SCRE 2001F nouveau 29/03/01 17:34 Page 96 G E R G E LY N A G Y 9 Notes ■ « Utopie et sciences sociales ». Colloque international organisé par l’Ecole Doctorale : langage, espace, temps, Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Franche-Comté, et le Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie (LASA-UFC), 22-23 mars 1997. Voir aussi la publication des Actes : B PEQUIGNOT (Dir.), Utopies et sciences sociales, L’Harmattan, Paris, 1998. Coll. Logiques sociales, 354 p. 2. Les cités-jardins du Mitteleuropa, Appel d’offres, recherche du PIRVilles, CNRS, terminée en 1998. Responsable scientifique : S. Jonas ; autres membres de l’équipe : M.N. Denis, F. Weidmann, L. Bonnord (Strasbourg) ; A. Mariotte (Dresde) ; W. Kononowicz (Wroclaw) ; G. Nagy, K. Szelényi, J. Vadas (Budapest). Voir aussi l’ouvrage S. Jonas, G. Nagy, K. Szelényi (Dir.), Les cités-jardins du Mitteleuropa ; étude de cas de Strasbourg, Dresde, Wroclaw et Budapest, Hungarian Pictures, Budapest (la sortie du livre est prévue pour le printemps 2001). 3 A la recherche de la cité idéale. Exposition organisée par l’Institut Claude-Nicolas Ledoux avec la participation du Ministère de la Culture et de nombreuses institutions et associations. Voir notamment la Salle 12 – Questions d’aujourd’hui. De Chandigarh à Shanghai : L’état de la ville ; responsable : J. Rizzotti, architecte ; autres membres de l’équipe : C. Bourgeois, photographe, S. Jonas, sociologue, R. Kleinschmager, géographe, D. Payot, philosophe. 4. J. Duvignaud, Chebika. Etude sociologique, Paris, Gallimard, 1968. 5 H. Desroche, « Utopie et utopies », in Encyclopaedia Universalis, pp. 264-269 ; Th. Kuhn, « La fonction des expériences par la pensée » in La tension essentielle, Tradition et changement dans les sciences, Gallimard, Paris, 1990. 6. G. Fontenis, L’autre communisme ; histoire subversive du mouvement libertaire, Acratie, 1990. 7 F. Godez, « L’utopie comme méthode : ou la reconstruction utopique comme expérience « narrative » de pensée », in B. Pequignot (Dir.), Utopie et sciences sociales, op. cit., pp. 193-201. 8 A. L. Morton, L’utopie anglaise, Maspero, Paris, 1964, p. 9. 1. 10 11 12 13 G. Benoît-Lévy, La Cité-Jardin, Editions Henri Jouve, Paris, 1904. Préface de Charles Gide. H. Kampffmeyer, Die Gartenstadtbewegung, Verlag von B. G. Teubner, Berlin, 1913 (2e édition) ; « Le mouvement en faveur des cités-jardins en Allemagne », in revue Vie Urbaine, Paris-Sorbonne, n° 28, 1925 ; P. Behrens, «Die Gartenstadtbewegung» in revue Gartenstadt, 4. Heft, 2. Jahrgang, 1908. L’une de nos hypothèses de départ au sujet de l’existence ou non d’un modèle de cité-jardin du Mitteleuropa, s’est imposée à nous à cause du rôle de pionnier qu’a joué l’Allemagne unifiée dans l’innovation et la diffusion des cités-jardins sur le continent. Nous sommes ici bien sûr en présence du grand mythe fondateur paradigmatique de la mission historique civilisatrice germanique depuis l’existence du Saint Empire Romain Germanique. Mais de nombreux chercheurs des nouveaux pays démocratiques ne sont pas satisfaits de l’appellation nouvelle proposée par la diplomatie occidentale, à savoir « L’Europe Centrale et Orientale », et ils observent que l’Europe Centrale commence déjà sur le versant est des Vosges en France et l’Europe Orientale va jusqu’au piémont de l’Oural. H. Lefebvre, Droit à la ville, T. I. Anthropos, Paris, 1968, p. 122 ; H. Raymond, L’architecture, les aventures spatiales de la raison, CCI – Centre Pompidou, Paris, 1984. L’exposition A la recherche de la cité idéale a été conçue et réalisée par l’Institut Claude-Nicolas Ledoux d’Arc-et-Senans, présidé par Serge Antoine, avec la participation notamment de la Mission 2000 en France, du Ministère de la Culture et de la Confédération Suisse. Salle 12 – Questions d’aujourd’hui. De Chandigarh à Shanghai : l’état de la ville, Concepteur et responsable : Jacques Rizzotti, architecte, Professeur à l’École d’Architecture de Strasbourg ; autres membres de l’équipe de réflexion : Christophe Bourgeois, photographe, S. Jonas, sociologue, R. Kleinschmager, géographe, D. Payot, philosophe. Les titres des 11 autres salles sont les suivants : 1 – Scènes des villes rêvées ; 2 – Visions et volontés ; 3 – Leçons de Ledoux ; 4 – L’architecture de la cité idéale ; 5 – Rêves d’ingénieurs ; 6 – Vivre et 96 Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes 14 15 16 17. 18 19 20 21 22 23 25 25 travailler ensemble ; 7 – Les portraits ; 8 – La grande horloge du monde ; 9 – Villes et réseaux – Réseaux et villes ; 10 – Les cités en bandes dessinées ; 11 – Les cités des animaux. (Voir aussi : Guide d’exposition). E. Kaufmann, De Ledoux à Le Corbusier ; origine et développement de l’architecture autonome, Éd. Livre et Communication, Paris, 1990. La première édition autrichienne date de 1933. C. N. Ledoux , L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, Paris, 1804. Cité par Kaufmann, op.cit., p. 30. Idem, p. 31. A. Chenevez, « Saline d’Arc-etSenans : utopie et mémoire vide », in B. Pequignot, (Dir.), Utopies et sciences sociales, op. cit., p. 55. S. Jonas, « Le Corbusier, théoricien de l’urbanisme et penseur de la sociologie des villes » in F. Bradfer (Dir.) Le Corbusier, la modernité et après…, Ed. CIAO, Louvain-laNeuve, 1988, pp. 139-146 ; « La dimension utopique dans l’œuvre urbanistique de Le Corbusier », in B. PEQUIGNOT (Dir.), Utopies…, op. cit., pp. 111-126. Le Corbusier, La Ville radieuse, Paris, 1935. M. Parent, « Discours de clôture » in P.G. GEROSA, S. JONAS (Dir.), Le Corbusier, Europe et Modernité, Editions Corvina, Budapest, 1991, pp. 244-249. (Actes du colloque international, Conseil de l’Europe, 1987.) Cité par J. Rizzotti in Petit Guide de l’exposition A la recherche de la cité idéale, p. 76. Les éléments principaux du Plan Directeur sont les suivants : 1 – Capitole ; 2 – Centre commercial ; 3 – hôtels, restaurants ; 4 – musée, stade ; 5 – Université ; 6- marché ; 7 – bandes de verdure dans les secteurs ; 8 – la rue marchande ; 9 – la vallée des loisirs ; 10 – industrie et gares (voir aussi le plan). Le Capitole se compose ainsi : Le Parlement ; le Secrétariat ; le Palais du Gouverneur ; le Palais de Justice ; la Tour des Ombres et la Fosse des Considérations ; le Monument des Martyrs ; le Monument de la Main Ouverte ; le Club ; le lac artificiel. J. Rizzotti, in Petit Guide de l’exposition, op. cit., p. 76. Utopie et cités-jardins L’exemple de la colonie Wekerle à Budapest(Hongrie) es idées utopiques ont rarement été mises en pratique dans le domaine de l’architecture. L’univers de la théorie architecturale est issu des descriptions données pour contribuer à la pratique de l’architecture ordinaire par un système de règles favorisant des formes sensées parfaites et des constructions utilitaires. Les systèmes de proportion, les exigences constructives et les guides pratiques ont déjà été produits - et ce n’est pas un hasard - dans l’architecture antique. Les principes directeurs qui sous-tendaient ces acquis étaient la beauté inaccessible et l’utilité (fonction, stabilité, emploi, etc.). Naturellement, les explications, notées en marge des indications pratiques, devaient éclairer les concepts abstraits tels que la beauté définie par le goût de l’époque. A cause de la fixation des systèmes des ordres, liés au style, au moment des changements des possibilités architecturales d’une époque donnée (formation de nouveaux styles architecturaux), il était naturel que les conditions des systèmes de représentations possibles justifiant la beauté, saisis seulement grâce à la mathématique, dussent aussi changer en fonction de la dépendance du lieu géographique, de la conception, et des possibilités locales. Les cultures architecturales nouvelles, les modes d’une époque, les technologies nouvelles, les possibilités de transformation du matériau ont ouvert de nouvelles perspectives à l’architecture. Rappelons-nous ici les transformations considérables de l’ordre fonctionnel des bâtiments bien construits, L GERGELY NAGY Architecte Université Technique de Budapest sous l’effet et l’influence de la logique de l’ordre dorique. Elles ont permis l’introduction des autres ordres architecturaux et d’autres proportions. Les principes de composition et les points de vue également rédigés ont toujours visé la perfection. Les lois statiques terrestres ont fait naître à chaque époque des systèmes qui avaient leurs principes propres, les structures parfaites qui leur correspondaient. Le principe (l’effort) précédait considérablement les possibilités réelles, mais à l’apogée d’une époque donnée les principes pouvaient être en parfaite harmonie avec les lois de la nature terrestre. L’exigence de composition de l’espace issue de l’esprit du temps et les styles architecturaux consécutifs pouvaient ainsi se servir réciproquement. La tendance à la perfection représentait l’esprit du temps. L’interprétation de l’univers terrestre de l’homme, le rapport humain transcendantal, dicté par l’époque, ne pouvait s’exprimer de façon plus démonstrative que dans l’architecture. A côté de l’univers des formes - né pour accentuer l’élément spatial et sa délimitation - c’est la conception de l’espace qui possède le plus grand nombre de caractéristiques. Très tôt, dans l’Antiquité, surtout à l’époque romaine, les exigences ont été résumées d’une manière très synthétique. Les contraintes, les régularités ont défini les principes de construction et d’architecture. Ce n’est pas par hasard que l’ordre de l’interprétation du monde architectural a opéré un retournement à l’époque de la Renaissance. 97 SCRE 2001F nouveau 29/03/01 17:35 Page 98 Gergely Nagy Le problème du « Garden Suburb» illustré par R. Unwin dans une leçon sur l’expansion urbaine faite à Manchester en 1912 Des cités idéales de la Renaissance ■ 98 Cette époque a créé également une nouvelle pensée à partir de sa nouvelle conception: rejeter l’univers de l’espace et des formes précédent. Pour pouvoir exprimer les nouveaux principes, il a fallu créer une nouvelle conception de l’espace. La perception était déjà auparavant une catégorie déterminante, mais la recherche de la beauté a pris des formes totalement nouvelles. Les théories et les modes d’interprétation surgis avec une force accrue ont été formulés en s’appuyant sur l’érudition de l’Antiquité. La théorie de l’architecture a fixé, souvent indépendamment de la pratique, les principes qui ont exercé plus tard une influence considérable sur l’évolution de l’architecture (par exemple: la centralité). Les idées et les principes ont créé un nouvel univers de pensée. Les systèmes se sont perfectionnés, en passant des proportions des éléments architecturaux les plus petits au montage de systèmes de structures urbaines complètes. La conception de l’environnement complet, la réflexion globale visant l’ordre parfait ont créé un système idéal. Des modèles idéaux sont nés, dont l’importance pratique est incontestable. Les exigences fonctionnelles sont devenues de plus en plus complexes, l’architecture a pu aussi remplir ainsi un rôle décisif dans plusieurs domaines. Du point de vue architectural, la ville est une telle entité. Dès le Moyen Age sont nées de petites villes qui ont reflété l’idéal du système de cité-jardin. L’architecte anglais, Sir Patrick Abercrombie (1879-1957), a considéré que la ville flamande de Fournès était une cité-jardin médiévale. Sa formulation est incontestablement pertinente, puisque sur la gravure de 1590 présentée dans son ouvrage 1, on voit que les fonctions urbaines de l’époque sont organisées d’une façon moderne même pour l’esprit de notre époque actuelle. La place centrale, le système de voirie intramuros, les remparts fortifiés, ainsi que le rapport des maisons bourgeoises et des champs cultivés expriment des principes réels de cité-jardin. C’est seulement le rapport avec l’industrie qui est absent de ce milieu à cause de l’époque. La vie des villes, leur organisation possible, l’importance militaire des agglomérations, leur défense ont créé Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ? une nouvelle vision urbaine. En même temps la ville, en tant qu’un nouvel espace social, a engendré de nouvelles interrogations. Autrefois, les questions théoriques aidaient la pratique. La théorie architecturale a précédé son époque pendant la Renaissance. Le modèle est apparu. La création de modèles a, dans ce milieu idéal, créé un ordre adéquat, adapté à un environnement optimal. Les principes ont été projetés dans l’avenir à l’aide d’idéaux dont la réalisation était presque sans espoir. Les modèles ainsi créés par des idéaux jamais totalement détachés de la pratique, ont présenté des principes architecturaux adaptés aux nouvelles exigences de la société en changement. La société, la population urbaine, a formé un ordre unitaire. Au cours de la Renaissance, la ville est apparue comme un modèle. Dans la ville idéale on a cherché le système le plus avantageux des fonctions urbaines. Les nouvelles techniques de boisement ont constitué un système cohérent fondé sur les principes mathématiques, avec au centre le château, le dôme, le palais et les bâtiments représentant le pouvoir. La ville de Palmanova du Veneto (1593-1599) a été construite selon un plan de neuf Utopie et cités-jardins. L’exemple de la colonie Wekerle à Budapest angles, avec la place centrale à six angles reliée aux remparts fortifiés par dix-huit voies radiales 2. Au centre sont situés les bâtiments du gouvernement militaire et de garnison de la défense, et les casernes des mercenaires sont situées à la périphérie intra-muros. Les voies radiales sont reliées par trois voies circulaires parallèles sur lesquelles sont aménagées des placettes symétriques. A la construction de cette place forte de la République de Venise a participé le grand architecte italien de la Renaissance et concepteur de villes idéales, Vicenzo Scamozzi (15521616). C’est sans doute de la formation d’Amsterdam, à partir de 1609, qu’est née la ville moderne où l’idéal urbain formel de la Renaissance s’allie aux besoins de la bourgeoisie urbaine européenne émergente. Les changements sociaux consécutifs à l’évolution de l’industrialisation ont commencé à mettre l’accent sur l’environnement de l’individu et des collectivités. C’est la relation entre l’homme et son environnement proche qui vient au premier plan. La construction de la ville devient surtout le terrain de rencontre entre les sciences sociales et l’architecture (ces domaines-là sont alors assez peu connus). A côté des modèles théoriques et sociaux nouveaux apparaissent les modèles urbains nouveaux. L’homme vient au premier plan, indépendamment de la nature des modèles. L’agriculture et l’industrie ont créé des exigences fonctionnelles structurellement nouvelles; de nouveaux systèmes de coexistence devaient apparaître. La théorie a précédé - et de loin - la pratique. Sans doute ne regrettonsnous pas que les modèles urbains ne se soient véritablement généralisés que plus tard, à l’époque de l’urbanisme moderne. Les projets des socialistes utopiques ■ Dans le Phalanstère de Charles Fourier (1772-1837), figure française éminente du socialisme utopique, la ville est organisée en quelque sorte autour d’un seul bâtiment, le Palais sociétaire, à l’image du château de Versailles, donnant une demeure au nouveau mode de vie. Les différentes parties sont réunies autour des galeries à plusieurs niveaux, où s’ouvrent aussi les appartements. Le rez-de-chaussée était destiné aux différents moyens de communication, le premier étage aux enfants, le deuxième aux espaces collectifs et les deux derniers aux cellules d’habitation. Il n’y a pas de différence de fortune et de spécialisation entre les Phalanstériens3. L’enseignement était dispensé dans les ateliers de production. Les habitants pouvaient choisir librement d’accomplir leurs travaux quotidiens de deux heures. La production et la distribution étaient organisées selon les principes coopératifs. Un Phalanstère était composé d’environ 2000 personnes et dans ce cadre les habitants devaient pouvoir vivre indépendamment de leur statut social et de leurs relations sociales. La famille n’était pas la cellule sociale de base unique; l’éducation des enfants appartenait à la collectivité. La liberté concernait aussi les biens, les pauvres et les riches vivaient côte à côte. Sous l’influence des thèses fouriéristes utopistes, de petites villes communautaires ont été fondées en Algérie, au Brésil et aux États-Unis. En France, l’industriel Jean-Baptiste Godin (1817-1889) a fait construire, selon ses plans mais en partant des thèses fouriéristes, une unité d’habitation qui rappelle celle de Fourier principalement par son Palais sociétaire. Mais ici les familles ouvrières qui travaillaient dans son usine pouvaient habiter des logements indépendants. Cette grande unité d’habitation, concentrée dans un seul bâtiment, s’élevait à proximité immédiate de son usine, complétée par une école et un théâtre. Godin a appelé son unité d’habitation Familistère - et non Phalanstère - construite (et encore en fonction) dans la petite ville de Guise, dans le département de l’Aisne. Robert Owen (1771-1858), un ancien ouvrier devenu propriétaire d’une filature à New Lanark en Ecosse, est considéré comme un théoricien éminent du socialisme utopique. Il a imaginé une ville bâtie autour d’une immense place centrale carrée, entourée de quatre unités d’habitation. Dans trois unités, les familles pouvaient habiter avec leurs enfants en bas âge (moins de trois ans). Dans la quatrième se trouvaient les dortoirs des adolescents. Au centre devaient se trouver les bâtiments com- munautaires: temple, école, restaurant, cuisine. En périphérie se situaient les bâtiments agricoles et industriels. Les quelque 1200 habitants vivaient principalement de l’agriculture avec une surface arable de 2000-6000 m 2. Le modèle urbain owenite était élaboré par l’architecte Stedman Whitwell. A la suite du séjour d’Owen aux États-Unis, plusieurs communes owenites ont été fondées dans l’Etat d’Indiana. Le village idéal d’Owen, qui fonctionnait selon les principes de coopératives, devait servir de modèle d’une tradition nouvelle et s’organiser à l’échelle planétaire. L’importance de la place centrale n’a pu véritablement prendre corps que plus tard, dans la conception howardienne de l’architecture des cités-jardins4. Ce n’est pas un hasard si les villes conçues par les socialistes utopiques Fourier et Owen ne se sont pas multipliées. Elles ne se sont pas évanouies non plus et elles ont resurgi dans des pensées et des réalisations parallèles comme celles des unités d’habitation de Le Corbusier (18871965) par exemple. En rendant hommage aux socialistes utopiques français, l’architecte observe: « Victor Considérant, à l’aube de l’ère machiniste disait: ‘Les dispositions architectoniques varient avec la nature et la forme des sociétés dont elles sont l’image. Elles traduisent, à chaque époque, la constitution intime de l’état social, elles en sont le relief exact en le caractérisant merveilleusement’. Fourier l’avait précédé: ‘Il est pour les édifices comme pour les sociétés, des méthodes adaptées à chaque période sociale.’ »5. La vision owenite de la ville resurgit dans la ville idéale de J.S. Buckingham, homme public et grand voyageur anglais, qu’il a appelée « Victoria », en 1849. Il projetait de construire une ville nouvelle pour 10000 habitants, dans le but de diminuer le chômage. Il est vrai que la ressemblance concernait seulement les structures urbaines et non les structures sociales. Il est à remarquer que le projet de construction du plan de « Victoria » est proche de la hiérarchie interne des villes modernes non fondées. Au centre habitent les riches, et les pauvres sont renvoyés à la périphérie, puisqu’ils travaillent dans les banlieues. Des rues couvertes relient les bâtiments. Les principes d’aménagement sont la propreté, l’éclairage et un environnement sain. 99 SCRE 2001F nouveau 29/03/01 17:35 Page 100 Gergely Nagy La cité-jardin des fondateurs 100 ■ Le point culminant de ce processus fondamental de création urbaine du XIXe siècle est sans doute la construction des cités-jardins. La nouvelle conception se cristallise à la suite des travaux théoriques du grand visionnaire anglais Ebenezer Howard (18501928). Ses principes utopistes, qui apparaissent nettement dans la construction des villes nouvelles et des cités-jardins, ont marqué même l’architecture des grandes villes telles que New-Delhi6. Les travaux théoriques de Howard ont débuté avec la parution de son ouvrage de référence en 1898, intitulé Tomorrow. Dans ce livre il a élaboré sa ville idéale à partir de l’évaluation de la pratique architecturale et urbanistique de son époque. La ville à l’échelle humaine, l’environnement naturel, les avantages de la cité-jardin du point de vue industriel et agricole, expriment une nouvelle conception de ville. La cité-jardin offre en effet aux habitants non seulement un environnement construit nouveau, mais elle assure aussi l’accès à la culture, aux loisirs, à l’éducation, à l’appartenance communautaire et familiale et à l’épanouissement de l’individu. E. Howard était une de ces personnalités modernes exceptionnelles qui sans pratique professionnelle puisqu’il était à l’origine un simple employé - a réussi à bâtir un système urbain cohérent. Quelques années plus tard, lorsqu’il a fondé plusieurs associations de cité-jardin, il a montré lui-même un bon exemple de la mise en pratique de ses thèses. Ses célèbres cités-jardins de Letchworth (1904) et Welwyn (1919) sont des exemples typiques des idées utopiques de son temps et montrent bien, même aujourd’hui, l’influence de ses idées sur l’aménagement de nos villes. Il est incontestable que l’évolution naturelle de la ville industrielle ainsi que l’action de quelques industriels philanthropes sensibles à l’architecture ont créé des villes et des cités industrielles qui montrent la voie pour l’évolution de la ville depuis le XVIIIe siècle, jusqu’au système urbain howardien. Sans la définition de tels principes, leur mise en ordre, les exemples ainsi réalisés à petite échelle n’auraient pas pu se diffuser dans la pensée architecturale, comme c’était désormais le cas dans le domaine des cités-jardins. Certes les principes howardiens étaient de caractère purement théorique, mais Howard a toujours pris soin de concevoir la ville comme une entité, épousant ainsi la tradition des villes idéales de la Renaissance. La différence considérable était qu’au moment de la formation de la théorie des cités-jardins, l’habitant, le citoyen était au centre de l’opération. C’est la ville unitaire qui servait l’homme. Tandis que dans la ville idéale de la Renaissance, c’était la ville qui constituait l’entité et elle a été imaginée comme une entité de composition fonctionnelle qui devait bien fonctionner. En effet, dans la ville ayant un système, une proportion et une structure de l’espace parfaits, le citoyen pouvait avoir la nette impression que c’était bien lui qui était au centre. L’aménagement des cités-jardins dépassait les théories utopiques qui l’avaient précédé, en ce sens que les principes qui le sous-tendaient ont été mis en pratique à une grande échelle. Certes le modèle pur présenté dans les principes théoriques n’a pas pu devenir réalité. En effet, le système de la villecentre howardienne de 50-60000 habitants entourée de villes satellites de 2030000 habitants n’a pu être réalisée nulle part dans sa totalité. Même les exemples britanniques les plus importants n’ont pu produire qu’un seul exemple de cité satellite, en l’occurrence la cité-jardin de Letchworth7. Une cité-jardin modèle : la colonie Wekerle à Budapest ■ Il est extraordinaire qu’une cité-jardin à l’échelle de la cité idéale de Howard ait été construite à Budapest, en Hongrie, pour 20000 habitants et à une époque précoce dans l’histoire des citésjardins. Sur la proposition du premier ministre et du ministre des finances Sàndor Wekerle (1848-1921), un programme du gouvernement a été adopté en 1908 pour créer des cités-jardins pour les ouvriers de la grande industrie de la capitale. Le gouvernement a en effet pris des mesures prioritaires pour assurer aux ouvriers montés massivement à Budapest à la recherche d’un Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ? travail, des conditions de logement décents et pour casser les prix des loyers spéculatifs exorbitants pratiqués dans la capitale. S. Wekerle, qui depuis un certain temps était séduit par l’idée de réaliser des cités-jardins, a trouvé en la personne du Maire de Budapest, Istvàn Bàrczy (1866-1943), un allié précieux pour ce genre de projet. Bàrczy voyait d’un oeil favorable la manière anglaise de créer des cités-jardins, selon laquelle on ne se contentait pas de construire simplement des cités, mais aussi des villes nouvelles complètes où l’on raisonnait en termes d’unités d’habitation bien équipées et structurées. Il était en effet important que la construction économique fût accompagnée d’un environnement sain, d’un grand espace vert et d’un ordre urbain convenable8. La construction de la cité-jardin a commencé en 1909 et elle devait en principe être terminée en trois ans. Afin de pouvoir mener à bien et avec précision ce chantier, le département de construction du ministère des finances et son chef, l’ingénieur Ottmar Györi, responsable de la réalisation, ont été renforcés par des architectes réputés. La voirie de la cité-jardin a été conçue par O. Györi - qui s’est inspiré pour son projet de synthèse des projets de concours primés - de façon à diviser l’espace urbanisé en quatre centres secondaires. Ces centres distribuaient ainsi l’espace d’habitat de la population d’une manière harmonieuse, comptant chacun 5000 habitants. Il a mis un soin particulier à créer un paysage typique, en répartissant les maisons-types en harmonie avec la structure urbaine et paysagère. Ainsi les paysages de la rue ont été constitués par des maisons-types riches et variées. L’organisation des jardins attachés aux maisons avait la même importance dans le projet que celle des maisons. Les plantations suivaient l’importance de la rue dans la hiérarchie viaire. On a ainsi planté sciemment des peupliers sur les voies radiales, alors que les voies circulaires étaient plantées de platanes pour y former des tunnels de verdure. D’autre part, chaque rue avait alors et a maintenant encore, ses essences d’arbres propres et typiques. Le programme de construction des maisons-types a été établi par les services compétents du ministère. Pour la création des appartements, la cité-jardin pouvait légèrement s’écarter des Utopie et cités-jardins. L’exemple de la colonie Wekerle à Budapest La cité -jardin de Weckerlé à Budapest en 1999. Vue aérienne, photo de K. Szelényi. Au centre la place centrale de 5 hectares. normes de construction sévères de la capitale. Le but était de créer des logements bon marché mais modernes. Les bâtiments sont certes d’un niveau architectural varié, ne serait-ce qu’à cause des nombreux architectes qui y ont participé. Mais par le respect rigoureux des principes directifs, tous les bâtiments reflètent le même esprit, chacun étant ainsi un élément égal d’une unité architecturale. Autour des placettes triangulaires qui constituaient les centres des quartiers secondaires, Györi a installé les équipements scolaires. Ils sont tous reliés par le boulevard intérieur. Ainsi chaque équipement bâti renforce, par son caractère architectural propre, le réseau des équipements et le lieu géographique des places secondaires. A côté de chaque école a été construite une salle de sport. Une école maternelle, une maison du directeur et une maison des instituteurs ont complété l’ensemble du groupe scolaire. Le plan a prévu la construction en bonne centra- lité des bâtiments religieux des quatre religions: l’église catholique, les temples calviniste et luthérien et une synagogue. Györi a bien défini aussi la place topologique-géographique de l’hôpital, de la poste, de l’hôtel de police, de l’abattoir, de la piscine populaire et d’un dépôt de tramway. Le programme de construction a été modifié plusieurs fois, les équipements et leur place ont changé, plusieurs bâtiments prévus n’ont pas été réalisés, en partie à cause de l’éclatement de la Première Guerre Mondiale, qui a retardé considérablement la fin du chantier. De nouvelles fonctions sont apparues aussi au cours de la construction. Par exemple sur la place centrale on a réalisé un cinéma, un bureau de poste spécial, et plusieurs immeubles à étages ont été modifiés, notamment pour y installer plusieurs magasins et le Cercle des habitants de la cité-jardin. Dans le stade s’est installé un club sportif de haut niveau. La formation de la place centrale a été un véritable casse-tête pour les concepteurs et les autorités. Au départ, le premier ministre Wekerle n’a pas trouvé une solution satisfaisante par rapport au rang et au prestige de la citéjardin, parmi les projets de concours primés et ceux de leur modification. Certes le sytème de voirie géométrique avec ses huit grandes rues radiales qui aboutissaient sur la place centrale monumentale de cinq hectares était une donne architecturale et urbanistique favorable à une place représentative et symbolique. Mais dans le plan de Györi, la surface totale et les façades de 200 mètres de long situées entre les rues transformaient la grande place en un espace difficilement maîtrisable sur le plan visuel. Finalement, c’était le jeune architecte hongrois, devenu célèbre par la suite, Kàroly KÓs (1883-1977) qui a résolu le problème grâce au concours spécial qu’il a gagné. Il a en effet opté pour une place 101 SCRE 2001F nouveau 29/03/01 17:35 Page 102 DENIS STEINMETZ 102 fermée très urbaine et créé sur les avenues principales de grands portails spectaculaires de style transylvain et saxon et en composant pour les autres bâtiments des tourelles et des murs de pignon sur les frontons touchant les angles de rues. En proposant une place urbaine fermée avec des bâtiments de plusieurs étages, KÓs a réussi à créer, malgré la monumentalité de la place centrale, une unité architecturale remarquable. Quand il a gagné ce concours spécial, la majorité des maisons de la cité-jardin était déjà réalisée. C’est sur la place centrale seulement qu’il a par conséquent pu réaliser ses idées architecturales. Ces conceptions innovantes ont toujours enrichi la cité-jardin. Nous avons vu que le projet et la réalisation de la cité-jardin de Wekerle à Budapest n’a pas échappé, elle non plus, au modèle howardien britannique de créer, même en conditions banlieusardes d’une métropole, des unités d’habitation du type ville satellite autonome. C’est en cela aussi que la cité-jardin de Wekerle s’intègre dans l’archipel européen des réalisations utopiques des cités-jardins. En résumé, nous pouvons dire par rapport à Wekerle, qu’on a construit à Budapest entre 1909 et 1926, une cité-jardin exemplaire qui ne manque pas de caractéristiques utopiques. Selon les statistiques de 1929, dans la cité-jardin que les habitants et l’opinion publique commençaient à appeler Colonie Wekerle, on a érigé 4753 logements situés dans 1091 bâtiments modernes. 20000 habitants de la capitale ont ainsi eu là des habitations modernes et saines. La cité-jardin de Wekerle, aujourd’hui protégée, est un des meilleurs exemples réalisés du mouvement européen des cités-jardins. Notre équipe de recherche internationale a considéré dès le début les cités-jardins du Mitteleuropa comme des projets et des réalisations ayant une dimension utopique9. Pour nous, elles sont à la fois des utopies pratiquées et des utopies de pensée. Les utopies sont parfois réalisables quoique rarement intégralement. C’est peut-être bien ainsi parce que l’humanité échappe ainsi à plusieurs fausses routes. Cependant, au cours de la conception ou de la réalisation des utopies architecturales sont nées des idées utiles et innovantes qui ont influencé favorablement et souvent considérablement le monde des époques ultérieures. 8. Notes ■ P. Abercrombie, Town and Country Plan, London, 1961. La première édition date de 1933. 2. M. Szücs, A reneszànsz épitészet (L’architecture de la Renaissance) Budapest, 1992. 3 T. Meggyesi, A vàrosépités utjai és tévutjai (Les voies et les fausses routes de la construction des villes), Budapest, 1985. Voir aussi: Ch. Fourier, Traité de l’association domestique agricole, Paris, 1832. 4 S. Kostof, The City Shaped, London, 1999. 5 Le Corbusier, Manière de penser l’urbanisme, Médiations, Paris, 1966, p.87. 6 Ph. Davies, Splendours of the Raj, London, 1985. 7 M. Miller, Letchworth, The First Garden City. 1 Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ? 9 G. Nagy, K. Szelényi, Kertvàrosunk Wekerle (Notre cité-jardin Wekerle), Hungarian Pictures, Budapest, 1994. S. Jonas, G. Nagy, K. Szelényi, Les cités-jardins du Mitteleuropa: étude des cas de Strasbourg, Dresde, Wroclaw et Budapest, Éditions Hungarian Pictures, Budapest. Préface de P. Watier et T. Fejérdi (la sortie du livre est annoncée pour le printemps 2001). Textes légèrement modifiés et complétés du rapport du contrat de recherche commandé et financé dans le cadre du PIR-Villes du CNRS, terminé en 1998. Laboratoire « Cultures et sociétés en Europe » (Université Marc Bloch, Strasbourg et CNRS) : dir. P. Watier; responsable scientifique du programme : S. Jonas; autres membres de l’équipe: M.N. Denis, L. Bonnord, F. Weidmann (Strasbourg), A. Mariotte (Dresde), W. Kononowicz (Wroclav), G. Nagy, K. Szelényi, J. Vadas (Budapest). La coloration des façades Individualisme triomphant ou enjeu d’une « solidarité esthétique » ? Le développement généralisé de la couleur des façades es dernières années ont vu l’émergence d’une polychromie de l’habitat individuel dont l’engouement ne semble pas connaître de limites. Pour l’instant, ses effets les plus spectaculaires, tant en nombre de façades colorées qu’en puissance chromatique, semblent se concentrer sur l’Alsace, mais d’autres régions françaises ne sont pas épargnées. En Bretagne, dans le Nord, près de Toulouse, dans la Sarthe, par exemple, des maisons bleues, roses ou jaunes, s’affichent dans les rues ou ponctuent le paysage. S’il s’agit souvent de manifestations isolées, certaines communes mettent en place de véritables campagnes de ravalement dans le but de promouvoir l’image du bâti par la couleur. Alors que dans les années soixantedix la couleur était devenue indispensable pour donner une nouvelle vigueur à l’entretien des façades et permettre « l’embellissement des villes », elle n’a pu s’imposer dans les campagnes qu’à condition de se justifier de pratiques traditionnelles et locales. Dans la plupart des textes destinés à la promotion de la couleur, l’argument de la tradition était nécessaire : Ainsi un article du Moniteur en 1988: « Depuis sept ou huit ans, après la mode des années 60 qui avait C DENIS STEINMETZ Université Marc Bloch, Strasbourg Département Arts Appliqués ■ privilégié le blanc, de nombreuses villes cherchent à renouer avec leur tradition et à retrouver des ambiances colorées.»1, ou cet autre : «Les ocres, les beiges, les roses retrouvés sur l’ensemble des quais de Saône redonnèrent au bâti ancien la magnificence de son passé et rappelèrent aux Lyonnais les parures florentines de la Renaissance.»2 ou encore dans le n°135 de Monuments Historiques : « Si l’image traditionnelle de la maison à colombage blanche avec des volets verts existe dans la mémoire de chacun, l’Alsace, contrairement au reste de la France, fut une région très colorée. »3 Pourtant peu d’éléments concrets permettent de déterminer l’extension et l’époque de ces prétendues traditions colorées, parfois seulement quelques traces datant généralement des années trente ou cinquante interprétées de manière partielle et partiale. Ainsi une maison de Weyersheim (Bas-Rhin) estelle présentée dans de nombreuses publications, notamment dans le célèbre ouvrage sur les couleurs de la France4, comme étant représentative de la coloration du XVIIIe siècle, alors qu’elle a été peinte en 1957 dans un bleu outremer dont la formule datait de 1832. Ainsi, pour le particulier qui désire procéder au ravalement de sa maison, le choix des couleurs apparaît de plus en plus comme un élément essentiel. Dans bien des cas, il s’agit même du facteur principal motivant la décision d’entreprendre cette opération en principe sim- 103