ANALYSE DE LA PROPOSITION DE DIRECTIVE DU PARLEMENT ET DU CONSEIL RELATIVE AUX SERVICES DANS LE MARCHE INTERIEUR ET DE SON IMPACT SUR LES SYSTEMES NATIONAUX DE SANTE. (13 janvier 2004) (résumé) La proposition de directive établit un cadre juridique général qui, sauf dérogation, couvre tous les services fournis aux consommateurs et aux entreprises, à l’exception de services fournis par les autorités publiques sans contrepartie économique dans les domaines social, culturel, éducatif et judiciaire. L’objectif est d’éliminer les obstacles à la liberté d’établissement des prestataires de services et à la libre circulation des services au sein des Etats membres. La directive concerne aussi bien les services fournis par le prestataire qui se déplace (également à titre temporaire), que ceux pour lesquels le destinataire se déplace, ceux où les deux se déplacent, ou les services fournis à distance, via internet. Elle porte sur les services payants ou gratuits pour le destinataire final. Elle inclut explicitement les services prestés dans le domaine de la santé et les services fournis par des professions réglementées, comme la médecine par exemple, dont l’accès est réservé aux personnes qui répondent de qualifications professionnelles spécifiques. Ce faisant, la directive considère les services de santé comme n’importe quel autre service à caractère commercial. La proposition de directive engage les Etats membres à supprimer un grand nombre de procédures d’autorisations et d’exigences, et à limiter le nombre de documents requis. Elle soumet les exigences à l’accès ou l’exercice d’une activité de service, prévues par les législations nationales, à une procédure d’évaluation par les Etats membres et la commission, et, selon le type d’exigence identifié, oblige à supprimer la disposition contraire à la liberté d’établissement, ceci également dans le secteur des soins de santé. Ces conditions et exigences constituent les piliers fondamentaux de la plupart des systèmes nationaux de soins de santé, notamment : - - - - Les limites quantitatives ou territoriales sous forme, notamment, de limites fixées en fonction de la population ou d’une distance géographique minimum entre prestataires (exemple : réglementation sur l’établissement des officines pharmaceutiques, des services de radiothérapie,…) Les exigences qui imposent au prestataire d’être constitué sous une forme juridique particulière, notamment d’être une personne morale, une société personnelle, une entité sans but lucratif ou une société appartenant exclusivement à des personnes physiques (exemple : la loi sur les hôpitaux qui exclut le recours à la notion de profit); Les exigences qui imposent un nombre minimum d’employés (exemple : les normes d’encadrement obligatoires des maisons de repos et de soins, des maisons de repos, des services à domicile, les normes en personnel médical et infirmier par nombre de lits) Les tarifs obligatoires minimum et/ou maximum que doit respecter le prestataire (exemple : les accords tarifaires, la réglementation portant des mesures de limitation des suppléments d’honoraires). 1 La proposition de directive établit en outre le principe de l’application de la loi du pays d’origine. Un prestataire de service est soumis exclusivement à la loi du pays où il est établi, et non à la loi du pays où il fournit le service. Ainsi, un prestataire de soins de santé, légalement installé dans un Etat membre, peut offrir ses services sur le territoire des autres Etats membres, sans devoir se conformer aux réglementations de ces Etats. Les règles nationales de régulation et de programmation ne seraient plus opposables aux prestataires de soins de santé qui fournissent des services ‘trans-frontières ». La proposition de directive appelle en revanche les associations de professionnels à rédiger des codes de conduite à l’échelon européen. Elle lève aussi l’interdiction de communication commerciale pour les professions réglementées. (tout en précisant que ces publicités doivent respecter certaines règles et limites). En conséquence de toutes ces dispositions conjuguées (application de la loi du pays d’origine, limitation/interdiction des conditions d’établissement, d’autorisations et exigences diverses, absence de possibilités de contrôle par l’Etat du lieu où le service est rendu, …), les Etats membres perdent une grande part de leur souveraineté dans la définition des choix fondamentaux portant sur l’organisation des soins de santé, ce qui est en contradiction avec le principe de subsidiarité du traité (art. 152-5 – voir infra). La proposition de directive définit également les conditions de remboursement des coûts par les systèmes de sécurité sociale pour des soins médicaux reçus dans un autre Etat membres. Ses dispositions se fondent sur la jurisprudence développée par la cour de justice européenne. Pour des soins non hospitaliers, fournis dans n’importe quel autre Etat membre, les patients doivent être remboursés par ‘leur’ Etat membre (pays d’affiliation) au tarif minimum prévu pour des soins similaires qui auraient été dispensés sur leur territoire. Pour des soins hospitaliers reçus dans un autre Etat membre, une autorisation préalable peut être requise, mais doit être favorable si ces soins sont normalement pris en charge par l’Etat membre d’affiliation mais ne peuvent y être dispensés au patient dans un délai acceptable sur le plan médical compte tenu de son état actuel de santé et de l’évolution probable de sa maladie. Pourquoi les soins de santé doivent-ils être exclus des dispositions de la directive ? I. Statut de la politique de soins de santé par rapport aux règles du marché intérieur - L’organisation et le financement des systèmes de soins de santé visant à garantir l’accessibilité à des soins de qualité à tous, basés sur des principes et valeurs communément admis d’équité, de solidarité et d’universalité, constituent une des missions centrales des Etats nationaux. En Belgique, cette garantie est assurée au travers d’instruments de politique de santé complémentaires que sont la programmation, la reconnaissance et le financement. Le système des soins de santé est un volet important de la protection sociale, comme le reconnaît la commission elle-même dans de nombreux textes. 2 Ces deux caractéristiques de la politique de soins de santé (responsabilité des Etats en termes de qualité, d’accessibilité pour tous et de viabilité / composante du système de protection sociale) interdisent de placer ces services, par le biais d’une directive horizontale, dans un espace livré purement et simplement aux lois de la concurrence et du commerce sur lequel les Etats n’ont plus de prise pour réguler la qualité ni les dépenses. Les Etats membres ont besoin, pour réaliser leurs objectifs, d’instruments leur permettant de planifier l’offre, de fixer les prix, de réglementer l’accès aux professions de santé, ainsi que l’ouverture ou l’installation de structures de soins, d’éviter la commercialisation de l’offre, etc. Or, ce sont précisément ces instruments que le projet de directive veut supprimer. - II. Le principe du pays d’origine peut mener à une dérégulation et à une privatisation complètes du secteur, permettant aux prestataires de s’établir dans le pays le plus libéral (le moins exigeant) et d’offrir leurs prestations dans tous les Etats membres. L’on ne peut minimiser les risques de délocalisations et de déréglementations. Incompatibilité des dispositions de la directive avec les caractéristiques de fonctionnement propres au secteur des soins de santé - L’organisation des soins de santé est fondée sur des modèles complexes d’interaction et de collaboration étroite entre de nombreux acteurs et des équilibres parfois très subtils. Ces systèmes, qui définissent bien les responsabilités des uns et des autres, ne peuvent pas voir leur équilibre détruit par leur réduction à des offres de services de prestataires individuels sur base d’une législation spécifique prise dans le domaine des services. - Les soins de santé ne sont pas, d’un point de vue économique, un marché comme les autres : - il y a une asymétrie d’information importante entre le prestataire de soins et le client - les mécanismes de fixation des prix sur base de la demande et l’offre ne fonctionnent pas dans ce secteur, parce qu’il y a un tiers qui paie une grande partie de la facture. Le projet ne tient compte que de 2 parties, le prestataire et le patient, et fait abstraction de celui qui finance. Or, les « financeurs » jouent un rôle central dans la définition des prix et le contenu des soins, par le biais de conventions avec l’offre de soins. Des abus importants peuvent se produire si ce secteur n’est pas réglementé strictement - Les normes de qualité sont réduites à la législation sur la coordination (et non l’harmonisation) des qualifications professionnelles. Ceci sera complété par des incitations à « l’autorégulation » » volontaire par les associations de professionnels . - Les Etats nationaux ont la responsabilité, envers leur population, de garantir des soins de haute qualité. Un autre Etat (pays d’origine du prestataire) n’a pas de légitimation pour ce faire, et ne devra pas rendre compte de ses activités de contrôle envers la population d’un autre pays. 3 III. Imprécisions dans les dispositions et les concepts : deux exemples : - Le texte fixe une série de concepts qui ne sont pas clairs ou ne correspondent pas aux systèmes étatiques existants, comme par exemple la définition des « soins hospitaliers » ; ceci induit une confusion qui mènera sans doute à encore plus de recours auprès de la Cour de Justice européenne ; or, il n’est pas souhaitable que cet organe empiète davantage sur les compétences des Etats. - La directive ne remplit pas sa mission pourtant proclamée de clarification sur certains points concernant la question des remboursements (exemple : quid des services fournis par des prestataires établis dans un autre Etat membre, sur le territoire d’un Etat pour des patients affiliés à la protection sociale de cet Etat ?) ; celui-ci trouverait en tout état de cause mieux sa place dans le règlement de coordination des systèmes de sécurité sociale. Contradictions de certaines dispositions de la directive avec d’autres politiques et dispositifs européens IV. - La perte de maîtrise quasi totale des Etats en matière de politique de santé conséquente aux dispositions de la directive, est en contradiction avec l’article 152-5 du traité qui consacre le principe de subsidiarité dans le domaine de la santé publique (« l’action de la communauté dans le domaine de la santé publique respecte pleinement les responsabilités des Etats membres en matière d’organisation et de fourniture des services de santé et de soins médicaux »). - l’art 50 du Traité dit que « le prestataire peut, pour l’exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans le pays où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ces propres ressortissants. ». Le projet de directive va complètement à l’encontre de ce principe. - L’inclusion des services de santé dans une logique purement marchande conditionnera par ailleurs la position de l’Europe lors de négociations futures dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce, et déforcera la thèse de la spécificité des règles qui régissent l’organisation des soins de santé. V. Position de la directive par rapport aux processus européens de coopération dans le domaine des soins de santé - Le Rapport du Processus de réflexion à haut niveau sur la mobilité des patients et l’évolution des soins de santé dans l’U.E du 9 Décembre 2003 invite la Commission à examiner comment la sécurité juridique pourrait être renforcée ensuite des arrêts de la Cour de Justice Européenne.1 La Commission avait annoncé une Communication pour le printemps pour répondre aux Recommandations de ce Processus. Le projet de Directive crée plus d’incertitude juridique dans le secteur des soins de santé qu’elle n’en résout, et est prématurée par rapport aux développements attendus dans ce secteur. 1 European Commission, Health and Consumer Protection Directorate-General, High Level Process on Patient Mobility and Healthcare developments in the European Union, Outcome of the reflection process, 9/12/2003, ref HLPR/2003/16. http://europa.eu.int/comm/health/ph_overview/co_operation/mobility/patient_mobility_en.htm 4 - Il convient également de rappeler le rôle clarificateur de l’important dispositif 1408/71 de règlement de coordination des systèmes de sécurité sociale, ainsi que son impact favorable sur la libre circulation des travailleurs. - L’on ne peut non plus évaluer les conséquences possibles de la directive sans évoquer le processus européen sur les services d’intérêt économique général (livre vert) et le positionnement des services des soins de santé dans le livre blanc en cours de rédaction. VI. Alternative - Dans la perspective de reconnaître aux soins de santé leur spécificité et leur vocation sociale, il convient de retirer les dispositions en matière de santé du projet de directive. - En revanche, il faudrait agir rapidement pour mettre en place une coordination renforcée de nombreux aspects des systèmes de soins de santé à l’échelon européen, notamment sur les systèmes de conventions, les normes de qualité, des accréditations, les systèmes de fixation de prix, le paquet de soins garantis, le contenu des soins, etc. Des mesures visant à favoriser la libre circulation des services de soins de santé nécessitent un minimum de convergence. - Une directive-cadre sur les soins de santé constituerait un instrument adéquat. Elle pourrait se baser sur les travaux du rapport du Processus de réflexion à haut niveau (et les prolongements qui doivent y être donnés) , ainsi que sur la communication annoncée de la commission sur les soins de santé et la mobilité des patients. Ce processus permettrait également d’associer, à la rédaction, les instances compétentes (de santé publique et de protection sociale). - La sécurité juridique sur les règles européennes applicables aux systèmes de soins de santé pourrait aussi être accrue par de nouveaux développements en matière de coordination des systèmes de sécurité sociale. 5