Cela nous conduit au second trait caractérisant notre choix de textes de Saint-Simon. Nous
avons essayé de mettre en relief tous les passages qui font ressortir la parenté de la sociologie
de Saint-Simon avec celle de Proudhon et de Marx, tout en marquant dans notre introduction,
et parfois dans des notes, les points de divergence.
Enfin, et c'est le troisième aspect de notre choix, nous avons essayé de laisser de côté
autant que possible la doctrine sociale et politique, c'est-à-dire les prétendues « applications
pratiques » de la sociologie de Saint-Simon. C'est que les valeurs posées d'avance et
culminant dans un idéal social projeté dans l'avenir ne découlent jamais de la sociologie
conçue comme science, mais ne font que l'utiliser : consciemment - pour rechercher les voies
et moyens stratégiques ; inconsciemment - pour camoufler l'idéal préconçu et affirmé comme
imposé par la réalité des faits. Saint-Simon, qui fut le plus réaliste des « utopistes » et le plus
utopiste des sociologues, facilite lui-même cette séparation entre doctrine socio-politique et
sociologie. En effet, selon les régimes et les conjonctures, il modifie les moyens :
révolutionnaire pour les régimes militaires et précapitalistes, il est réformiste pour les régimes
capitalistes et post-capitalistes. Il change d'idéal au cours des différentes étapes de sa vie :
productivité industrielle maximum d'abord, liée à un utilitarisme d'inspiration benthamienne,
accordant aux savants le pouvoir spirituel, et le pouvoir temporel aux industriels-
entrepreneurs ; ensuite planification fondée sur la « pyramide industrielle » ayant à sa tête les
« chefs des travaux » - une technocratie, par conséquent, mais libérale, car « l'administration
des choses remplacera le gouvernement des personnes », et les producteurs-ouvriers devront
profiter très largement d'une abondance toujours plus grande ; enfin, dans ses tout derniers
ouvrages, Saint-Simon prêche l'union de l'amour et du travail grâce à laquelle les prolétaires
deviendront « sociétaires » et « administrateurs », mais sans indiquer les moyens précis qui
permettraient d'y parvenir. Cependant ces changements de doctrine socio-politique, dont le
panthéisme humaniste est d'ailleurs explicitement formulé dans le Nouveau christianisme,
n'entraînent pas une modification de la théorie proprement sociologique de Saint-Simon, si
l'on excepte une plus grande précision dans la différenciation des classes sociales parmi les
« producteurs ».
Évidemment, en sociologie, les coefficients idéologiques ne peuvent être éliminés
d'aucune théorie, ni même d'aucune recherche empirique. Mais cela est vrai de toute science,
qui est toujours une oeuvre humaine et une oeuvre collective. Il ne s'agit que de différents
degrés d'intensité de ces coefficients. Par ailleurs, ils peuvent toujours être diminués étant
rendus conscients. L'idéologie fluctuante et incertaine propre à la sociologie de Saint-Simon
affaiblit plutôt qu'elle n'augmente ce coefficient. C'est ce qui rend cette sociologie
particulièrement attirante au point de vue scientifique.
C'est également ce que nous allons essayer de montrer par notre choix de textes.
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Il existe deux éditions des Oeuvres complètes de Saint-Simon. Celle d'Olinde Rodrigues
d'abord (Ire éd. 1832, 2e éd. 1841), mais elle est loin de comprendre toutes les publications de
notre auteur. L'autre est due aux exécuteurs testamentaires d'Enfantin. Cette édition, qui