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Stratégie thérapeutique de la douleur aiguë
par Louis Brasseur*, Christophe Denantes**
* Centre d'évaluation et de traitement de la douleur, hôpital Ambroise-Paré, 92100 BoulogneBillancourt.
** Département d'Anesthésie Réanimation, hôpital Avicenne, 93009 Bobigny.
1. La douleur aiguë
La douleur aiguë correspond habituellement à une lésion tissulaire. C'est un
symptôme qui a un rôle d'alarme, faisant percevoir à l'individu qu'une menace
potentielle existe pour lui. Pour un médecin, cependant, sa valeur diagnostique est
inconstante. Des substances algogènes (susceptibles de provoquer la douleur),
libérées par la pathologie causale, stimulent les terminaisons nerveuses : le message
est transmis par les nerfs périphériques vers la moelle épinière puis vers des zones
spécifiques du cerveau. Ces messages douloureux sont source de réflexes : certains
sont utiles comme retirer sa main d'une source brûlante, d'autres délétères comme
les réactions sympathiques ou endocrines en rapport avec le stress.
La survenue de la douleur est tout à fait imprévisible : ainsi en postopératoire,
environ un tiers des malades ont des douleurs sévères ou très sévères alors qu'un
tiers ne se plaignent pratiquement pas, et ceci quel que soit le type de chirurgie. Il ne
faut donc pas hésiter, chez tout malade confronté à une situation potentiellement
douloureuse, à lui demander s'il souffre.
1. Les causes
Il existe de nombreuses causes de douleurs aiguës (tableau n° 1).
La douleur aiguë s'atténue habituellement d'elle-même si la cause est supprimée:
ceci a été un argument avancé par certains pour ne pas la traiter. Pourtant, négliger
la douleur est responsable de troubles plus ou moins importants (cf. ci-dessous) et
peut parfois être à l'origine d'un syndrome douloureux chronique. Parfois, la douleur
aiguë est l'exacerbation de phénomènes chroniques (paroxysmes douloureux chez
un malade cancéreux par exemple) ou est récurrente (drépanocytose).
Comme il s'agit d'un symptôme, il est préférable de ne la traiter que si sa cause
est connue ou en tout cas après s'être donné les moyens d'en préciser la
nature.
2. Évaluation de la douleur
La perception de l'intensité de la douleur est éminemment variable d'un individu à
l'autre, ce qui peut expliquer des réponses très différentes aux traitements. C'est
ainsi que des taux plasmatiques identiques d'un morphinique permettront une
analgésie satisfaisante chez un malade mais insuffisante chez un autre. Par ailleurs,
la perception de la douleur met en jeu d'autres facteurs, qui peuvent être
psychologiques (importance de l'anxiété, de la peur, de la dépression) (figure n° 1),
culturels, génétiques. Il faut bien se garder de porter des jugements de valeur
hâtifs devant un patient se plaignant de douleurs très vives, mais plutôt lui faire
comprendre qu'on croit ce qu'il dit et apprécier ce que
Tableau n° 1. Quelques exemples de douleurs aiguës
Causes chirurgicales
Causes médicales
Traumatologie
Urgences chirurgicales
Douleurs postopératoires
Douleurs thoraciques (infarctus, embolies pulmonaires, péricardite ...)
Douleurs abdominales (colique hépatique, colique néphrétique, ulcère ...)
Zona aigu
Drépanocytose
Atteintes rhumatologiques (arthrites ...)
Névralgies
cette douleur signifie pour lui (maladie associée à des difficultés familiales, à une
peur de l'avenir ... ) : ceci n'empêche pas le médecin d'analyser les dires du malade
et de les confronter aux données " objectives " de l'examen.
On voit poindre en filigrane l'importance de l'évaluation. Cette dernière doit être
initiale bien sûr, mais également répétée dans le temps, de manière, entre autres, à
apprécier le bénéfice de l'action thérapeutique entreprise. Un certain nombre de
points sont alors à considérer :
- la ou les localisation(s) ;
- l'existence d'une douleur projetée (par exemple douleur au niveau du bras gauche
contemporaine d'un infarctus du myocarde),
- la nature de cette douleur : par exemple, si elle est localisée dans un territoire bien
déterminé, on pourra évoquer une irritation nerveuse, alors que, si elle touche un
territoire vaste, mal défini, on envisagera plutôt une exacerbation anxieuse. Une
douleur pulsatile, battante, à type d'élancement fait envisager une cause
inflammatoire, alors qu'une douleur en éclair fait évoquer une atteinte nerveuse. Une
douleur à type de crampe ou de colique fait évoquer une douleur viscérale alors que,
si elle est lancinante, on la rattachera plutôt aux éléments somatiques, muscles ou
peau;
- l'intensité : pour ce dernier point, il est souhaitable d'utiliser des échelles qui
permettent de la quantifier. Par exemple, on demandera au malade de lui attribuer
un chiffre allant de zéro à dix, zéro correspondant à l'absence de douleur et dix
correspondant à la douleur la plus atroce qu'il puisse imaginer. Parfois ces scores de
douleur varient énormément dans le temps, d'où la nécessité d'évaluations
rapprochées ;
- l'existence de signes généraux : tachycardie, augmentation de la tension artérielle
et de la fréquence respiratoire, sueurs, vomissements, pâleur...
Figure n° 1. Relation de la douleur aiguë avec d'autres composantes du stress.
3. Conséquences
Il faut avoir en tête que la douleur peut avoir des conséquences néfastes pour un
malade.
Ainsi, il existe des complications :
- pulmonaires : la douleur va gêner la toux, favorisant la survenue d'atélectasies et
l'apparition d'une hypoxie ;
- cardiovasculaires : l'hyperactivité est sympathique, responsable d'une augmentation
de la fréquence cardiaque et de la tension artérielle ainsi que du travail cardiaque ;
- digestives : l'hyperfonctionnement sympathique augmente les sécrétions
intestinales et le tonus des sphincters, et diminue la mobilité gastrique pouvant être
responsable d'une stase gastrique et intestinale. Des mécanismes analogues
peuvent être responsables de certaines rétentions d'urines ;
- hormonales, source d'une rétention hydro sodée avec oedème et d'une
hyperglycémie,
- manifestations psychiatriques : agitations, délires, troubles du sommeil, troubles
psychotiques, agressivité ;
- thromboemboliques : la diminution de la mobilité favorise la stase veineuse,
l'agrégation plaquettaire, la thrombose profonde et l'embolie pulmonaire.
Il. Stratégie thérapeutique
De nombreuses options thérapeutiques existent : il faut, bien sûr, aller des plus
simples aux plus sophistiquées, mais toujours envisager le traitement de la cause
chaque fois que possible.
Globalement, l'approche pharmacologique par voie parentérale est la plus classique,
mais il ne faut pas oublier dans certaines situations l'approche anesthésique avec les
blocs nerveux et les approches psychologiques (relaxation, imagerie).
1. Approche pharmacologique
Pour ce qui est des médicaments, on a recours, seuls ou en association, aux
antalgiques non morphiniques (paracétamol, aspirine et anti-inflammatoires non
stéroïdiens ou "AINS" et aux morphiniques.
D'autres produits peuvent être
envisagés dans certaines situations : le mélange protoxyde d'azote/oxygène pour
des gestes douloureux (comme des pansements ou une kinésithérapie), la kétamine
pour les pansements chez les brûlés. Les antiépileptiques (carbamazépine ou
Tégrétol® sont proposés pour soulager la composante fulgurante de certaines
névralgies.

Les AINS ont une action antalgique, anti-inflammatoire et antipyrétique ; le
paracétamol que l'on rattache à cette classe de médicaments a peu d'action antiinflammatoire. Les AINS sont responsables d'effets secondaires bien connus :
- digestifs : ulcère, perforation,
- rénaux : possibilité d'une insuffisance rénale aiguë chez un patient hypovolémique,
- allergiques : asthme, diarrhées,
- anti-agrégant plaquettaire pour les salicylés.
Des précautions particulières s'imposent chez l'enfant.
Le paracétamol, dont l'action antalgique peut être moins puissante que celle des
AINS est, lui, responsable de très peu d'effets secondaires si l'on respecte les
posologies et les délais d'administration (500 à 1 000 mg/6 heures chez un adulte).
De toutes les façons, avec les AINS en général, les effets secondaires sont rares si
l'on respecte la posologie, la durée de prescription de deux à cinq jours et les contreindications.

Les morphiniques : ils ne sont pas tous identiques. On les classe en fonction de :
- leur puissance : il est classique d'effectuer une différence entre morphiniques ,
" faibles " et morphiniques " forts ". L'utilisation des premiers est habituellement
limitée par l'apparition d'effets secondaires inacceptables lors de l'augmentation des
doses ; ces médicaments sont donc réservés aux douleurs considérées comme
modérées;
- leur action sur les récepteurs morphiniques (il existe un certain nombre de
récepteurs mu, kappa, sigma, delta) ;
- de la relation dose-effet qui permet d'individualiser quatre classes de produits
(figure n° 2) :
 agonistes qui se lient aux récepteurs qu'ils activent, entraînant une réponse dose
dépendante (exemple la morphine),
 agonistes partiels qui se lient aussi aux récepteurs qu'ils activent mais qui
n'entraînent jamais une réponse maximale malgré l'augmentation des doses (effet
plafond) (exemple la buprénorphine ou Temgésic®),
 les antagonistes qui sont des morphiniques n'ont pas d'action propre mais ils sont
capables de lever l'action d'un agoniste en le déplaçant de son récepteur
(exemple la naloxone ou Narcan®) : il s'agit des produits que l'on utilise dans les
surdosages morphiniques,
Figure n° 2. Courbe dose-réponse des différentes classes de morphiniques.
 les agonistes antagonistes qui agissent en même temps sur des récepteurs
différents, pouvant être agonistes sur un récepteur et antagonistes sur un autre,
leur activité étant partielle ou totale (exemple : la pentazocine ou Fortal®).
Pour ce qui est des agonistes partiels ou des agonistes-antaqonistes, il faut insister
sur le caractère constant de l'effet plafond : cependant l'importance de celui-ci est
variable d'un médicament à l'autre (il semble relativement vite atteint avec la
nalbuphine ou Nubain®, beaucoup moins avec la buprénorphine). Il existe donc un
moment où il est illusoire de vouloir améliorer la qualité de l'analgésie par une
augmentation des doses. La prudence doit toujours exister pour ce qui est des
risques de dépression respiratoire et de dépendance qui, bien que théoriquement
moindre, ne sont pas absents avec ce groupe de produits. Avec la buprénorphine, il
existe une difficulté particulière à antagoniser son action par la naloxone. Enfin, il ne
faut pas faire des associations agoniste-agoniste/antagoniste.
La question essentielle quand on discute des morphiniques est de savoir si la
douleur est sensible à ces médicaments ou si elle est relativement ou
totalement insensible.
Dans le cadre de la douleur aiguë, on est plus fréquemment confronté à des
douleurs sensibles aux morphiniques qui sont classiquement celles qui relèvent d'un
excès de nociception (infarctus du myocarde, brûlure, douleur postopératoire,
traumatologie ... ) : ces douleurs sont classiquement sensibles aux morphiniques.
Cependant, certaines douleurs répondent beaucoup moins bien : c'est le cas des
douleurs dites " neuropathiques " (névralgies ... ) où l'on a recours plus fréquemment
aux antidépresseurs tricycliques, aux anti-épileptiques, aux blocs nerveux
(anesthésiques locaux ± stéroïdes), mais elles ne sont pas une contre-indication
formelle aux morphiniques. C'est le cas aussi des douleurs de spasmes (coliques
néphrétiques, spasmes douloureux en gynécologie, coliques digestives...) pour
lesquels des antispasmodiques, les anti-inflammatoires non stéroïdiens devraient
être prescrits en première intention. Les douleurs musculaires sont plus fréquemment
traitées par les myorelaxants (diazépam ou Valium®). Les céphalées d'une
hypertension intracrânienne sont mieux soulagées par les corticoïdes alors que
l'attaque de migraine est améliorée habituellement par l'acide salicylique et/ou les
dérivés de l'ergot de seigle.
La voie orale n'est sans doute pas la voie idéale d'administration des morphiniques,
du fait d'un délai d'action trop long et d'une biodisponibilité faible. La voie
sublinguale est une solution élégante avec la buprénorphine, le délai d'action étant
relativement court. Mais les voies parentérales (sous-cutanée, intramusculaire,
intraveineuse) sont généralement préférées. Il est souhaitable alors d'effectuer une
"titration" initiale intraveineuse qui permet de donner la quantité la plus faible
permettant d'obtenir un soulagement, ce qui limite également le risque d'effets
secondaires, et en particulier la dépression respiratoire : on administre de façon
répétée des petits bolus de 1 à 2 milligrammes IV toutes les 5 minutes jusqu'à
obtention d'un apaisement de la douleur. La "titration" permet d'avoir également une
idée de la sensibilité aux morphiniques mais malheureusement ne permet pas de
façon précise de prévoir la dose d'entretien. La dose d'entretien doit être administrée
régulièrement en tenant compte des caractéristiques du produit choisi
- ou si on dispose de matériel de perfusion, de façon continue à la seringue
électrique ou en administration autocontrôlée par le malade (« PCA » pour « patientcontrolled analgesia »). La voie spinale permet une analgésie de qualité après
administration d'une dose faible de morphinique : elle est néanmoins sophistiquée et
nécessite une surveillance très particulière et donc rarement utilisée.
2. Approche anesthésique
Les anesthésiques locaux permettent d'obtenir une analgésie en agissant sur la
douleur de fond mais aussi sur celle des paroxysmes : ils sont utilisés au cours des
infiltrations et des blocs nerveux. Avec les produits du groupe « amide » (lidocaïne
ou Xylocaïne®, bupivacaïne ou Marcaïne®) les accidents allergiques sont rares ; par
contre, il faut être vigilant quant aux doses administrées afin de ne pas dépasser les
doses toxiques. Il faut donc toujours faire un test aspiratif avant de les injecter, les
administrer lentement, utiliser éventuellement des solutions avec des
vasoconstricteurs, éviter les doses importantes (8 mg/kg pour la Xylocaïne, 2 mg/kg
pour la bupivacaïne). Les accidents sont neurologiques et/ou cardiaques. Outre les
problèmes propres aux produits, les techniques locorégionales sont susceptibles
aussi de provoquer des complications : il faut donc connaître parfaitement leurs
aspects techniques certes, mais aussi leurs conséquences. Tous ne sont pas
difficiles à réaliser et peuvent être parfois très utiles (bloc intercostal pour des
fractures de côtes par exemple). La durée d'un bloc est limitée dans le temps et il
faut donc ou refaire le bloc ou mettre en place des cathéters.
III. Que peut-on suggérer en pratique ?
- Devant toutes douleurs aiguës, il est important d'en connaître la cause afin de la
traiter - si cela se révèle possible.
- Le traitement symptomatique doit partir de l'analyse de la nature de la douleur
rencontrée et de son intensité : d'où la nécessité d'évaluations régulières.
- Rassurer le patient est une étape importante, car la douleur est responsable d'une
anxiété.
- Traiter une douleur aiguë n'est pas seulement un acte «humanitaire» mais peut
avoir également des répercussions médicales.
- Il est souvent souhaitable d'effectuer des associations médicamenteuses plutôt que
de demander à un représentant d'une seule classe de tout résoudre.
- Traiter est bien : surveiller l'efficacité et détecter de possibles effets secondaires
des traitements est mieux.
Développement et Santé, n° 131, octobre 1997
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