Deux ou trois choses que je sais de Pierre Manent
Cahiers de l’AMEP / no1 / premier volet / 2014
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de la vie politique a pris le visage d'une Europe indéfiniment étendue qui
préfigurerait l'unification de l'humanité. Le refus de lui assigner des
frontières est coextensif à l'incapacité de se définir comme corps politique et
corrélatif de l'illusion d'une civilisation dans laquelle les hommes seraient
enfin délivrés de la nécessité de se gouverner eux-mêmes, dispensés de la
délibération politique, régis désormais par une « règle sans parole ». On peut
à bon droit appréhender cette universalité comme une figure du nihilisme.
Cependant si la religion des droits de l'homme compromet le politique,
ce sont les droits de l'homme eux-mêmes qui sont compromis par l'oubli de
l'homme et de la question de sa nature.
Ne pas oublier l'homme et sa nature
La philosophie moderne, écrit Pierre Manent au début de La cité de
l'homme, « pose une différence radicale entre l'homme et l'homme
moderne »5. L'homme moderne n'a pas conscience d'être homme, mais
homme moderne : il a conscience de son historicité. Il est pénétré de cette
évidence que formulait, non sans quelque candeur dogmatique, la première
phrase d'un petit livre longtemps recommandé par moult professeurs de
philosophie à leurs élèves : « C'est une idée désormais conquise que l'homme
n'a point de nature mais qu'il a – ou plutôt qu'il est – une histoire »6. La
philosophie moderne a émancipé l'anthropologie de l'ontologie et, de même
que la récusation de l'onto-théologie conduit à penser Dieu sans l'être, le
refus de l'onto-anthropologie conduit à se représenter l'homme sans l'être. La
modernité comble cette vacuité ontologique en définissant l'homme comme
l'être qui a des droits, des droits qu'il se donne à lui-même et qu'il est voué à
étendre indéfiniment, affranchi qu'il est de toute limite naturelle. Le droit a
pris la place de la nature et c'est pourquoi la philosophie des droits de
l'homme est malencontreusement désignée par l'expression de « droit naturel
moderne » car « le substantif dévore ici l'adjectif qui est censé le qualifier »7. Il
se prive par-là de son assise : la toute-puissance de l'homme créateur de ses
droits a pour corrélat paradoxal la fragilisation de ceux-ci, désormais
marqués du sceau de la relativité et de l'arbitraire qui affectent toutes les
productions humaines. On ne peut donc se défaire de toute référence à la
nature humaine, ce qui ne suppose pas que la notion en soit purement et
simplement reprise dans ses formulations traditionnelles, car nous avons
une expérience de l'histoire invincible à tout éléatisme8, mais plutôt qu'elle
fasse l'objet d'une réélaboration qui rende justice à cette expérience.
J'ai indiqué ci-dessus deux ou trois choses que j'ai apprises de Pierre
Manent philosophe, ou qu'il m'a appris à mieux comprendre chaque fois que
5 Pierre Manent, La cité de l'homme (1994), Paris, Arthème Fayard Flammarion, coll. Champs Essais, 1997,
p. 11.
6 Lucien Malson, Les enfants sauvages : Mythe et réalité, UGE, coll. 10/18, 1964, p. 7.
7 Pierre Manent, La cité de l'homme, op. cit., p. 211.
8 Pierre Manent, « La vérité, peut-être », Le Débat, no72, 1992, p. 166 : « Nous avons une connaissance de la
nature humaine, invincible à tout l’historicisme ; nous avons une expérience de l'histoire, invincible à tout
l'antihistoricisme ».