Charles Guay-Boutet Université du Québec à Montréal Économie

Charles Guay-Boutet
Université du Québec à Montréal
Économie politique de la transition écologique : une proposition néochartaliste
Présentation de la problématique et plan d’exposé
Les années 1960 marquent un changement dans le champ de l’économie politique. C’est
durant cette période que les travaux pionniers de Georgescu-Roegen en bioéconomie sont
publiés. Dans ce sillage, les années 1980 verront Kenneth Boulding, Herman Daly et
d’autres développer le projet scientifique de lier les disciplines de l’économie et de
l’écologie. C’est la naissance de l’économie écologique, se présentant comme science de
la gestion de la soutenabilité écologique (Constanza et Limborg, 2010 : vii), résolument
holiste et réaliste, hostile à l’instrumentalisme épistémologique et l’individualisme
méthodologique de la théorie néoclassique. L’économie écologique se distingue d’autres
théories économiques en inscrivant l’économie dans les processus naturels : en tant que
processus social et naturel, celle-ci peut être décrite comme système s’inscrivent les
dimensions naturelles pertinentes (Ropke, 2005 : 266), telles les lois de la
thermodynamique montrant que l’énergie utilisée à basse entropie dans la production est
rejetée à haute entropie dans l’écosystème, sans possibilité de récupération. Depuis, la
démonstration au centre des travaux de Georgescu-Roegen, consistant à intégrer
l’économie, décrite comme système ouvert à l’intérieur des limites biophysiques objectives
à un développement économique productiviste, a été développée par l’économie
écologique. Aujourd’hui, plusieurs économistes écologiques appellent à un arrêt de la
croissance économique et à une stabilisation de son impact anthropique sur
l’environnement par la mise en place d’une économie ‘’stationnaire’’, définie comme :
(…) stabilizing the economy in the short run (in the economic and political sense of
approximately one decade) around a slightly varying level of capital stock, non growing human
labour (population) level as well as an almost constant rate of throughput and the production
of socially valuable goods and services under a given technological framework. (Martinez-
Alier et. al., 2010 : 1743)
Simultanément, dans un autre courant théorique, l’économie postkeynésienne a continué
ses travaux en théorie monétaire. Dans ce sillage, la Modern Monetary Theory tente de
démontrer l’origine nécessairement étatique de la monnaie et rappeler aux décideurs
publics le pouvoir exclusif des gouvernements de créer de la monnaie et réglementer les
activités bancaires. Tandis que l’économie écologique multiplie les appels à un arrêt de la
1
croissance économique, mesurée conventionnellement par l’accroissement des activités
monétaires de production calculées par le PIB et que l’économie postkeynésienne a
généralement reproduit l’omission des néoclassiques d’intégrer l’écosystème dans
l’analyse économique (Sawyer et Fontana, 2016 : 2), y a-t-il fatalité à ce que l’économie
écologique soit la seule théorie économique intégrant la dimension écosystémique dans
l’analyse économique (Ropke, 2005 : 282)?
1
De façon plus précise, les travaux
postkeynésiens en théorie monétaire seraient-ils susceptibles de fournir à l’économie
écologique la théorie monétaire nécessaire pour soutenir l’application pratique de ces
appels à une réduction du niveau d’activités productives?
Cette entreprise ne va pas de soi. Si la crise financière de 2007-2008 est un phénomène
largement, quoique non-exclusivement
2
monétaire, l’économie écologique a largement
ignoré jusqu’à récemment les questions monétaires et financières
3
(Dittmer, 2014 : 1).
Pourtant, après un examen minutieux de travaux issus de ces deux courants, nous croyons
qu’une telle reconstruction est possible. Nous ne saurions ignorer ni l’analyse d’un des
déterminants les plus fondamentaux de la croissance des activités productives, soit la
monnaie de crédit (Tutin, 2003 : 23), ni une réflexion sur le rôle d’une monnaie publique
créée par l’État dans l’aménagement d’une transition vers une économie stationnaire,
décrite comme un ‘’propserous way down’’ (Martinez-Alier et. al., 2010 : 1741).
C’est sur cette question épistémologique d’une intégration des analyses de l’économie
écologique sur la transition vers une économie stationnaire et postkeynésiennes de la
monnaie et que portera cette étude. Bien que les deux théories convergent quant à la
définition de l’économie comme processus de production (Gowdy, 1991 : 77), nous
aborderons principalement le problème par le biais monétaire.
Nous procéderons de la manière suivante. En puisant dans la littérature historique, nous
défendrons dans la section 1 la thèse néochartaliste d’une origine étatique de la monnaie.
1
Bien que Marx ait eu conscience des contraintes biophysiques dans le développement du capitalisme,
cette idée s’est retrouvée absente dans le développement de la théorie économique marxiste standard.
2
Nous pensons ici à la hausse du prix des aliments provoqués par des sécheresses au Tiers-monde. Voir
Lipietz (2012).
3
À cet égard, Ropke, dans son histoire de l’économie écologique, ne fait pas des questions monétaires et
financières une question de recherche structurante dans l’histoire de ce courant (2005 : 13).
2
Nous montrerons que la monnaie est inconcevable sans pouvoir public se portant garant de
ces fonctions, ouvrant ainsi l’espace épistémologique pour lier l’État, son action et la
monnaie. Nous définirions des concepts sociologiques pour saisir le contexte social dans
lequel une monnaie évolue comme fait social et montrerons comment la monnaie ‘’ (…)
se révèle concrètement comme un élément constitutif des liens sociaux. ‘’ (Delaplace et.
al., 1986 : 4) Dans la section 2, nous présenterons les recherches postkeynésiennes sur la
monnaie en exposant deux théories précises : la théorie de la monnaie endogène, ou théorie
horizontaliste et la théorie étatique ou verticaliste de la monnaie. La première montre que
la monnaie de crédit naît de prêts bancaires pour initier l’activité productive et permet de
démontrer la relation nécessaire entre économie productive et monnaie du moment que le
pouvoir de création monétaire par les prêts portants intérêts est octroyée aux banques
privées. La seconde montre le pouvoir de l’État dans l’émission d’une monnaie libre
d’intérêt et indique son le potentiel dans une stratégie de transition écologique. La section
3 mobilisera les acquis des sections précédentes pour les insérer dans l’univers théorique
de l’économie écologique. Nous défendrons la thèse que ses objectifs politiques seraient
plus à même d’être défendus par las acquis postkeynésiens, c’est-à-dire par le pouvoir de
création monétaire de l’État dans le cadre d’une société démocratique. Nous verrons que
le modèle suggéré propose une économie du ‘’post-développement’’ plutôt que du ‘’post-
capitalisme’’, au sens il retire le concept de ‘’croissance‘’ de la définition de la vie
économique plutôt que celui de ‘’capitalisme ‘’ (Descobar, in D’Alisa et. al., 2015 : 60).
Quant à la distinction entre économie de décroissance et économie stationnaire (Kerschner,
2010 : 548-549), notons que la proposition que nous développerons correspond à celle
d’économie stationnaire, c’est-à-dire la décroissance apparaît comme instrumentale (a
path) par rapport à l’objectif final d’économie stationnaire.
1. Les origines étatiques de la monnaie
Dans cette section, nous défendrons, en nous appuyant sur la littérature historique, l’origine
étatique des systèmes monétaires. Les liens de nécessité entre pouvoir public et système
monétaire perdront l’ambiguïté théorique introduite par la théorie néoclassique faisant de
la monnaie un facilitateur d’échanges, née des troubles associées à la double coïncidence
des besoins dans une économie de troc. Rappelons d’abord la nécessité de ne pas confondre
3
l’apparition de systèmes monétaires avec la totalisation des fonctions de la monnaie sous
le capitalisme dans des sociétés à économie partiellement monétisée. Si, dans l’Antiquité,
la monnaie apparaît, c’est pour y remplir des fonctions politiques, l’autonomisation de ses
fonctions économiques ne devenant possible qu’à deux conditions : la massification de
l’usage de la monnaie à la Renaissance, qui permettra la constitution d’un discours savant
sur cette réalité monétaire (Delaplace et. al., 1986 : 9) et lorsque le discours de l’économie
politique, au XVIIIe siècle, cherchera à autonomiser l’économie comme champ de réalité
sociale (Pineault, 1999 : 58).
Si la thèse néochartaliste d’une origine étatique de la monnaie envisagée comme condition
de possibilité d’une économie marchande avait été défendue au XIVe siècle par Nicolas
Orseme, Delaplace (2007 : 10) fait de la tension entre une définition ‘’nominaliste’’ et
‘’conventionnaliste’’ de la monnaie l’une des principales lignes de fracture de l’histoire de
l’analyse économique, qu’on pense aux âpres débats entre la Currency et la Banking
School, en Grande-Bretagne, au XIXe siècle. La thèse que nous défendrons se range
résolument du côté des conventionnalistes.
1.1 Définition de la monnaie
Définissons d’abord la monnaie d’un point de vue formel et cohérent avec les évidences
historiques. Pour Keynes, chez qui l’insertion de la monnaie comme élément central de
l’analyse économique fondera la macroéconomie moderne (Delaplace, 2007 : 17), la
monnaie se définit par trois fonctions : unité de compte, moyen de paiement et réserve de
valeur. Au sens large, elle peut être définie comme dette du fait que, comme réserve de
valeur, la monnaie est un droit sur une richesse sociale, actuelle ou future. Logiquement,
la fonction d’unité de compte précède les deux autres, étant donné que toute relation de
dette ou contractuelle (prix) doit d’abord s’exprimer en une certaine unité dénombrable
(Smithin, 2000 : 29, 53). Le taux d’intérêt, qui exprime le surcroît de valeur devant être
payé pour utiliser une quantité de monnaie, pourrait être provisoirement défini comme son
prix d’utilisation. En tant que relation de dette supposant une certaine confiance entre
personnes et une projection dans l’avenir, la pleine compréhension de la monnaie suppose
une analyse croisée de l’économie et de la sociologie (Pixley et Harcourt, 2013 : 2). La
4
contribution sociologique consiste, suivant Ingham, à affirmer que la monnaie est, au sens
fort, une relation sociale :
(…) I argue that money is itself a social relation : that is to say, money is a ‘’claim’’ or ‘’credit’’
that is constituted by social relations that exist independently of the production and exchange
of commodities. (cité in Wray, 2014 : 25)
Keynes ne comprenait pas les choses autrement. Comme institution surdéterminant les
rapports sociaux et déterminant par les prix une quantité de droits sur la richesse sociale
(Pineault, 2003 : 104), la monnaie met en relation l’ensemble des individus à l’intérieur
d’une souveraineté politique et d’un territoire largement définie par la monnaie qui y
circule. La monnaie a donc pour première fonction celle d’unité de compte en tant que
rapport quantitatif entre les dettes qu’elle relie. C’est ainsi qu’elle apparaît comme
institution de régulation des rapports sociaux (Pineault, 2003 : 105). Or, une dette ne se
dissout qu’en relation avec une unité de compte et de mesure de la valeur dans une
économie monétaire. Une dette qui ne pourrait s’exprimer en unité abstraite ne pourrait
circuler :
(…) the ‘’money of account’’ is the ‘’primary concept’’ of a theory of money : the money of
account ‘’ comes into existence along with Debts, which are contracts for deferred payments,
and Price-Lists, which are offers of contracts for sales and purchases. (…) In turn, ‘’ Money
‘’ itself, namely that by delivery of which debt-contracts and price-contracts are discharged,
and in the shape of which a store of General Purchasing Power is held, derives its character
from its relationship to the money-of-account, since the debts and prices must first have been
expressed in terms of the latter. ‘’ (Keynes, cité in Wray, 2014 : 16)
La monnaie est l’incarnation institutionnelle d’une dette généralisée, entendu qu’un bien
ou un service doit être rendu lorsque la monnaie est présentée par son possesseur,
permettant une libération des relations d’endettement. Elle est donc revendication (claim)
sur la richesse pour ceux qui, sur sa présentation, exigent un bien ou un service contre son
échange. Retenons, des développements précédents, que c’est le rapport social entre
l’émetteur et l’utilisateur de la monnaie qui forme et substantialise la ‘’ moneyness ’’ de la
monnaie (Wray, in Pixley et Harcourt, 2013 : 80). Dans un univers théorique freitagien,
Pineault (2006 : 3) soutient cette thèse mais en nommant la monnaie comme médiation
sociale. Objective, ontologiquement distincte des sujets, la monnaie oriente, régule
subjectivement l’agir des sujets de sorte que ceux-ci agissant en fonction de cette
médiation, elle se trouve reproduite. La monnaie est ici comprise comme institution,
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