Charles Guay-Boutet Université du Québec à Montréal Économie politique de la transition écologique : une proposition néochartaliste Présentation de la problématique et plan d’exposé Les années 1960 marquent un changement dans le champ de l’économie politique. C’est durant cette période que les travaux pionniers de Georgescu-Roegen en bioéconomie sont publiés. Dans ce sillage, les années 1980 verront Kenneth Boulding, Herman Daly et d’autres développer le projet scientifique de lier les disciplines de l’économie et de l’écologie. C’est la naissance de l’économie écologique, se présentant comme science de la gestion de la soutenabilité écologique (Constanza et Limborg, 2010 : vii), résolument holiste et réaliste, hostile à l’instrumentalisme épistémologique et l’individualisme méthodologique de la théorie néoclassique. L’économie écologique se distingue d’autres théories économiques en inscrivant l’économie dans les processus naturels : en tant que processus social et naturel, celle-ci peut être décrite comme système où s’inscrivent les dimensions naturelles pertinentes (Ropke, 2005 : 266), telles les lois de la thermodynamique montrant que l’énergie utilisée à basse entropie dans la production est rejetée à haute entropie dans l’écosystème, sans possibilité de récupération. Depuis, la démonstration au centre des travaux de Georgescu-Roegen, consistant à intégrer l’économie, décrite comme système ouvert à l’intérieur des limites biophysiques objectives à un développement économique productiviste, a été développée par l’économie écologique. Aujourd’hui, plusieurs économistes écologiques appellent à un arrêt de la croissance économique et à une stabilisation de son impact anthropique sur l’environnement par la mise en place d’une économie ‘’stationnaire’’, définie comme : (…) stabilizing the economy in the short run (in the economic and political sense of approximately one decade) around a slightly varying level of capital stock, non growing human labour (population) level as well as an almost constant rate of throughput and the production of socially valuable goods and services under a given technological framework. (MartinezAlier et. al., 2010 : 1743) Simultanément, dans un autre courant théorique, l’économie postkeynésienne a continué ses travaux en théorie monétaire. Dans ce sillage, la Modern Monetary Theory tente de démontrer l’origine nécessairement étatique de la monnaie et rappeler aux décideurs publics le pouvoir exclusif des gouvernements de créer de la monnaie et réglementer les activités bancaires. Tandis que l’économie écologique multiplie les appels à un arrêt de la 1 croissance économique, mesurée conventionnellement par l’accroissement des activités monétaires de production calculées par le PIB et que l’économie postkeynésienne a généralement reproduit l’omission des néoclassiques d’intégrer l’écosystème dans l’analyse économique (Sawyer et Fontana, 2016 : 2), y a-t-il fatalité à ce que l’économie écologique soit la seule théorie économique intégrant la dimension écosystémique dans l’analyse économique (Ropke, 2005 : 282)?1 De façon plus précise, les travaux postkeynésiens en théorie monétaire seraient-ils susceptibles de fournir à l’économie écologique la théorie monétaire nécessaire pour soutenir l’application pratique de ces appels à une réduction du niveau d’activités productives? Cette entreprise ne va pas de soi. Si la crise financière de 2007-2008 est un phénomène largement, quoique non-exclusivement2 monétaire, l’économie écologique a largement ignoré jusqu’à récemment les questions monétaires et financières3 (Dittmer, 2014 : 1). Pourtant, après un examen minutieux de travaux issus de ces deux courants, nous croyons qu’une telle reconstruction est possible. Nous ne saurions ignorer ni l’analyse d’un des déterminants les plus fondamentaux de la croissance des activités productives, soit la monnaie de crédit (Tutin, 2003 : 23), ni une réflexion sur le rôle d’une monnaie publique créée par l’État dans l’aménagement d’une transition vers une économie stationnaire, décrite comme un ‘’propserous way down’’ (Martinez-Alier et. al., 2010 : 1741). C’est sur cette question épistémologique d’une intégration des analyses de l’économie écologique sur la transition vers une économie stationnaire et postkeynésiennes de la monnaie et que portera cette étude. Bien que les deux théories convergent quant à la définition de l’économie comme processus de production (Gowdy, 1991 : 77), nous aborderons principalement le problème par le biais monétaire. Nous procéderons de la manière suivante. En puisant dans la littérature historique, nous défendrons dans la section 1 la thèse néochartaliste d’une origine étatique de la monnaie. 1 Bien que Marx ait eu conscience des contraintes biophysiques dans le développement du capitalisme, cette idée s’est retrouvée absente dans le développement de la théorie économique marxiste standard. 2 Nous pensons ici à la hausse du prix des aliments provoqués par des sécheresses au Tiers-monde. Voir Lipietz (2012). 3 À cet égard, Ropke, dans son histoire de l’économie écologique, ne fait pas des questions monétaires et financières une question de recherche structurante dans l’histoire de ce courant (2005 : 13). 2 Nous montrerons que la monnaie est inconcevable sans pouvoir public se portant garant de ces fonctions, ouvrant ainsi l’espace épistémologique pour lier l’État, son action et la monnaie. Nous définirions des concepts sociologiques pour saisir le contexte social dans lequel une monnaie évolue comme fait social et démontrerons comment la monnaie ‘’ (…) se révèle concrètement comme un élément constitutif des liens sociaux. ‘’ (Delaplace et. al., 1986 : 4) Dans la section 2, nous présenterons les recherches postkeynésiennes sur la monnaie en exposant deux théories précises : la théorie de la monnaie endogène, ou théorie horizontaliste et la théorie étatique ou verticaliste de la monnaie. La première montre que la monnaie de crédit naît de prêts bancaires pour initier l’activité productive et permet de démontrer la relation nécessaire entre économie productive et monnaie du moment que le pouvoir de création monétaire par les prêts portants intérêts est octroyée aux banques privées. La seconde montre le pouvoir de l’État dans l’émission d’une monnaie libre d’intérêt et indique son rôle potentiel dans une stratégie de transition écologique. La section 3 mobilisera les acquis des sections précédentes pour les insérer dans l’univers théorique de l’économie écologique. Nous défendrons la thèse que ses objectifs politiques seraient plus à même d’être défendus par las acquis postkeynésiens, c’est-à-dire par le pouvoir de création monétaire de l’État dans le cadre d’une société démocratique. Nous verrons que le modèle suggéré propose une économie du ‘’post-développement’’ plutôt que du ‘’postcapitalisme’’, au sens où il retire le concept de ‘’croissance‘’ de la définition de la vie économique plutôt que celui de ‘’capitalisme ‘’ (Descobar, in D’Alisa et. al., 2015 : 60). Quant à la distinction entre économie de décroissance et économie stationnaire (Kerschner, 2010 : 548-549), notons que la proposition que nous développerons correspond à celle d’économie stationnaire, c’est-à-dire où la décroissance apparaît comme instrumentale (a path) par rapport à l’objectif final d’économie stationnaire. 1. Les origines étatiques de la monnaie Dans cette section, nous défendrons, en nous appuyant sur la littérature historique, l’origine étatique des systèmes monétaires. Les liens de nécessité entre pouvoir public et système monétaire perdront l’ambiguïté théorique introduite par la théorie néoclassique faisant de la monnaie un facilitateur d’échanges, née des troubles associées à la double coïncidence des besoins dans une économie de troc. Rappelons d’abord la nécessité de ne pas confondre 3 l’apparition de systèmes monétaires avec la totalisation des fonctions de la monnaie sous le capitalisme dans des sociétés à économie partiellement monétisée. Si, dans l’Antiquité, la monnaie apparaît, c’est pour y remplir des fonctions politiques, l’autonomisation de ses fonctions économiques ne devenant possible qu’à deux conditions : la massification de l’usage de la monnaie à la Renaissance, qui permettra la constitution d’un discours savant sur cette réalité monétaire (Delaplace et. al., 1986 : 9) et lorsque le discours de l’économie politique, au XVIIIe siècle, cherchera à autonomiser l’économie comme champ de réalité sociale (Pineault, 1999 : 58). Si la thèse néochartaliste d’une origine étatique de la monnaie envisagée comme condition de possibilité d’une économie marchande avait été défendue au XIVe siècle par Nicolas Orseme, Delaplace (2007 : 10) fait de la tension entre une définition ‘’nominaliste’’ et ‘’conventionnaliste’’ de la monnaie l’une des principales lignes de fracture de l’histoire de l’analyse économique, qu’on pense aux âpres débats entre la Currency et la Banking School, en Grande-Bretagne, au XIXe siècle. La thèse que nous défendrons se range résolument du côté des conventionnalistes. 1.1 Définition de la monnaie Définissons d’abord la monnaie d’un point de vue formel et cohérent avec les évidences historiques. Pour Keynes, chez qui l’insertion de la monnaie comme élément central de l’analyse économique fondera la macroéconomie moderne (Delaplace, 2007 : 17), la monnaie se définit par trois fonctions : unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur. Au sens large, elle peut être définie comme dette du fait que, comme réserve de valeur, la monnaie est un droit sur une richesse sociale, actuelle ou future. Logiquement, la fonction d’unité de compte précède les deux autres, étant donné que toute relation de dette ou contractuelle (prix) doit d’abord s’exprimer en une certaine unité dénombrable (Smithin, 2000 : 29, 53). Le taux d’intérêt, qui exprime le surcroît de valeur devant être payé pour utiliser une quantité de monnaie, pourrait être provisoirement défini comme son prix d’utilisation. En tant que relation de dette supposant une certaine confiance entre personnes et une projection dans l’avenir, la pleine compréhension de la monnaie suppose une analyse croisée de l’économie et de la sociologie (Pixley et Harcourt, 2013 : 2). La 4 contribution sociologique consiste, suivant Ingham, à affirmer que la monnaie est, au sens fort, une relation sociale : (…) I argue that money is itself a social relation : that is to say, money is a ‘’claim’’ or ‘’credit’’ that is constituted by social relations that exist independently of the production and exchange of commodities. (cité in Wray, 2014 : 25) Keynes ne comprenait pas les choses autrement. Comme institution surdéterminant les rapports sociaux et déterminant par les prix une quantité de droits sur la richesse sociale (Pineault, 2003 : 104), la monnaie met en relation l’ensemble des individus à l’intérieur d’une souveraineté politique et d’un territoire largement définie par la monnaie qui y circule. La monnaie a donc pour première fonction celle d’unité de compte en tant que rapport quantitatif entre les dettes qu’elle relie. C’est ainsi qu’elle apparaît comme institution de régulation des rapports sociaux (Pineault, 2003 : 105). Or, une dette ne se dissout qu’en relation avec une unité de compte et de mesure de la valeur dans une économie monétaire. Une dette qui ne pourrait s’exprimer en unité abstraite ne pourrait circuler : (…) the ‘’money of account’’ is the ‘’primary concept’’ of a theory of money : the money of account ‘’ comes into existence along with Debts, which are contracts for deferred payments, and Price-Lists, which are offers of contracts for sales and purchases. (…) In turn, ‘’ Money ‘’ itself, namely that by delivery of which debt-contracts and price-contracts are discharged, and in the shape of which a store of General Purchasing Power is held, derives its character from its relationship to the money-of-account, since the debts and prices must first have been expressed in terms of the latter. ‘’ (Keynes, cité in Wray, 2014 : 16) La monnaie est l’incarnation institutionnelle d’une dette généralisée, entendu qu’un bien ou un service doit être rendu lorsque la monnaie est présentée par son possesseur, permettant une libération des relations d’endettement. Elle est donc revendication (claim) sur la richesse pour ceux qui, sur sa présentation, exigent un bien ou un service contre son échange. Retenons, des développements précédents, que c’est le rapport social entre l’émetteur et l’utilisateur de la monnaie qui forme et substantialise la ‘’ moneyness ’’ de la monnaie (Wray, in Pixley et Harcourt, 2013 : 80). Dans un univers théorique freitagien, Pineault (2006 : 3) soutient cette thèse mais en nommant la monnaie comme médiation sociale. Objective, ontologiquement distincte des sujets, la monnaie oriente, régule subjectivement l’agir des sujets de sorte que ceux-ci agissant en fonction de cette médiation, elle se trouve reproduite. La monnaie est ici comprise comme institution, 5 procédant de la société, régulant et objectivant des rapports sociaux de domination. Réifiée, elle est dotée d’une capacité performative temporelle : (…) money – as a means of payment that is also a viable store of abstract value – links the past, present and future. (…) Money, as a store of abstract value – makes possible the reproduction and continuity of economic life in a complex, actually existing capitalist economy. In this role, money is anything but neutral (…) money (…) performs as an intergenerational store of value. (Ingham, in Smithin, 2000 : 21) Avant de poursuivre, formalisons les différents éléments soulevés jusqu’ici pour définir la monnaie. En tant qu’unité de compte liant des individus vivant en société, nous définirons la monnaie comme mode de socialité (Delaplace et. al., 1986 : 12) opérationnalisant des transferts de richesse et des libérations de dette dans un espace social donné. Voyons maintenant comment des études historiques confirment cette définition formelle. 1.2 L’origine étatique de la monnaie Intéressons-nous maintenant à la thèse des néochartalistes, résumé ainsi par Smithin : ‘’ (…) all the evidence about the origin of money points to state involvement. ‘’ (Smithin, 2000 : 34). Explorer cette thèse nous permettra de fonder épistémologiquement la théorie verticaliste de la monnaie (section 2.2) et le rôle de l’État dans la transition écologique (section 3). Plusieurs études montrent que la monnaie n’est pas née selon un processus endogène à la sphère de l’échange économique (Peacock, 2006 : 6). Pour Pineault, se fondant sur les études de Keynes, la condition formelle d’apparition d’un système monétaire est l’institutionnalisation, par la monnaie, d’un système de moyens de paiement et d’unité de comptes. Or, dans sa fonction d’unité de comptes, des objets métalliques existent comme monnaie depuis au moins le IIe millénaire av. J.-C. en Mésopotamie et en Égypte (Pineault, 2006 : 6, 11). Bien qu’elle puisse remonter à des époques plus lointaines sous certaines formes, l’existence avérée de la monnaie telle que nous l’avons définie est avérée dans le royaume de Lydie au VIe siècle av. J.-C. Cette apparition est intrinsèquement liée à la capacité du souverain d’imposer une dette sur ses sujets. S’incarnant dans des objets cultuels, la monnaie y apparaît comme un rapport mondain-divin passant par l’intermédiaire de la personne royale, la monnaie faisant circuler des dettes entre ces deux ordres de réalité, le peuple incarnant l’obligé du divin (Pineault, 1999 : 60). Plutôt que facilitateur des échanges, la monnaie apparaît historiquement comme unité de compte pour la mesure des paiements de dettes des sujets, en d’autres mots, comme rapport social de 6 domination (Pineault, 2006 : 7). La question de la valeur apparaît accidentelle : que le métal formant la monnaie en soit doté intrinsèquement ou non, la marque du souverain sur celleci suffit à en garantir la circulation (Peacock, 2006 : 7). En imposant la monnaie sur son royaume, le souverain impose non seulement la dette nominale mais aussi le moyen par laquelle celle-ci sera payée, donnant en principe la capacité virtuelle de s’en libérer par le paiement de l’impôt : Coins appear to have originated as governments ‘pay tokens’ (…) as nothing more than evidence of debt. (…) It was recognized from the very beginning that the purpose of the coins was to give the population a convenient means for paying taxes. (…) The key concepts is (…) the ability of the state to impose a tax debt on its subjects. (Wray, in Smithin (dir.), 2000 : 4647) La monnaie existe du moment où une unité de compte étatique quantifie les rapports de dettes entre individus (Pineault, 2003 : 106). Avec le développement des systèmes monétaires, des systèmes plus sophistiqués de crédit et d’intérêt se développent. Or, autant l’Ancien testament que la Babylonie contemporaine fournissent des traces historiques que, dépassé un certain seuil d’endettement privé dans la paysannerie, l’État intervient pour les annuler (Wray, in Smithin (dir.), 2000 : 44). La séquence logique du raisonnement quant à la genèse de la monnaie s’exprime formellement comme suit : c’est parce que l’État, libre de créer des rapports de sujétion et d’endettement vis-à-vis ses sujets, peut aussi choisir l’unité à travers laquelle ces rapports d’obligation se résolvent que, par cet acte de souveraineté, l’État confère une valeur à la monnaie : A central authority (state) can impose debts (taxes, tribute) on the subjects over whom it rules. The state denominates these debts using a unit of account (e.g. ounces of silver) so that tax obligations are quantitatively specified. It further specifies the thing(s) to be used by subjects making tax payments. (…) By naming the means of paying taxes, the state endorses it with value. (Peacock, 2006 : 3) Un fait est clair : dans l’Antiquité, la monnaie est d’abord utilisée comme unité de compte pour faciliter le paiement des impôts à l’État. Les recherches de Michel Foucault montrent comment la conflictualité sociale s’insère dans cette genèse. Dans Leçons sur la volonté de savoir (2011) et alors qu’il examine la recherche par la Grèce hésiodique d’un barème de mesure des choses et du temps, Foucault montre qu’un tel barème sera emprunté par les Grecs au royaume de Lydie dans l’institution monétaire. C’est d’ailleurs en Grèce que la monnaie se développe au point de devenir institution éteignant les obligations sociales 7 fondées sur la domination de l’aristocratie terrienne, plutôt que s’y inscrivant (Pineault, 1999 : 64), comme en Lydie. Mais cela se fera comme aboutissement du conflit dans la Cité. Si les VIIe-VIe siècles av J.-C. voient la concentration de la propriété terrienne dans les mains de l’aristocratie et le cadre de la cité secouée par de violents conflits de classe, la monnaie apparaît comme outil, pour les tyrans législateurs s’emparant du pouvoir à la faveur des conflits, d’exproprier la terre et de faciliter le paiement des dettes paysannes au moment même où, à l’échelle de la culture grecque, il y a recherche d’une unité de mesure qui permettrait de lier, de rendre commensurable les créances paysannes et transférable les propriétés agricoles : Les premiers grands usages de la monnaie apparaissent comme internes à la cité : prélèvement des impôts sans doute, distribution d’argent de la part des tyrans. (…) L’apparition de la monnaie est liée à la constitution d’un nouveau type de pouvoir (…) qui a pour raison d’être d’intervenir dans le régime de la propriété, dans le jeu des dettes et des acquittements. D’où le fait qu’elle apparaît toujours en même temps qu’une forme ‘’extraordinaire’’ de pouvoir politique : le tyran législateur. (Foucault, 2011 : 129-132) Introduite par l’État comme convention, la valeur conventionnelle de la monnaie est parfaitement comprise par Aristote (Defalvard, 1995 : 8). La monnaie est insérée dans le cité comme instrument de régulation devant empêcher son éclatement, en limitant la pauvreté des pauvres et en assurant le transfert des propriétés. Pour effectuer cette stabilisation, la monnaie implique l’institution de l’État dans ses fonctions de prélèvement fiscal, de redistribution et de fixation de la valeur : ‘’ (…) si la monnaie a un rapport à la vérité, c’est parce qu’elle est instrument de régulation, de correction, de rectification sociale. ‘’ (Foucault, 2011 : 137) La monnaie ne signifie pas pour autant une libération absolue mais plutôt la multiplication et l’unification de relations de dépendance dans un système formel : The circulation of a mass of coins could thus be seen as social device wherby hierarichies, statuses and interpersonal dependencies could be manipulated as abstract scales all the which ensuring a common dependency of money holders on the sovereing issuer of coins (…) thus reproducing his power through the emancipatory potential of money as a system of units of account. (Pineault, 2006 : 11) Mille ans plus tard, le même contexte se répète en Europe occidentale. Le contrôle de la création monétaire se trouve au centre de la constitution des monarchies médiévales de la chrétienté latine lors de la transition entre le bas et le haut Moyen-âge (Robertson, 2012 : 47). Tel qu’immortalisé par Druon dans Le Roi de fer, c’est par le contrôle de la création 8 monétaire que le pouvoir des rois s’affirme vis-à-vis les grands féodaux dans la France du XIVe siècle. Si les premiers banquiers italiens inventent la lettre de change et la monnaie fiduciaire en émettant des titres de crédit dont la valeur ne trouve pas de correspondance en termes d’espèces sonnantes dans les coffres de ces institutions, le concours de l’État fut essentiel. Ces notes trouvant une circulation de plus en plus large dans les foires médiévales, c’est lui qui va déclarer le cours légal de ces notes comme monnaie (Mellor, 2010 : 32). C’est à la Renaissance que la cohésion sociale que la monnaie assure en vient à caractériser la modernité naissante elle-même alors qu’elle devient monnaie nationale. En tant qu’elle circule et évolue sur un espace déterminé s’échangeant contre d’autres monnaies selon un taux de change, elle en vient à délimiter un territoire. Alors que l’État en transition du Moyen-Âge à la Renaissance monopolise progressivement la frappe de monnaie, elle contribue à caractériser la souveraineté moderne elle-même (Delaplace et. al., 1986 : 7). La thèse néochartaliste va amener une série d’historiens et de sociologues à affirmer que le capitalisme n’a pas tant provoqué, pour faciliter son fonctionnement, le développement des systèmes monétaires, mais plutôt l’inverse. Nous l’avons vu, la monnaie est politique, ne serait-ce que parce qu’elle met en relation des rapports de dettes qui ne pourraient exister sans institution judiciaire (Pineault, 2003 : 105). C’est ainsi qu’Ingham affirme que la monnaie ainsi que d’autres réalités qu’elle fait advenir (prix, crédit, etc.), a été une cause déterminante du développement du capitalisme. La monnaie de crédit (voir section 2.1) a en effet partiellement libérée la production des contraintes physiques, permettant ainsi le développement de nouvelles institutions : ‘’ Credit money brought the possibility of a controlled or managed elasticity of supply for money and made possible the financing of the capitalist enterprise. ‘’ (Ingham, in Smithin (dir.), 2000 : 28), thèse partagée par Schumpeter (Pixley et Harcourt, 2013 : 38). Si la monnaie et les dettes précèdent le capitalisme, elles s’y retrouveront mais cette fois dans un cadre institutionnel particulier. Durant la période qui voit l’avènement du capitalisme, les relations de crédit sont monétisées dans un système soutenu par l’État (avec ou sans banque centrale) d’une part et, d’autre part, par un système bancaire privé (Wray, 2014 : 28). La monnaie a précédé le développement du marché, développement duquel 9 serait davantage liée à la propriété privée. Pour Wray, il y a en effet relation positive entre les deux concepts. L’institution de la propriété privée ayant été limitée dans l’Antiquité, ainsi l’était la capacité des institutions publiques ou proto-bancaires de créer de la monnaie, cette contrainte se retirant progressivement avec l’arrivée de la modernité capitaliste : Private property makes loans from individuals possible, and individual responsibility includes creditors to require interests. (…) The market, ‘then, is not a place of barter… but a place for earnings the means of setting debts, i.e. money’ (…) Production occurs to retire debt, or to accumulate reserves of wealth to reduce the probability of becoming indebted. (Wray, 1990 : 6, 8) L’institution monétaire nécessite un troisième pôle, transcendant les échangistes, doté de l’autorité nécessaire pour en imposer socialement les fonctions. Comme l’affirme Wray : ‘’ Hence the name chartalist, and more specifically state theory of money, since the procalamtion is made by the state. ‘’ (cité in Smithin (dir.), 2000 : 50) À eux seuls, engagés dans des relations d’échanges bilatérales, Robinson et Vendredi ne peuvent créer de système monétaire (Ingham, in Smithin (dir.), 2000 : 22). Forme sociale plutôt que chose, la thèse néochartaliste nous permet de comprendre la monnaie comme ontologiquement déterminée par un mélange d’autorité étatique, de pratiques bancaires et de conventions sociales (Mellor, 2010 : 13) dont l’existence a été centrale dans la genèse du marché et du capitalisme : (…) credits and debts preceded markets and, indeed, created the need for markets. The primordial debt is tax obligation, which then creates the incentives for private credit and debts and then for markets. Indeed, evidence from early Babylonia suggests that early authorities set prices for each of the most important products and services, perharps those accepted to meet obligations to the authorities. Once prices in money were established, it was a short technical leap to creation of markets. (Wray, 2014 : 13) La première partie de notre argument est maintenant établi : ‘’en amont’’ de la monnaie et de la dette, l’État a été historiquement nécessaire dans le développement et l’opérationnalisation des systèmes monétaires. Rien n’indique qu’une telle nécessité ait disparue. Cela rejoint la définition institutionnaliste et keynésienne de la monnaie, pour lesquelles en qu’institution socialement objective, elle entretient un rapport de verticalité par rapports aux pratiques sociales qu’elle surdétermine : (…) l’objectivité de la monnaie n’est pas une donne naturelle à la société marchande, elle est un produit historique et résulte d’un rapport de domination politique qui impose cette forme spécifique de médiation des rapports sociaux dans la société (…) la forme monétaire connaît une évolution historique, (…) elle fait l’objet d’un processus d’institutionnalisation. (Pineault, 2003 : 103). 10 2. La théorie postkeynésienne de la monnaie : monnaie horizontale et verticale4 Dans cette section, nous allons exposer la théorie postkeynésienne de la création monétaire en adoptant la division entre une conception horizontale et verticale de ce processus. Conformément à la distinction analytique schumpetérienne (Wray, 2014 : 11), ces théories ne correspondent pas à une théorie monétaire du crédit n’agissant que comme palliatif à un manque de liquidité, mais à une théorie du crédit monétaire envisageant le crédit comme condition de possibilité de la croissance des économies capitalistes. Nous nous intéresserons aux processus par lesquels la monnaie est créée. Nous présenterons d’abord la théorie de la monnaie endogène, ou horizontaliste, pour laquelle la monnaie de crédit est créée à partir des prêts bancaires aux particuliers en faisant abstraction du rôle de l’État dans cette partie de notre argument (comme le fait Lavoie (1992)). Nous le réintégrerons ensuite (conception verticaliste) en montrant comment, virtuellement, l’État et sa banque centrale sont toujours capables d’exercer eux aussi ce pouvoir de création monétaire en exerçant leurs dépenses courantes, les deux formes de monnaie, horizontale et verticale, circulant ‘’ side by side ‘’ (Wray, 2014 ; 17). C’est dans cette section que seront exposées les thèses de la Modern Monetary Theory. Les définitions au fondement de cette distinction sont résumées ainsi par Wray : One can conceive of a vertical component of the money supply process that consists of the government supply of fiat money : money drops vertically to the private sector from government. On the other hand, the bank-money supply process is horizontal : it can be thought of as a type of ‘leveraging’ of the hoared vertical fiat money. (cité in Lavoie, 2013 : 8) La théorie postkeynésienne est réaliste et empirique au sens où elle cherche à décrire le système bancaire tel que les banquiers l’ont développé avec le concours de l’État et la monnaie en tant que sa forme contemporaine est, dans une écrasante proportion, scripturale (Lavoie, 1992 : 148). Cette théorie décrit notre économie comme économie monétaire de production, définie comme économie où la monnaie est cruciale pour la production et la distribution des revenus, mais ainsi vulnérable aux instabilités et aux crises de liquidité lorsque les échanges monétaires s’interrompent (Sawyer et Fontana, 2016 : 1). Les agents 4 Lavoie (2013) argumente que sur les points essentiels, horizontalistes et verticalistes s’accordent, faisant ainsi des deux courants des sous-groupes de la théorie postkeynésienne. Tous deux s’accordent sur l’origine exogène des taux d’intérêt lesquels n’influencent qu’indirectement la quantité de monnaie et sur le rapport causal faisant des prêts bancaires des dépôts. Pour les fins de cette étude, nous présenterons ces théories comme complémentaires. 11 sociaux comptent, jugent et évaluent en termes monétaires (Tutin, 2003 : 31). Une décision de production ou d’embauche, par un capitaliste, se fait en termes d’anticipations d’un retour monétaire (profit) par rapport à un coût monétaire d’exploitation : l’aspect monétaire d’une économie capitaliste est incontournable (Smithin, 2000 : 2). Les postkeynésiens font leur une position de l’institutionnalisme en affirmant que l’existence sociale de la valeur se phénoménalise par l’intermédiaire de la médiation monétaire, laquelle contraint l’économie en rendant la valeur objective pour tous (Pixley et Harcourt, 2013 : 53). 2.1 La théorie de la monnaie endogène Les travaux orthodoxes, néo-keynésiens ou monétaristes, affirment que l’origine de l’offre de monnaie est établie de façon exogène à la sphère monétaire elle-même, dans les décisions des banques centrales dans l’ajustement des taux d’intérêts (Wray, 1990). Quant à elle, la théorie de la monnaie endogène prend pour point de départ la définition keynésienne de la monnaie comme rapport social d’endettement. Comprendre la création monétaire exige (Lavoie, 2004 : 53) d’inverser la causalité telle qu’intuitivement perçue entre les phénomènes monétaires et productifs : il nous faut saisir la monnaie de crédit comme cause de l’échange de marchandises. Dans ce cadre théorique, la monnaie de crédit est une relation sociale entre un débiteur, utilisateur de monnaie et une autorité créatrice de monnaie : ‘’ the monetary system is a set of credit and debts (…). The credit-debts necessarily represents social relation : the creditor and debtor are related in a social bond. ‘’ (Pixley et Harcourt, 2013 : 87). Dans une économie monétaire de production, une loi macroéconomique fondamentale est que la production nécessite l’accès au crédit (Lavoie, 1992 : 148). Or, les banques ont la capacité de créer, ex nihilo, de la monnaie via les prêts qu’elles consentent. Un particulier, capitaliste ou salarié, est économiquement contraint dans son accès à la liquidité. Se rendant à une banque, il demande un prêt et, s’il est accepté, de la monnaie est créée immédiatement en se concrétisant en dépôt bancaire : prêt et monnaie en viennent à exister simultanément du moment que la valeur est créditée au compte du débiteur, ‘’ at a simple stroke of pen ‘’ (Lavoie, 1992 : 153). Du point de vue bancaire, les prêts font les dépôts. À cette création est nécessairement corrélative l’accroissement des actifs bancaires dans ses propres comptes, lesquels représentent pour le débiteur un prêt qui devra être remboursé 12 avec intérêt : ‘’ Les actifs financiers ou créances ont nécessairement une contrepartie, qui est une dette. ‘’ (Lavoie, 2004 : 70) Les banques prêtant, elles créent une monnaie de crédit lui garantissant des paiements d’intérêt et contrôlent la mise en circulation des prêts dont le consentement dépend d’elles seules (Robertson, 2012 : 89). Les contraintes auxquelles les banques font face sont de deux ordres : chez le débiteur, en sa crédibilité telle qu’évaluée par la banque (Wray, 2014 : 29) et en tant qu’une fraction de monnaie sur les actifs, les réserves, doit être conservée pour faire face à l’éventualité d’un retrait (concept du fractional reserve banking). Les postkeynésiens affirment que ces réserves sont établies a posteriori, comme conséquence d’une quantité de prêt demandée (Campiglio, 2014 : 11, note 17). Une fois la réserve établie, nulle besoin pour la banque de liquidité ou de réserve excédentaire préalable pour créer de la monnaie (Lavoie, 2004 : 53). La masse déterminante de monnaie des économies capitalistes prend cette forme (Dittmer, 2014 : 1). La banque n’est pas contrainte a priori dans la quantité de monnaie qu’elle peut créer : ‘’ (…) the supply of credit is credit-driven. Whenever economic units choose to borrow from their banks, deposits and so bank money are created in the process. ‘’ (Wray, 1990 ; 12). L’existence de monnaie repose donc sur la demande de financement par les agents privés non-bancaires, de là l’idée d’une ‘’ théorie de la monnaie endogène ‘’, au sens où la quantité de monnaie est déterminée par une demande non-exogène à l’espace de marché. Une entreprise emprunte pour initier un processus productif en payant le capital et les salaires jusqu’à ce que les ventes se traduisent en revenu, mais cette séquence est la conséquence du crédit préalablement accordé, guère sa cause. La causalité va de la sphère monétaire vers la sphère productive et non l’inverse (Lavoie, 2004 : 53) : ‘’ Debts are created to allow private firms, or the state itself, to begin the production process, by acquiring the necessary financial ressources. ‘’ (Smithin, 2000 : 8) C’est pourquoi nous pouvons dire que la monnaie est la condition de nécessité absolue de l’activité économique (Lavoie, 1992 : 160) dans le capitalisme avancé. La quantité de monnaie dépend de la demande de financement dans une économie de sorte que la monnaie est un flux dont la quantité varie perpétuellement : ‘’ At the macroeconomic level, spending in a monetary economy is always and everywhere in the nature of debt financing. ‘’ (Seccareccia et Parguez, in Smithin (dir.), 2000 : 102) La monnaie créée sera détruite au moment où elle sera remboursée auprès de la banque. 13 Le coût d’utilisation de la monnaie, le taux d’intérêt, est de nature conventionnelle, socialement négociée selon des facteurs institutionnels, historiques et psychologiques (Lavoie, 1992 : 193). Keynes montrait déjà la non-neutralité de la monnaie par le fait que le taux d’intérêt est déterminé par la demande d’agents désirant détenir des liquidités comme réserve de valeur en situation d’incertitude (Fantacci, in Pixley et Harcourt, 2013 : 133). Ce taux ne peut qu’être exogène en tant qu’il n’est pas le facteur de l’offre de monnaie, la demande de financement jouant ce rôle. La monnaie entre donc dans l’économie liée aux phénomènes de production et non pas d’échange et tout accroissement des activités productives doit être précédée d’un accroissement dans la quantité de monnaie. Lorsqu’elle est créée, la monnaie existe à double titre comme actif et passif, simultanément au sein même du périmètre comptable de la banque. Actif pour la banque et passif pour le débiteur, c’est en tant que ce prêt est utilisé par le débiteur pour une dépense quelconque qu’il devient monnaie stricto sensu (Lavoie, 1992 : 153). Du côté de la banque, c’est en tant qu’une partie des revenus (salaire, rente, etc.) est conservée par des individus ou entreprises non-bancaires que la quantité de monnaie s’accroît, car cela représente une partie du prêt initial qui n’est pas remboursé, mais conservé par les agents non-bancaires dans le circuit économique. Dans les économies contemporaines marquées par la contrainte légale sur la marge opérationnelle des banques centrales, celles-ci n’ont qu’un contrôle indirect sur la quantité de monnaie horizontale via le taux d’intérêt qu’elles contrôlent sur les réserves des banques privées chez elle. Cela ne signifie pas pour autant que la valeur et l’effectivité sociale de la monnaie de crédit existe de façon immanente à la sphère monétaire. Cette monnaie existe et ne gagne sa crédibilité qu’en relation avec la base monétaire gérée par la banque centrale (Pineault, 2003 : 111). La dynamique productive endogène à la création monétaire repose, en dernière instance, sur des croyances sociales (Mellor, 2010 : 7) et elle est acceptée par la certitude qu’en échange de celle-ci on peut obtenir une part du produit social. 2.2 La théorie verticaliste de la monnaie Dans cette section, nous présenterons la contribution spécifique de l’école néochartaliste à l’analyse des phénomènes monétaires en présentant la théorie issue de ce courant (Lavoie, 14 2013 : 2) : la Modern Monetary Theory (MMT). Nous commencerons à apercevoir le rôle potentiel de l’État vers une transition écologique. La thèse essentielle de la MMT est que la monnaie n’a pas de valeur intrinsèque, laquelle dépend du pouvoir de l’institution qui l’a créé. Elle ne peut être considérée comme une marchandise ordinaire, entendu que sa valeur peut faire l’objet d’une dévaluation délibérée de la part de l’État (Pixley et Harcourt, 2013 : 128). L’État se porte garant de la devise en circulation dans une économie, garantit son cours légal et rares sont ceux qui contestent ce rôle. Pourquoi? Parce que c’est dans la devise soutenue par l’État que les agents sont tenus de payer leurs impôts. Ce faisant, l’impôt créé une demande pour la monnaie. Comprenons bien les termes. Ici, par ‘’public’’, on ne nie pas le pouvoir des banques privées d’accroître la masse monétaire en consentant des prêts. Seulement, ils sont générés à partir d’une unité de compte qui, conceptuellement, est publique. Lavoie nomme ainsi la MMT une ‘’ taxes-driven monetary theory ‘’ (Lavoie, 2013 : 3). Pour les néochartalistes, un fait est clair : Modern money is pre-eminently state money, and the liabilities of central banks acquire the status of valuata money or base money because of the coercive power of the state, and in particular, its ablity to levy taxes on its citizens payable in its own currency (…) control over the monetary system in this sense enables a wide range of public policy intiatives, which need not be restrained by essentially self-imposed financing constraints. (Smithin, 2000 : 7) À partir de ces postulats, les néochartalistes vont totalement inverser le raisonnement quant aux fonctions fiscales de l’État. Celui-ci, créateur d’une monnaie en quantité a priori illimitée, ne fait face à aucune contrainte de financement. Si la taxation existe, c’est pour que la valeur advienne, se manifeste, dans la demande de monnaie. La taxation signifie que les activités productives sont accomplies pour obtenir le moyen monétaire nécessaire pour payer l’impôt : la monnaie nationale. La séquence logique entre la création monétaire et le pouvoir fiscal de l’État doit être compris ainsi : ‘’ Government issue money to buy what they need : they tax to generate a demand for that money : and then they accept the money in the payment of a tax. ‘’ (Wray, in Smithin (dir.), 2000 : 61) S’il y a une contrainte dans la création monétaire, celle-ci est extrinsèque à l’ordre monétaire (Mitchell et Mosler, 2005 : 8). 15 La littérature postkeynésienne distingue deux manières distinctes par lesquelles l’État ou sa banque centrale peut créer de la monnaie5 : l’État, en dépensant un prêt sans intérêt (Robertson, 2012) ou la banque centrale, en créditant un prêt sans intérêt au compte chèque d’un salarié de l’État chez une banque privée, possédant elle-même son compte auprès de la banque centrale (Mitchell et Mosler, 2005 : 6). Bien que ces deux moyens soient distincts, ils sont liés logiquement en ce que contrairement au sophisme selon lequel un ménage et un État font face à des contraintes budgétaires analogues, l’État doit dépenser afin de financer l’économie. Ce sophisme ‘’ (…) is nothing but an ex post identity that conflates the state’s financial situation with that of a household. ‘’ (Wray, 2014 : 29) En effet : (…) a household, the user of the currrency, must finance its spending ex ante, whereas government, the issuer of the currency, necessarily must spend first (credit private accounts) before it can subsequently debit private accounts. ‘’ (Mitchell et Mosler, 2005 : 7) La monnaie créée par l’État est, en un certain sens, une dette : ‘’ (…) currency is the debt of the government.’’ (cité in Wray, 1990 : 130) La différence avec la monnaie horizontale semble donc être la suivante : si l’État créé de la monnaie pour régler ses dettes, la banque créée une relation de dette en créant de la monnaie. Dépensant, l’État devient créditeur et la dette est ‘’ (…) redeemed by taxation. ‘’ (Wray, 2014 : 13) La causalité proposée par la MMT, contre-intuitive, pose donc que l’État créé d’abord l’argent et taxe ensuite pour valider sa demande par les agents sur le marché. Les dépenses de l’État sont intimement liées à la quantité d’actifs financiers détenus dans l’économie, c’est-à-dire qu’un déficit budgétaire accroît la quantité de titres, tandis que les surplus diminuent cette quantité (Lavoie, 2013 : 4). Si une politique monétaire expansionniste devait viser un accroissement des titres détenus par les ménages, alors les déficits devraient être la tendance budgétaire normale. Si certains proposent une accentuation du rôle de création monétaire par l’État et sa banque centrale en tant que la monnaie verticale serait ‘’libre de dette’’, cette idée ne fait pas consensus. Si certains comprennent ‘’libre de dette’’ comme créée par l’État et non empruntée aux institutions financières, d’autres diront que l’expression ‘’monnaie libre de 5 Bien que la littérature ne concorde pas toujours quant à la possibilité que ces deux fonctions soient exercées simultanément, aux fins de cet article, nous les envisagerons comme deux moyens complémentaires. 16 dette’’ est un oxymore. Pour eux, la monnaie est toujours une promesse de paiement et son possesseur peut toujours réclamer des biens et services contre elle. En ce sens, portant un taux d’intérêt ou non, la monnaie est une dette. Bien que cette objection soit valide, dans notre étude, nous entendrons ‘’monnaie de crédit’’ comme monnaie créée avec un taux d’intérêt associé à son utilisation de sorte que son existence même implique un taux d’intérêt, contre une monnaie publique ‘’libre de dette’’ au sens où elle ne porterait pas l’exigence consubstantielle d’un paiement d’intérêt (Dittmer, 2014 : 4). 2.3 Monnaie et production Dans cette section, nous éclairerons le rapport entre monnaie de crédit et production afin, dans la section suivante, de pouvoir mieux éclairer le rapport entre monnaie publique et transition écologique. Les sections précédentes nous ont déjà mises sur la piste du pouvoir surdéterminant des banques de solliciter, encourager ou au contraire bloquer la croissance économique (Campiglio, 2014 : 5). Une telle compréhension causale de la monnaie sur la trajectoire productiviste du capitalisme est lourde de conséquences : Investment does not require saving, but finance – that is, holdings or loans of money, the creation of which does not involve production. (…) the creation of money by the banking system is an instrinsic part of the dynamic of capitalism. (Hayes, in Pixley et Harcourt, 2013 : 37) À des fins de clarté, attardons-nous sur cette notion de monnaie comme dette qui est déterminante pour comprendre les relations entre monnaie de crédit et production capitaliste. Nous avons déjà vu que la monnaie créée par les banques constitue une dette. Nous verrons plus bas comment la dette, supposant un remboursement, nécessite la croissance de la production, mais nous pouvons déjà saisir la relation croissance - monnaie en comprenant comment l’endettement soutient la demande de marchandises. C’est parce qu’un particulier emprunte au moment t0 qu’il est, au moment t1, doté des liquidités nécessaires pour consommer davantage. Minsky exprimait ce point ainsi : If income is to grow, financial markets must generate an aggregate demande that, aside from brief intervals, is ever rising (…) For real aggregate demand to be increasing, it is necessary that current savings plans be greater than current received income and that some market technique exist by which aggregate spending in excess of aggregate anticipated income can be financed. (cité in Campiglio et Bernardo, 2013 : 10) 17 En ce sens, pour qu’une économie capitaliste puisse croître, l’endettement doit lui aussi croître (Robertson, 2012 : 123) et le secteur bancaire est d’autant rentable qu’il créé davantage de dettes : Thus the chain of causation (…) relies upon the ability of the economic system to create monetary claims in advance of actual outputs (…) Production can increase only if some agents agree to increase their indebtedness. To do so, credit money must be provided ex nihilo by the banks and there must be an increase in deficit spending. (Lavoie, 1992 : 161) Ce phénomène est particulièrement visible dans la genèse de la crise de 2007-2008 lorsque la distribution de crédits auprès des classes moyennes appauvries et populaires ne pouvait continuer à fonctionner que si les débiteurs appauvris effectuaient des paiements minimaux sur leur dette moyennant que les anticipations sur la croissance de la valeur du secteur résidentiel se poursuivent (Lipietz, 2012 : 15). Analyser les secteurs monétaires et productifs de manière indépendante ne fait donc pas de sens, la quantité de monnaie est intrinsèquement liée aux demandes d’investissement (Wray, 1990 : 1). Nous avons vu à la section 2.1 que la monnaie de crédit, en tant qu’elle porte intérêt, porte en elle l’impératif d’un remboursement, supposant une activité productive et monétaire. La monnaie de crédit est normalement6 dépensée par des agents non-bancaires dans le but de créer une richesse future : ‘’ Money is at all times the liabilities issued by banking institutions which have been endorsed by the state primarly for the purpose of financing the formation of future real wealth. ‘’ (Seccareccia et Parguez, in Smithin (dir.), 2000 : 107) C’est l’institution bancaire responsable de sa création qui est responsable de l’orientation générale des économies productivistes en ce qu’elles seules déterminent à qui prêtent-elles et donc qui obtient le pouvoir de dépenser (Dittmer, 2014 : 4). Au-delà du profit, c’est l’intérêt qui présuppose une croissance des activités productives, au sens où le remboursement d’une monnaie de crédit, principal et intérêt, provoquerait nécessairement une diminution de la quantité de monnaie à moins que d’autres agents ne s’endettent. Si on calcule le profit qu’une banque cherche à opérer, les prêts doivent s’accroître si les paiements de capital, d’intérêt et le profit bancaire doivent se maintenir : Therefore, a portion of banks’ profits is retained and not put back into circulation (…). This loss must be compensated by an inflow of new money, if firms are to make profits in the aggregate. But only a growing economy can sustain continuous inflow of new money by credit 6 Nous faisons abstraction, dans cet article, de la préférence pour la liquidité. 18 expansion, which compensates for the increase in bank owner’s capital. (Biswanger, 2009 : 20). C’est aussi le point de vue de plusieurs économistes écologiques pour qui le taux d’intérêt étant généralement supérieur aux taux de croissance, les paiements d’intérêt représentent un transfert net de valeur au secteur bancaire, requérant une quantité additionnelle de monnaie pour compenser ce transfert pour ceux qui ont à rembourser, et donc une quantité supérieure d’activités productives (Farley et. al., 2013 : 3). En effet, si le taux d’intérêt est supérieur au taux de croissance d’une économie, c’est que la quantité d’argent transférée au secteur financier sera supérieure à celle prêtée, de sorte qu’en aval, il doit y avoir croissance ou dépression. Il devrait être clair maintenant que la monnaie est la condition qui ‘’ set in motion ‘’ la production sur le marché (Mellor, 2010, 69) : As debts are repaid with interest, the economy as a whole has to expand not only to cover the debt but the interest as well (…) there is a need for an ever expanding increase in debt-based money as more money must be paid back than was originally issued. (Mellor, 2010 : 25) L’intérêt est la condition de possibilité de la monnaie de crédit ; or : ‘’ (…) it has long been argued that a systemic growth imperative, antithetical to the second law of thermodynamics, is inherent to its design. ‘’ (Dittmer, 2012 : 3). Le taux d’intérêt exprime le surcroît de monnaie qui doit être payé sur une somme prêtée avant l’échéance d’un prêt, supérieur à la somme initiale7, de sorte que dans nos économies financiarisées et à faible croissance, la monnaie de crédit représente deux anticipations. Pour le créditeur, elle représente l’anticipation d’un transfert de valeur vers les capitalistes financiers. Pour son possesseur, elle est anticipation d’accumulation de plus de monnaie dans le futur (Fantacci, in Pixley et Harcourt, 2013 : 140). Dans une économie en croissance, si la croissance de la production est telle que la quantité de marchandises augmente, il est nécessaire que la quantité de monnaie augmente au risque d’une spirale inflationniste décrédibilisant son rôle social. (Farley et al., 2013 : 5) C’est ce phénomène que Lipietz qualifie d’’’antévalidation’’ de l’économie par la monnaie : (…) les banques font ‘’crédit à l’économie réelle’’ (…) ce faisant, elles valident par anticipation la réussite des entreprises à qui elles font crédit. Cette ‘’antévalidation’’ créé donc 7 À moins d’épisode d’hyperinflation. Néanmoins, ces épisodes sont l’exception plutôt que la norme dans l’histoire du capitalisme avancé, particulièrement depuis les années 1980 où le contrôle de l’inflation est devenu la priorité opérationnelle des banques centrales. 19 une monnaie papier dont la circulation, en facilitant les échanges, créé, par prophétie autoréalisatrice, un climat général, ou effectivement les entreprises de leurs débiteurs aboutissent, ce qui leur permet de rembourser. (Lipietz, 2012 : 18) Minsky interprétait ainsi la fonction des déficits publics. Dans une économie dominée par la monnaie de crédit, il arrive que sa quantité soit insuffisante pour assurer les paiements du principal, des intérêts, des profits et de l’épargne. Pour que ces paiements puissent se faire, il faut un surcroît de monnaie dans l’économie, que l’État peut insérer en accusant un déficit (Farley et. al., 2013 : 14). En sens inverse, une diminution de la quantité de monnaie dépend d’une diminution des revenus issue de l’économie productive (Lavoie, 1992 : 186). La production matérielle est la condition nécessaire pour empêcher la crise d’une économie monétaire de production (Lawn, 2011 : 12), de sorte que dans une économie capitaliste, production et finance sont à la fois et au même moment de nature réelle et financière (Mellor, 2010 : 103), selon des rapports différents. La monnaie n’est pas neutre quant à l’impact écologique : Fractional reserve money is therefore not neutral with respect to the scale of physical economy, it requires growth of GDP to keep the money supply from declining. And GDP growth correlates positively with throughput growth. (Daly, 2007 : 90) Avant de passer à la dernière étape de notre exposé, résumons, avec l’économiste écologique Farley, le propos développé jusqu’ici. Nous verrons dans l’extrait cité que la mobilisation par celui-ci des théories postkeynésiennes annoncent la conclusion de notre démonstration, soit que celles-ci peuvent servir d’alliées épistémologique à l’économie écologique dans une stratégie d’économie stationnaire : (…) there are two main sources of money. The national government (including Treasury and central Bank) ultimately has the monopoly of national currencies, which are known as vertical money that they can spend or loan into existence. Governments (…) create money through electronic deposits directly into banks accounts in payments for goods and services or as a direct transfer. (…) Vertical money is created debt-free and the vast majority of it ultimately ends up in bank deposits. Vertical money, however, is only a small fraction of the total money supply. (…) the amount of money in the economy is largely determined by how much banks want to lend and firms and households want to borrrow. (…) we can think of vertical money as being backed by government taxes, while horizontal money is backed by the productive capacity of the economy. (Farley et. al., 2013 : 6-7) 3. Les théories postkeynésiennes : alliées pour l’économie écologique? Depuis Georgescu-Roegen, l’économie écologique affirme que la croissance économique est possible par l’extraction de ressources non-renouvelables à basse entropie et la 20 production de déchets à haute entropie au-delà des capacités de régénération des écosystèmes. Si une telle proposition nous rappellera le mouvement de la décroissance, nous pouvons envisager ces deux courants comme partie distincte du mouvement écologiste. En effet, si les deux mouvements ont des origines intellectuelles communes (critique de la technique par Ellul, rapport Meadows, etc.), la contribution spécifique de l’économie écologique forme des assises intellectuelles suffisamment distinctes de la décroissance pour qu’il soit utile de les distinguer (Martinez-Alier et. al., 2010 : 17421743). De plus, si la décroissance a généralement eu un rapport critique, voire hostile visà-vis l’État et le pouvoir (Ariès, in D’Alisa et. al., 2015 : 171), nous verrons que l’économie écologique entretient un rapport plus apaisé avec l’État et les institutions publiques. Si l’économie écologique peut se ranger parmi les différentes hétérodoxies en économie (Lavoie, 2014 : 12), la décroissance, elle, serait une théorie antiéconomique, l’économique étant interprétée comme une ‘’dismal science’’ (Martinez-Alier et. al., 2010 : 1744). De l’importante contribution de l’économie écologique, soulignons la définition de la ‘’ soutenabilité ‘’ en tant que seuil proposé pour la production économique de nos sociétés par l’économie écologique : (…) an optimal scale of the economy is one that is sustainable, therefore not eroding the environmental capacity over time and one where at the margin, economic activity provides the same level of productive benefit to society compared to the cost of degrading ecosystem services from further growth in throughput. (Martinez-Alier, et. al., 2010 : 1743) En ce sens, une économie stationnaire devrait maintenir un niveau minimal d’intrants énergétiques et matériels afin de limiter la quantité de déchets issue du processus productif, éjectée dans l’environnement. Cette économie se caractériserait par une quantité de ressources envoyées dans le processus productif égale aux capacités d’assimilation des déchets et de régénération des stocks de la planète (Lawn, 2005 : 2). Notons que pour l’économie écologique, la proposition normative est conséquente de l’analyse positive. En effet, comme l’affirme Lawn, c’est par la reconnaissance de contraintes biophysiques sur le procès de production économique que l’économie écologique ‘’ (…) have thus called for a rapid transition to a low growth and eventually steady-state economy. ‘’ (Lawn, 2005 : 1) Au-delà d’un certain seuil déjà traversé par la plupart des sociétés capitalistes, la croissance économique ne sert plus la croissance du bien-être, ces deux mesures pouvant même évoluer en sens inverse. La nature, ou ‘’capital naturel’’, n’est pas ici un substitut 21 (pouvant être remplacé au gré du développement technologique), mais un complément, c’est-à-dire une condition nécessaire à l’activité économique. Le degré de substitution que le capital technique peut jouer par rapport au capital naturel est limité. Le recyclage total est impossible et l’énergie produite n’est pas recyclable, rejetée dans l’écosystème à haute entropie (Lawn, 2005 : 6). Intéressons-nous maintenant à comment les théories monétaires postkeynésiennes pourraient servir l’économie écologique. Daly, réitérant l’énoncé de Keynes, rappelle que s’il existe des raisons intrinsèques justifiant la rareté des ressources écosystémiques, il n’existe pas de raisons intrinsèques justifiant la rareté du capital financier (Daly, 2007 : 119). Pourtant, la monnaie de crédit porte l’impératif de la croissance (voir section 2.3), antithétique avec la durabilité écologique (Mellor, 2010 : 169). Les propositions des économistes écologiques manifestent leur intérêt lorsqu’on jauge les contraintes structurelles expliquant l’échec relatif de l’ ‘’investissement vert. ‘’ Ceux-ci présentent un rapport de retour sur investissement peu attractif, les risques étant énormes et les retours, incertains (Campiglio, 2014 : 8). Si les principaux joueurs de l’économie financière recherchent d’abord la liquidité des actifs, les propriétés des actifs issus de l’investissement vert sont typiquement illiquides, ce qui place ce type d’investissement en contradiction avec les tendances lourdes de l’économie financière. Pour l’économie écologique, le marché est impuissant à servir d’outil efficace dans la transition, car : (…) resource price can only provide information about the scarcity of one resource relative to another (…) But sustainability is a question of absolute scarcity (…) it is necessary for a quantitative constraint to be imposed on the increasing resource flow, preferably by an appropriate government authority. (Lawn, 2005 : 13) Comme l’affirme Ropke : ‘’ (…) prices are not worth much ‘’, when it comes to the assessment of values. ‘’ (2005 : 18) Intéressons-nous maintenant au modèle de l’économie écologique d’une économie stationnaire. Si la théorie néoclassique implique une théorie de la sound fiannce, la MMT suggère une théorie de la finance fonctionnelle : l’objectif poursuivi par la politique budgétaire et monétaire ne devrait pas être de viser un équilibre dépenses-revenus, mais d’utiliser la monnaie comme outil visant à atteindre certains objectifs (Wray, 2014 : 22). Un certain nombre d’économistes, de chercheurs en sciences sociales et de militants ont 22 tenté d’intégrer le cadre analytique de la monnaie développé à la section 2 afin de suggérer une politique où le pouvoir exclusif de l’État en matière monétaire servirait au développement d’une économie plus écologique, entendu qu’il n’y a pas de raisons de principe empêchant l’État de se prévaloir du pouvoir de création monétaire aujourd’hui majoritairement occupé par les banques privées. La section 2 devrait avoir donné une idée approximative d’une politique monétaire écologique qui passerait par le rehaussement du seuil de réserves obligatoires chez les banques, voire l’abolition complète de leur pouvoir de création monétaire. L’une des propositions les plus audacieuses allant en ce sens a été faite par Lawn. En assumant les propriétés démocratiques de l’État libéral (Lawn, 2005 : 210)8 (suffrage universel, démocratie représentative, etc.) toute analyse rationnelle du rôle des autorités publiques et monétaires dans la transition vers une économie écologique doit d’abord, selon Lawn, assumer le fait qu’un gouvernement n’a pas, stricto sensu, de contraintes budgétaires à dépenser. La fiscalité n’existe pas pour financer les opérations budgétaires des gouvernements mais bien pour limiter le pouvoir de dépenser des agents privés : By virtue of legislation that renders a central government the monopoly owner and issuer of a nation’s currency, a central government effectively possesses, wether it like it or not, a bottomless pitt of money that endows it with unlimited, internal spending power. (Lawn, 2011 : 932) Le modèle théorique d’économie stationnaire tel que proposé par Lawn est relativement simple.9 Le gouvernement se saisit progressivement du pouvoir de créer de la monnaie en haussant les réserves exigées de la part des banques privées. Au fur et à mesure que les banques sont limitées dans leur capacité de créer de la monnaie de crédit, le gouvernement, lui, émet une monnaie pouvant être transférée aux comptes de particuliers et ne comportant aucun taux d’intérêt. Au terme de ce processus de transition, l’État se trouve le seul émetteur de monnaie. Ici, c’est la création monétaire qui est nationalisée plutôt que le système bancaire : To minimize the frequency and magnitude of finance collapses and the destabilisation of the economy that follows, I plan to take the control of the money supply. I am to achieve this by 8 Entendu ici dans le sens qui est le sien dans la philosophie politique anglo-saxonne marquée par Rawls. Dans ses modèles, Lawn développe le système de taux de change qui rendrait ce système possible à mondialement. Pourtant, la place impartie pour cette étude étant limitée, nous ne pourrons y développer cet aspect. 9 23 gradually increasing the fractional reserve ratio to at least 50% and by crapping the amount of money that banks can create. (…) My plan is to have simple-interest dollar exist electronically in specially designed accounts than can only be converted into real good and services, not financial assest. (Lawn, 2011 : 934) À 100% de réserves exigées sur leurs dépôts, les banques ne peuvent créer de monnaie, mais peuvent néanmoins continuer à exister et même à réaliser des profits sur les dépôts, mais seulement à partir de leur gestion et d’activités liées à l’intermédiation financière entre un déposant et un emprunteur (Daly, 2013). Un tel système n’implique donc pas la nationalisation des banques, les frais liés aux activités mentionnées assurant leur viabilité financière (Dittmer, 2014 : 1). Cela n’empêche pas une socialisation du secteur bancaire non public : les dépôts pourraient en principe être faits dans des institutions socialisées, telles des coopératives de dépôt. Dans une économie où l’endettement et les taux de croissance anticipé diminueraient, les activités du secteur financier diminueraient forcément (Daly, 2005 : 105). En principe, un gouvernement peut donc dépenser une quantité importante de monnaie pour des projets orientés vers la transition écologique et utiliser la fiscalité pour limiter les risques inflationnistes venant des dépenses du secteur privé. L’essentiel de cette politique s’exercerait sur les comptes des banques auprès de la banque centrale, n’impliquant donc qu’une monnaie purement scripturale. En principe, nul bien ou service dont la vente passe par l’intermédiaire d’une monnaie garantie par l’État ne pourrait pas être acheté : A government that issue its own currency can never run out of keystrokes. Sovereing debt cannot be forced into involuntary insolvency. (…) It can always afford to buy anything that is for sale in its own currency. (Wray, in Pixley et Harcourt, 2013 : 94) Un gouvernement entrant en déficit, dépensant davantage qu’il ne limite le pouvoir de dépenser par ses taxes et impôts, augmente la quantité de monnaie en circulation : l’opposé est vrai lorsqu’il accuse un surplus budgétaire. En conséquence, une des marges discrétionnaires de l’État pour orienter les comportements économiques a à voir avec la relation entre ses dépenses et l’épargne privée. Dans le cadre d’analyse que nous avons développé, un déficit public permet la création d’actifs financiers pour les acteurs privés, tandis qu’un surplus a l’effet inverse (Mitchell et Mosler, 2005 : 4). L’intervention étatique, dans la création ou la destruction de l’épargne privée et donc de la capacité de dépenser, est essentielle dans l’élaboration d’une économie stationnaire : si l’État devait créer davantage de monnaie que la quantité désirée par le public, de sorte qu’il y aurait poussée 24 inflationniste, le gouvernement devrait, ex post, créer moins de monnaie et taxer davantage, limitant ainsi le pouvoir de dépenser. S’il s’agit d’éliminer la possibilité de créer de la monnaie de crédit portant intérêt par des prêts, il s’agirait de garantir à l’État ce pouvoir ‘’vertical’’ de création d’une monnaie libre d’intérêt. Une économie stationnaire pourrait varier en termes de croissance autour d’un certain seuil. Cette variance ne serait pas laissée aux aléas arbitraires du marché, mais pourrait être contrôlée par les politiques contre-cycliques de la banque centrale (Farley et. al., 2013 : 11). Durant la transition, l’effet inflationniste serait annulé de la même façon que l’immense création monétaire par la FED durant la crise financière n’a pas provoquée d’inflation galopante. Au fur et à mesure que la FED injectait de la monnaie verticale sur le marché, une quantité importante de monnaie horizontale se trouvait détruite par le fait que les prêts privés se trouvaient remboursés à un rythme supérieur à l’émission de nouveaux prêts. Dans l’ensemble, la quantité de monnaie ne s’est guère accrue de manière significative. Une transition vers une économie stationnaire pourrait emprunter une route analogue (Farley et. al., 2013 : 20). Si le chômage devait augmenter suite à une diminution du taux de croissance du PIB, c’est parce que l’État échouerait à remplir son rôle d’employeur de dernier recours pouvant financer un programme d’emploi garanti par création monétaire, permettant l’atteinte d’un ‘’ (…) Ralwsian-like equity goal. ‘’10 (Lawn, 2011 : 5) Un tel système permettrait non seulement le plein-emploi, mais ferait en sorte que les travailleurs engagés recevraient explicitement le mandat de fournir des biens publics que le marché et les corporations privés ne fournissent pas. Les salaires, inférieurs au salaire moyen dans le secteur privé, seraient non-inflationnistes pour autant qu’un certain ratio de travailleurs de ce programme et de travailleurs du secteur privé soit atteint (Lawn, 2011 : 5). C’est à une inversion des rapports entre l’État et le capital financier que ce modèle appelle (Dittmer, 2014 : 1). Celui-ci invite à une philosophie sociale envisageant la communauté politique comme constituée d’une communauté de citoyens et chapeautée par un État ayant un rôle de redistribution fiscale prononcé (Lawn, 2005 : 229, 2011 : 7). L’État doit redistribuer pour prévenir l’accumulation inéquitable de la richesse dans une société de 10 Pour des détails quant à cette conception de la justice, voir Rawls (1971). 25 marché (Murtaza, 2010 : 579). C’est dans un cadre d’analyse voisin que Dittmer affirme qu’au-delà des systèmes de monnaies locales aux effets limités, le mouvement écologiste aurait avantage à adopter la nationalisation de la création monétaire comme revendication plus susceptible de servir ses aspirations (Dittmer, 2012 : 3) : (…) strongly increased public-control over monetary creation is a prerequisite for monetary and fiscal policies that give priority to ecological sustainability and social equity over private profits. (…) The curtailement of the discretionary lending powers of banks would enhance government control over the money supply, hence over inflation, allowing governments to spend into existence a large share of the money supply or lend it into existence at low zero interest rates. This would eliminate (or at least mitigate) the growth imperative of an interestbearing money supply. (Dittmer, 2012 : 5) Comprenons que si le modèle proposé se veut ‘’stationnaire’’ quant à la quantité de ressources envoyée dans le processus productif, cela ne signifie pas que l’économie y soit stagnante. En effet, rien n’y empêche qu’à quantité d’intrants égale, la qualité des biens et services produits ne s’y améliore, incitée par la préservation de plusieurs dimensions du cadre institutionnel des sociétés capitalistes estimées essentielles pour la viabilité du système : propriété privée, profits, marché, etc. (Lawn, 2005 : 15, 20) Pour Lawn, la pression à la croissance n’est pas essentielle au capitalisme, résultant plutôt d’une configuration institutionnelle spécifique susceptible de changer dans le sens indiqué par le modèle. Pour Kerschner, si le modèle accepte une part de décroissance pour le Nord, cela n’est pas en vue des bienfaits intrinsèques de la décroissance, mais comme moyen de libérer de l’espace de développement pour le Sud, en d’autres mots, comme moyen d’une économie stationnaire globale équitable (Kerschner, 2009 : 544) Avec les développements de la section 2, l’idée qu’une condition nécessaire d’une économie stationnaire soit l’absence de monnaie portant intérêt devrait être plus claire. Un système monétaire adéquat à une économie stationnaire devrait donc être vertical (Dittmer, 2012 : 13), dépendant de l’État plutôt que des prêts consentis par une banque privée. Nous constatons dans la littérature une absence de consensus quant au statut juridique réservée aux banques dans une économie stationnaire et quant aux critères de justice auxquels le système devrait correspondre. Si, pour Lawn, les banques privées pourraient continuer à exister moyennent un ratio de réserves élevé, Robertson fait de la banque centrale l’institution recevant le mandat de créer la quantité de monnaie tel que déterminé par un gouvernement démocratique. Mellor, quant à elle, suggère une socialisation des banques, 26 mesure suffisante selon elle pour retirer l’incitatif à la croissance portée par la monnaie de crédit (Mellor, 2010 : 171). Dans cette proposition de socialisation de l’économie, les prêts seraient conditionnels à des critères sociaux identifiés politiquement. Par ailleurs, tous les auteurs ne s’entendent pas sur la dimension démocratique à donner à ces réformes monétaires. Les positions vont d’un libéralisme progressiste à un socialisme antilibéral. Si Lawn envisage la création monétaire comme une tâche hautement technique nécessitant une fine manipulation par une bureaucratie, d’autres insistent davantage sur le contrôle démocratique devant être exercé sur le processus de création monétaire, lequel pourrait être indirectement exercé par le mandat conféré à une autorité monétaire (monetary trust) indépendante par un gouvernement démocratique. Ainsi, les économistes écologistes n’ont pas de position consensuelle quant à l’organisation démocratique du modèle : certains mettent de l’avant un très haut degré de participation citoyenne, tandis que d’autres ont ce que Kerschner (2010 ; 549) appelle ‘’ (…) an air of authoritarian top-down decisionmaking. ‘’. De plus, si les auteurs que nous avons mobilisés semblent former un consensus autour d’une organisation nationale de la création monétaire, tous les économistes écologistes ne vont pas dans cette direction théorique. C’est le cas de Douthwaite (2012 : 192), pour qui les systèmes locaux et régionaux offrent davantage de flexibilité en prenant en compte des caractéristiques démographiques, géographiques, etc., propres à des communautés locales. Chose certaine, les bilans effectués sur les systèmes de monnaie locale (Dittmer, in D’Alisa et. al., 2015 : 269-273) sont pour le moins mitigés. L’idée selon laquelle la stabilisation des systèmes monétaires passe nécessairement par l’intervention étatique semble difficilement contestable au regard des faits historiques (Dittmer, 2014 : 10). Le programme que nous avons défendu ici ne va pas sans être critiquée. Si la réforme monétaire est théoriquement et techniquement possible, l’est-elle politiquement dans le cadre d’une démocratie libérale, ou nécessiterait-elle le développement d’un nouvel ethos de la coopération (Murtaza, 2011 : 580)? Pour Lawn, l’accentuation des pressions écologiques sur le bien-être humain et la possibilité pour les écologistes de se regrouper et de faire front contre les groupes ayant intérêt à la croissance justifie un optimisme de la persuasion démocratique dans la transition vers une économie stationnaire : 27 (…) a would-be-government wishing to initiate the transition to away from a wigh-growth economy is democratically electable provided enough people can be convinced of the crisis wee already face, the desirability of a SSE, and the preservation of currently-enjoyed freedoms. (Lawn, 2005 : 228) 4. Conclusion Notre projet, moins ambitieux que celui de résoudre ces problèmes, consiste à participer à la construction d’un argumentaire rationnel autour du rôle que l’État, via sa fonction de créateur de monnaie, pourrait jouer dans la transition vers une économie stationnaire, soutenable écologiquement. En mobilisant les sources historiques de la section 1 pour donner du poids à l’argument du lien de nécessité entre État et monnaie, nous avons développé les théories postkeynésiennes de la monnaie à la section 2. Ce faisant, nous avons pu montrer, de manière cohérente, à la section 3, les arguments de nationalisation de la création monétaire par certains économistes écologistes. À défaut d’avoir rempli cet objectif, nous espérons familiariser le public francophone à ce débat qui, la bibliographie l’indiquera, se construit surtout en langue anglaise. Puisse cette modeste proposition susciter la discussion de ces thèses cohérentes et originales. 28 Bibliographie Bernardo, G. et Campiglio, E. (2013). A Simple Model of Income, Aggregate Demand, and the Process of Credit Creation by Private Banks, Working paper no 777, Levy Economic Institute of Bard College, 34 p. Biswanger, M. (2009). Is there a growth imperative in capitalist economies? 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