de la pensée ». Comme le dit d’ailleurs Freud lui-même dans Totem et Tabou, s’inspirant provisoirement de Mauss, la magie n’est pas le fruit
d’une « curiosité spéculative », mais d’un « besoin pratique » : le besoin de « soumettre le monde », c’est-à-dire de « dominer les hommes, les
animaux et les choses »56.
De l’autre côté, Mauss souligne qu’il y a des techniques sans instruments — ce sont précisément les techniques du corps : « Avant les
techniques à instruments, il y a l’ensemble des techniques du corps. » Cela signifie que « Le corps est le premier et le plus naturel instrument de
l’homme. Ou plus exactement, sans parler d’instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique de
l’homme, c’est son corps57. » À mon estime, je le disais, cette création conceptuelle concerne de façon décisive l’Esquisse d’une théorie des
émotions. Dans sa dernière partie, il est en effet question de deux formes d’être-dans-le-monde. Le monde peut apparaître à la conscience comme
un complexe ustensile ; il peut aussi lui apparaître comme une « totalité non-ustensile »58. C’est, selon l’exemple de Sartre, la peur que j’éprouve
lorsque je vois surgir tel visage d’un homme derrière une vitre :
Mais le monde peut aussi lui apparaître comme une totalité non-ustensile, c’est-à-dire modifiable sans intermédiaire et par grandes masses. En ce
cas les classes du monde agiront immédiatement sur la conscience, elles lui sont présentes sans distance (par exemple ce visage qui nous fait
peur à travers la vitre, il agit sur nous sans ustensiles, il n’est pas besoin qu’une fenêtre s’ouvre, qu’un homme saute dans la chambre, marche
sur le plancher). Et réciproquement, la conscience vise à combattre ces dangers ou à modifier ces objets sans distance et sans ustensiles par
des modifications absolues et massives du monde. C’est aspect du monde est entièrement cohérent, c’est le monde magique59.
On identifie ici la deuxième opération de Sartre par rapport à Mauss, qui me permet finalement d’affronter la critique majeure que Stern adresse à
Sartre. En réalité, dans l’Esquisse d’une théorie des émotions, Sartre ne défend pas un dualisme de l’action et de l’émotion ; il pose pour
commencer une dualité entre action et émotion pour dégager, au terme de son texte, deux formes de magie. L’extrait précédent montre bien que la
capacité de la conscience de se faire conscience émotive-magique, la magie individuelle pourrait-on dire, d’abord présentée dans le livre comme
réaction face aux difficultés du monde, n’est qu’une façon pour la conscience d’essayer de tourner à son profit une magie « originelle » et
« réelle »60 dans laquelle elle surgit d’abord. En ce second sens, la magie « régit les rapports interpsychiques des hommes en société et plus
précisément notre perception d’autrui61. » Dans ces quelques remarques finales, une différence majeure entre Sartre et Mauss se fait jour.
Contrairement à l’approche sociologique de Mauss, la société pour Sartre n’est pas une évidence, la société n’est pas un donné naturel — sa
théorie du social est ainsi une théorie de l’intersubjectivité. Il y a, affirme Sartre, une « structure du monde qui est magique62 », parce que le
monde dans lequel j’agis est toujours un monde humain, habité par d’autres hommes et hanté par leur liberté63. Il est par conséquent possible de
répondre à certaines des objections majeures de Stern. L’objet de l’étude de Sartre n’est pas de décrire, par opposition à l’action, l’émotion comme
conscience illusoire et action imaginaire. L’émotion chez Sartre est une conscience confrontée à un monde difficile, qui se fait magique, non pas
en cherchant l’évasion, mais en mobilisant cela du monde qui reste à sa disposition, à savoir son propre corps, afin d’explorer l’efficacité
symbolique des techniques qui restent à sa disposition, ses techniques corporelles, capables, dans des conditions à explorer chaque fois
singulièrement, de mettre en question d’un coup les moyens, les médiations et les rapports qui organisent le monde, en en montrant en même
temps les limites et les transformations possibles. Le dédoublement du concept de magie, opéré dans le contexte maussien, c’est-à-dire dans le
cadre d’une réflexion sur la définition et l’extension des pratiques (socialement) efficaces, indique fortement la préoccupation de Sartre pour
l’expression et la signification sociale des émotions.
En guise de conclusion, et de mise en perspective, il reste à marquer, par un retour au premier sens de la magie, l’écart de Sartre par rapport à la
sociologie de Mauss. Dans la perspective de Mauss, les techniques du corps sont l’objet d’un dressage social, du dressage que les hommes
s’appliquent à eux-mêmes, et tout particulièrement à leurs enfants. Dans l’Esquisse d’une théorie des émotions, l’articulation des notions
d’émotion et d’action, de magie et de socialité marque un écart décisif qui renvoie Sartre vers un autre site de la philosophie française, celui ouvert
par Bergson et qui incite à penser l’émotion comme création. Simplement, loin de confier cette création à quelques figures d’exception (Jésus, tel
héros ou tel mystique, etc.), Sartre choisit dans l’Esquisse de nous confronter à l’expérience la plus quotidienne et à nous y faire éprouver, dans
sa finitude, la puissance créatrice de la liberté64. Chez Sartre, il n’y a pas d’action effective sur le monde qui ne passe par une transformation de
soi. Dans la perspective d’une anthropologie philosophique sartrienne, c’est certainement l’enseignement le plus vif de l’Esquisse d’une théorie
des émotions.
Notes
1 Ce texte est la version remaniée de deux interventions faites lors des séminaires annuels 2010 et 2011 de l’unité de recherches
Phénoménologies de l’ULg, la première consacrée à l’intentionnalité, la seconde à la question de la passivité.
2 J’ai fait un relevé précis de ces comptes rendus et commentaires dans L’Année sartrienne, n° 25, 2011, p. 55-60 (« Bibliographie des textes
consacrés à l’Esquisse d’une théorie des émotions »). On y trouve aussi les différentes éditions en français et en langues étrangères de
l’ouvrage.
3 G. Stern, « Emotion and reality (In connection with Sartre’s “The Emotions” », Philosophy and Phenomenological Research, vol. X, n° 4, 1950,
p. 553-562 ; F.J.J. Buytendijk, « The Phenomenological Approach to the Problem of Feelings and Emotions », dans M.L. Reymert (éds),
Feelings and Emotions : The Moosehead Symposium in Cooperation with the University of Chicago, New York, McGraw Hill Book Company,
1950, p. 127-141. L’article de G. Stern n’a jamais été repris et jamais traduit. En revanche, l’article de Buytendijk a été plusieurs fois repris et
finalement traduit en français, « Approche phénoménologique du problème des sentiments et des émotions », trad. Ph. Cabestan, Alter, n° 7,
« Émotion et affectivité », 1999, p. 251-270.
4 Il sera intéressant de montrer ailleurs comment Stern lui-même fait partie de ce champ intellectuel, par les articles qu’il publie en français dans
les Recherches Philosophiques. Voir G. Stern, « Une interprétation de l’a posteriori », Recherches Philosophiques, n° 4, 1934-1935, p. 65-80 ;
« Pathologie de la liberté. Essai sur la non-identification », Recherches Philosophiques, n° 6, 1936-1937, p. 22-54 (Sartre publie « La
Transcendance de l’Ego » dans ce numéro de la revue). Sur les relations entre les deux philosophes, au-delà des remarques superficielles
évoquant un quasi-plagiat de l’un (Stern) par l’autre (Sartre), je renvoie au très bel article de Christophe David, « Deux faux-jumeaux : Jean-Paul
Sartre et Günther Anders », dans A. Münster et J.-W. Wallet (éds), Sartre : le philosophe, l’intellectuel et la politique, Paris, L’Harmattan, 2006,
p. 207-229.
5 G. Stern, « Emotion and reality », p. 553. Lorsque c’est nécessaire, je signale entre parenthèses le texte anglais ou le vocabulaire philosophique
allemand convoqué par Stern.
6 Ibid., p. 554, n. 1.
7 J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, (1939), Paris, Hermann, 2010, p. 44 et 45 (même pagination dans l’édition originale, reprise
aussi par l’édition de 1995). Seule l’édition de poche fait exception.
8 G. Stern, « Emotion and reality », p. 555, n. 4.
9 Ibid., p. 555.
10 M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?, suivi d’extraits d’Etre et Temps, trad. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1938.
11 G. Stern, « Emotion and reality », p. 555 et 556.
12 Ibid., p. 555.
13 On connaît la charge que Stern mène contre Heidegger depuis les années 1930 et qu’il développe, en 1948, dans la même revue, « On the
Pseudo-Concreteness of Heidegger’s Philosophy », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 8, n° 3, 1948, p. 337-371. Traduction
française : Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, trad. L. Mercier, Paris, Sens & Tonka, 2003.
14 Ibid., p. 556.
15 Ibid.
16 Ibid.