
Camille Dejardin 
Cahiers de l’AMEP / no1 / premier volet / 2014 
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vet ; je le lis lentement, parfois je relis le même passage plusieurs fois, pour 
m’en imprégner ; j’annote les marges ; je me régale. Il m’accompagne par-
tout, et je me souviens l’avoir eu entre les mains dans le charmant petit vil-
lage d’Arezzo, en Toscane, pendant les vacances de Noël. À ceux de mes amis 
qui viennent voir la khâgneuse pour lui demander des conseils de lecture, 
espérant se voir recommander un roman méconnu, des vers sibyllins, une 
pépite inoubliable, je réponds : « Lis Manent, c’est transcendant ! »…  
C’est  à  Pierre  Manent  que  je  dois  toute  mon  orientation  ultérieure. 
Plus je m’efforce de diffuser la bonne parole, offrant le Cours familier ou la 
Raison des nations à tous mes proches, plus je parfais ma conversion. Après 
la  lecture  du  Cours  familier,  ainsi  que  de  quelques  classiques  qui  y  sont 
abordés, le doute insondable qui entourait jusque-là mon avenir se mue en 
une passion inédite : je veux faire de la philosophie politique ! Et c’est ainsi 
que je sollicite un rendez-vous auprès du maître, à l’EHESS. 
Le moment est terrifiant : je m’apprête à lui demander s’il est envisa-
geable que j’entreprenne un M1 d’Études politiques sous son tutorat. Pierre 
Manent me reçoit, sérieux mais chaleureux, dans son bureau du 105 boule-
vard Raspail. Je suis impressionnée par sa stature et son élégance sobre, 
mais quelque chose dans son regard et son léger accent du sud me rassu-
rent : il y a en Pierre Manent, quelque flegmatique qu’il puisse parfois pa-
raître, beaucoup de bienveillance. Et l’entretien se passe à merveille – même 
si je bafouille beaucoup. C’est ainsi qu’à la rentrée suivante, je commence au 
sein de la mention Études Politiques un Master 1 orienté autour du néolibé-
ralisme, comparé à un libéralisme plus « classique », et des métamorphoses 
de l’individualisme, occasion pour moi de parcourir l’Histoire intellectuelle du 
libéralisme, les Libéraux et Naissances de la politique moderne. L’année sui-
vante, choisissant le côté des anciens modernes contre celui des modernes 
contemporains, je devais me concentrer sur le XIXe siècle en entreprenant 
une lecture croisée des œuvres principales d’Alexis de Tocqueville, si cher à 
mon professeur, et de John Stuart Mill. Je lis au passage avec enthousiasme 
les Métamorphoses de la Cité et le savoureux entretien avec Bénédicte De-
lorme-Montini, le Regard Politique, qui paraissent alors.  
C’est à l’issue de ce Master 2 qu’intervient ma « trahison » : séduite par 
John Stuart Mill, et convaincue qu’il ne jouit pas en France de la considéra-
tion ni de l’intérêt qu’il mérite, je manifeste mon souhait d’entreprendre un 
doctorat sur son œuvre. Pierre Manent fronce un sourcil, me dissuadant de 
consacrer  plusieurs  années  de  recherche  à  un  auteur  « mineur »  et 
m’orientant  plutôt  vers  Tocqueville  ou  Auguste  Comte.  Devant  mes  réti-
cences, il acceptera toutefois mon choix et me présentera à son collègue et 
ami Philippe Raynaud. C’est ainsi que j’ai à présent le grand plaisir de tra-
vailler sous leur co-supervision. 
Tout en espérant me montrer digne de leurs attentes, et en les remer-
ciant tous deux pour leur confiance, leur attention et leur immense fécondité 
intellectuelle, je souhaite par ce présent témoignage adresser un remercie-
ment particulier à Pierre Manent, qui m’a un tant soit peu rendu, à la faveur 
de son inimitable pédagogie au long cours, la philosophie politique familière.