-ce dans l’art d’énoncer de beaux principes (θεωρημάτια) ? – Qu’est-ce que tu me chantes là ? – En vérité,
je ne vois pas à quelle autre occupation peuvent s’adonner les philosophes (περὶ ὃ ἀσχολοῦνται οἱ φιλόσοφοι).
– N’est-ce rien, selon toi, de ne jamais critiquer personne, Dieu ou homme ? de ne blâmer personne ? d’avoir
toujours le même visage en sortant et en entrant ? Voilà ce que savait Socrate et, néanmoins, il ne disait jamais
qu’il connaissait ou enseignait quoi que ce fût. Mais si quelqu’un réclamait de belles phrases ou de beaux principes,
il le renvoyait à Protagoras, à Hippias, tout comme, si on était venu chercher des légumes, il aurait renvoyé au
jardinier. Qui donc parmi vous conçoit ce dessein ? Car, si vous l’aviez, vous subiriez volontiers la maladie, la
faim et la mort. Si quelqu’un d’entre vous a aimé une belle jeune fille, il sait que je dis vrai. »53
Texte 7 : « (nous traduisons) (1) J’ai entendu Favorinus dire que le philosophe Épictète soutenait que la plupart
des gens ayant l’air de philosopher sont philosophes « ἄνευ τοῦ πράττειν, μέχρι τοῦ λέγειν » [c'est-à-dire « sauf
pour agir, juste pour parler »]. (2) Ce dernier avait l’habitude d’utiliser une formule plus violente encore,
retranscrite dans les livres rédigés par Arrien sur ses entretiens. (3) Quand, dit Arrien, Épictète remarquait chez un
homme une pudeur perdue, un zèle malséant, des mœurs dépravées, de la témérité, un langage outrecuidant et un
soin pour toute chose excepté son âme ; quand il voyait, poursuit Arrien, un homme de cette espèce toucher aux
études philosophiques, aborder la physique, s’exercer à la dialectique en interrogeant et en cherchant à connaître
les nombreuses espèces de propositions appartenant à cette discipline, alors il invoquait tout haut l’aide des dieux
et des hommes, et, le plus souvent par des cris, invectivait ce dernier en s’exprimant en ces termes : « Homme, où
mets-tu ces choses ? Regarde si le réceptacle a bien été nettoyé (σκέψαι, εἰ κεκάθαρται τὸ ἀγγεῖον) ! Car si tu
les mets là où il y a présomption54, elles disparaissent (ἂν γὰρ εἰς τὴν οἴησιν αὐτὰ βάλ[λ]ῃς, ἀπώλετο) ! Et si
elles pourrissent, elles se changent en urine, en vinaigre, ou pire encore ! » (4) Incontestablement, rien n’est plus
grave, ni plus vrai : par là, ce très grand philosophe montrait que les écrits et les doctrines philosophiques, lorsqu’ils
sont déversés à l’intérieur d’un homme vil et vulgaire, changent, se transforment et se corrompent comme si on
les mettait dans un réceptacle plein de crasse et de saletés, et, comme lui-même le disait « κυνικώτερον » [de
manière très cynique], deviennent urine ou quelque chose de plus immonde encore. (5) Le même Épictète, comme
je le tiens encore de Favorinus, avait l’habitude de dire que les deux vices de loin les plus graves et les plus
répugnants sont l’incapacité à supporter et celle de renoncer aux plaisirs : quand nous ne tolérons ni ne supportons
les offenses, lesquelles sont supportables, ou quand nous ne nous abstenons pas des choses et des voluptés dont il
avant tout opposés à l’urgence et à la violence (Théét. 175d-176a) de la rhétorique judiciaire, asservissant l’homme des
tribunaux dans « un esclavage qui dure depuis l’enfance » (Théét. 173a5). Contre cette tradition, épicuriens et stoïciens
placèrent l’éthique au premier rang des préoccupations de l’individu, annonçant l’âge d’or des écoles hellénistiques. Pour eux,
l’activité philosophique impliquait, au contraire d’un divertissement contredisant la conception utilitariste de l’éducation
défendue par les sophistes, un réel parcours de formation technique destiné à l’application quotidienne de préceptes en accord
avec les doctrines développées et argumentées au sein des « écoles ».
47
Cf. Épictète, E. I, 27, 15-21.
48
Voir, Manuel LII : « ἐν γὰρ τῷ τρίτῳ τόπῳ διατρίβομεν καὶ περὶ ἐκεῖνόν ἐστιν ἡμῖν ἡ πᾶσα σπουδή· »
49
Cf. Épictète, E. IV, 4, 30-32. Voir aussi E. I, 29, 34 (passage total § § 33-43) ; II, 1, 36 (apporte-moi la mort et vois !)
50
Pour une discussion autour du débat entre académiciens et stoïciens, voir Bénatouïl [2007].
51
Cf. D. L. VII, 14, 16 et 22. Idem pour Chrysippe, cf. Plutarque, De Stoic. Rep. 1043E-1044A et 1047E.
52
Xénophon, Mémorables I, 6, 8 sq.
53
Épictète, E. III, 5, 14-19.
54
Sur la présomption (οἴησις) comme mauvaise application (par ajout) de la prénotion (πρόληψις), voir E. II 11, 6-18 ; et sur
son rejet comme premier objectif de celui qui se lance dans la philosophie, voir E. II 17, 1 et 39.
5
Causalité et responsabilité chez les stoïciens
O. D’Jeranian
L3S1 Hist. Phil.
2016-17
Doc 10 – L’éducation stoïcienne comme processus d’assomption : progrès moral et engagement
faut nous garder. Aussi, disait-il, si un homme garde bien en tête ces deux mots – les deux mots dont il parle sont
« ἀνέχου » et « ἀπέχου » [c’est-à-dire « supporte » et « abstiens-toi »] –, et s’il prend soin de les observer en
restant attentif, alors il ne commettra presque aucune faute et vivra très calmement. » 55
Texte 8 : « (trad. Souilhé modifiée) Et puis on dit : ‘Personne ne retire aucun profit de l’école (οὐδεὶς ὠφελεῖται
ἐκ τῆς σχολῆς)’. Mais qui donc vient à l’école, qui, je vous le demande, pour obtenir sa guérison ? Qui vient pour
soumettre ses opinions (παρέξων αὑτοῦ τὰ δόγματα ἐκκαθαρθησόμενα) et les faire rectifier ? Qui vient y
prendre pleine conscience (συναισθησόμενος) de ce dont il a besoin ? Pourquoi donc vous étonner si ces opinions
que vous apportez à l’école, vous les remportez de nouveau ? Vous n’êtes pas venus, en effet, pour les déposer ou
pour les corriger ou pour en changer (οὐ γὰρ ὡς ἀποθησόμενοι ἢ ἐπανορθώσοντες ἢ ἄλλ' ἀντ' αὐτῶν
ληψόμενοι ἔρχεσθε). […] Et puis vous dites : ‘Inutiles les principes ! (ἄχρηστα τὰ θεωρήματα)’ A qui ? A
ceux qui ne s’en servent pas comme il faut (τοῖς οὐχ ὡς δεῖ χρωμένοις). Car les collyres ne sont pas inutiles à
ceux qui savent s’en frotter les yeux comme et quand il faut (ὅτε δεῖ καὶ ὡς δεῖ), les cataplasmes ne sont pas
inutiles, les haltères ne sont pas inutiles, mais il y en a pour qui ils sont inutiles (ἀλλὰ τισὶν ἄχρηστοι, τισὶν πάλιν
χρήσιμοι). Il y en a, au contraire, pour qui ils sont utiles. Si maintenant tu demandes : ‘les syllogismes sont-ils
utiles (χρήσιμοί εἰσιν οἱ συλλογισμοί) ?’, je te répondrai qu’ils sont utiles, et si tu veux, je te démontrerai
comment. – Mais à moi, de quelle utilité m’ont-ils été ? – Homme, tu ne me demandais pas, n’est-il pas vrai, s’ils
te sont utiles à toi, mais s’ils sont utiles en général (εἰ σοὶ χρήσιμοι, ἀλλὰ καθόλου) ? Que le malade atteint de
dysenterie me demande si le vinaigre est utile, je lui dirai qu’il l’est. – Mais à moi, est-il utile ? – Je répondrai :
non. Cherche d’abord à arrêter ton humeur, à cicatriser ton abcès. Et vous aussi, messieurs, guérissez d’abord vos
blessures, arrêtez le flux de vos humeurs, calmez votre esprit (ἠρεμήσατε τῇ διανοίᾳ), apportez-le à l’école libéré
de toute distraction (ἀπερίσπαστον αὐτὴν ἐνέγκατε εἰς τὴν σχολήν), et vous saurez quelle force possède la
raison !»56
Texte 9 : « (trad. Cattin) Il en est ainsi qui, pour avoir regardé un philosophe et entendu quelqu’un parler comme
Euphrate […], veulent à leur tour aussi philosopher. Homme ! examine d’abord quelle est l’affaire (πρῶτον
ἐπίσκεψαι, ὁποῖόν ἐστι τὸ πρᾶγμα) ; puis cherche à connaître aussi ta propre nature (εἶτα καὶ τὴν σεαυτοῦ
φύσιν κατάμαθε), pour voir si tu es de taille à l’assumer (εἰ δύνασαι βαστάσαι). Tu veux concourir au pentathle
ou à la lutte ? Regarde tes bras, tes cuisses, sonde tes reins. L’un, en effet, est naturellement disposé pour une
certaine tâche, l’autre pour une autre. Penses-tu qu’en pratiquant la philosophie tu peux manger en philosophe,
boire en philosophe, désirer comme un philosophe, être contrarié comme un philosophe ? Il faut rester éveillé,
peiner, quitter ses intérêts privés, endurer le mépris d’un jeune esclave, la moquerie des premiers venus, être
inférieur en tout, dans l’honneur, dans le pouvoir, dans les procès, dans la moindre affaire. Examine tout cela. Si
tu veux l’échanger contre l’impassibilité, la liberté, l’ataraxie ; si ce n’est pas le cas, ne t’avance pas. Ne sois pas,
comme les enfants, aujourd’hui philosophe, demain publicain, puis rhéteur, puis procurateur de César. Tout cela
ne s’accorde pas. Tu as à être un seul homme – ou bon, ou mauvais (ἕνα σε δεῖ ἄνθρωπον ἢ ἀγαθὸν ἢ κακὸν
εἶναι) ; il te faut cultiver ou la partie maîtresse qui t’es propre (ἢ τὸ ἡγεμονικόν σε δεῖ ἐξεργάζεσθαι τὸ
σαυτοῦ), ou le dehors (τὸ ἐκτὸς), appliquer ton art ou bien aux choses intérieures (περὶ τὰ ἔσω φιλοτεχνεῖν),
ou bien aux choses extérieures (ἢ περὶ τὰ ἔξω) ; c’est-à-dire tenir le rang d’un philosophe, ou d’un profane (τοῦτ'
ἔστιν ἢ φιλοσόφου τάξιν ἐπέχειν ἢ ἰδιώτου). »57
Texte 10 : « (trad. Souilhé) Rien de grand ne se produit de façon subite, puisque même la grappe de raisin ou la
figue ne le font pas. Si tu me disais maintenant : ‘Je veux une figue’, je te répondrais : il faut du temps. Laisse
d’abord venir les fleurs, puis naître le fruit, et enfin laisse-le mûrir. Et quand le fruit du figuier n’arrive pas
subitement et en une heure à son point de maturité, tu voudrais recueillir le fruit d’une volonté humaine (γνώμης
δ' ἀνθρώπου) si vite et si facilement (εὐκόλως) ? Même si je te le disais, n’y compte pas. »58
55
Aulu Gelle, Nuits Attiques, XVII, 19.
Épictète, E. II, 21, 15-17, 20-22.
57
Épictète, M. XXIX, 4-7 (parallèle en E. III, 23, 1-3).
58
Épictète, E. I, 15, 7-8.
56
6
Téléchargement