IDENTITE CULTURELLE ET DIMENSION ETHIQUE Une réflexion à partir de la pensée de Charles Taylor Daniel Ramirez Le projet global de cette recherche est d’aborder la question de la place et de la pertinence de l’identité culturelle et des identités culturelles dans la réflexion éthique – perspective pas suffisamment explicitée, nous semble-t-il, malgré la très abondante bibliographie autour de la question identitaire1. Le choix de Charles Taylor comme auteur de référence s’est imposé à cause de la persistance et de la profondeur du traitement de la question culturelle dans son œuvre et de l’orientation résolument pluraliste de sa philosophie. En même temps, la richesse de l’approche taylorienne en tant que proprement multidisciplinaire est frappante : histoire des idées, épistémologie, phénoménologie, herméneutique et sciences humaines (ethnologie, sociologie, psycho-sociologie, théorie du langage), nourrissent les explorations très diverses d’une anthropologie philosophique aux implications éthiques et politiques fortes. Parmi ces dernières, la question multiculturelle a été une des plus importantes, bien qu’elle occupe une place quantitativement restreinte dans son œuvre. J’ai choisi de considérer d’une façon plus directe, bien que peut-être un peu artificiellement, deux noyaux conceptuels dans la philosophie de Taylor, tous les deux exprimés dans une période assez restreinte, entre 1989 et 1994 : d’abord la théorie de l’identité du moi2, et ensuite la question de la politique de la reconnaissance comme critère d’une coexistence enrichissante dans des sociétés multiculturelles3. Nous ne faisons pas une lecture globale de cette œuvre4, si complexe, mais un « usage » des apports qui nous semblent féconds pour la construction d’une éthique 1 En augmentation pratiquement exponentielle depuis le début de mon travail, ce qui rend laborieux le choix des lectures. 2 Principalement dans Sources du moi (1989), et d’autres écrits de l’époque et précédents. 3 Principalement dans l’article homonyme, de 1992. 4 Cela a été déjà fait. Cependant les synthèses et travaux compréhensifs disponibles ne considèrent que l’œuvre publiée jusqu’aux dernières années de la décennie 1990 et rien de sa production postérieure. 2 de la compréhension des identités culturelles dans un monde pluriel. Cela implique un examen de la question de la fusion d’horizons gadamérienne, qui semble riche de potentialités et qui reste assez inexplorée malgré sa centralité dans la problématique de la compréhension entre les cultures diverses. Tout semble, d’une certaine façon, conduire Taylor vers l’application pratique – bien que se soit la contingence historique qui lui ait permis de le tenter – dans le travail dans la commission pour les accommodements liés à la différence au Québec. Cela pointe vers l’avenir, permet de tracer des perspectives et des conclusions normatives, et devra conduire vers la conclusion de notre travail, après quelques tentatives de formalisation éthiques. La première partie est construite autour de la notion même d’identité, d’abord en général — car son apparition dans le champ de la pensée n’est pas exempte de problèmes — et ensuite dans la philosophie de Taylor. Le centre est constitué par l’exposé de sa théorie. Cependant, la lecture de ses écrits, principalement éthiques et politiques, pose un problème supplémentaire : certaines sources sont souvent citées, données pour trop connues, ce qui est loin d’être le cas. Ces sources proviennent des sciences humaines du XXe siècle. En même temps — mais cela ne concerne pas Taylor —, il me semble que la notion d’identité elle-même est souvent superficiellement développée et utilisée sans rigueur dans beaucoup de débats actuels, qui ne citent même pas ces sources, sans qu’on sache très bien d’où elle vient ni comment comprendre qu’elle soit devenue d’une certaine façon omniprésente. Ainsi, une exploration, plutôt brève, de ces apports provenant des sciences humaines, m’a paru importante, surtout en ce qui concerne G.H.Mead et E. Erikson, cités très fréquemment par Taylor. La section centrale de cette partie contient la formulation du premier noyau conceptuel, telle qu’elle se prépare dans quelques écrits précédents et telle qu’elle se formule dans Sources du moi et quelques écris postérieurs. Elle peut être exprimée comme le concept d’identité morale du moi : l’ensemble des engagements et références de la vie éthique du sujet — construit de façon 3 dialogique — lui permettant de prendre position dans une carte morale. Cela implique évidemment la théorie des évaluations fortes et des contextes d’interlocution (langages) qui fournissent les cadres inéluctables de compréhension du monde et des rapports éthiques des sujets modernes. Bref, l’anthropologie taylorienne est une herméneutique du sujet de la liberté située. Le centre conceptuel donc de la partie systématique de Sources du moi, mais aussi des compléments nécessaires pour que cette théorie de l’identité produise un concept spécifique d’identité collective5, ce qui s’esquisse peu à peu et ne cesse pas d’être problématique. Un certain décalage pourtant saute aux yeux entre ce travail de Taylor, théorique et assez précis et le magma foisonnant des usages de la notion d’identité dans les débats intellectuels de notre époque, appliquée à des choses très diverses et dans de sens multiples. C’est pourquoi, après le recentrage, un nouvel élargissement du champ de vue s’impose, dans la deuxième partie, qui fait état de ces usages, depuis les discussions sur l’idée de race, puis de celle d’ethnie, dans les sciences humaines, pour terminer avec celles de nation et de religion. Ces deux dernières formes d’identité collective méritent une considération particulière : l’une pour son importance historique et son aura de nécessité, l’identité nationale, qui semble ne pas laisser beaucoup de place à la légitimité de toute autre forme d’identification collective ; l’autre pour l’intensification exponentielle de sa présence — et sa conflictualité — dans les débats sociaux et politiques actuels, l’identité religieuse. Cette dernière nous conduit aussi à explorer, bien qu’il soit impossible d’être exhaustif, le dernier grand développement conceptuel de Taylor, celui de l’Age séculier6 et de la modification culturelle majeure que cette condition impose à l’expérience existentielle de l’homme, dans un espace et un temps sécularisés et dominés par l’immanence radicale. 5 Dans divers articles qui précédent et qui succèdent à la publication de Sources. A Secular Age, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University, 2007. L’édition française, L’âge séculier, trad. Patrick Savidan, Paris, Seuil, 2011, au demeurant excellente, est sortie un peu tard pour notre travail. 6 4 Une revalorisation de la possibilité de la foi et de d’une forme de spiritualité libre, choisie et incarnée dans le monde actuel, font de cette réflexion une prise de position spécifiquement taylorienne, alternative aux positions libérales majoritaires, puisque pour le penseur canadien l’identité religieuse a toute sa place parmi le champ des identités culturelles qui conforment la dimension de la liberté et la visée de la vie bonne du sujet. Ainsi prend corps une vision plus épaisse du pluralisme culturel dans un âge séculier : une diversité qui est tout sauf superficielle, banale et relégable sans grande perte dans l’espace privé par quelque vision politique « aveugle aux différences ». Cela nous ramène, à la fin de cette partie, à la question de l’identité culturelle au sens strict, mais multidimensionnelle, c’est-à-dire au premier noyau conceptuel (partie I) dans ses embranchements avec la critique de l’ethnocentrisme, la problématique du relativisme moral, du comparatisme culturel et de l’universalisme. La troisième et dernière partie constitue ainsi un replacement de l’ensemble de ces considérations dans des problématiques proprement éthiques (dans un sens normatif) et de philosophie politique. Elle contient l’exposé critique du deuxième noyau conceptuel choisi dans la philosophie taylorienne : la question de la reconnaissance7 que les cultures diverses se doivent les unes aux autres dans un monde pluriel et sécularisé, les problèmes éthiques que cela suscite et la quête d’une méthodologie appliquée de l’entente interculturelle. Elle pourrait s’inspirer davantage du concept très peu expliqué mais fécond de fusion d’horizons de l’herméneutique gadamérienne, qui mérite aussi des développements spécifiques. Comprendre l’autre semble le grand enjeu de cette éthique, et les instruments que Taylor est allé puiser dans l’œuvre de Gadamer nous semblent importants et dignes d’être mieux connus. Une fois cette conceptualisation revisitée, il semble évident que l’expérience de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux 7 Cette théorie est ébauchée dans le très influent article The Politics of Recongnition (1992), édité en français dans Multiculturalisme, différence et démocratie, trad. D-A. Canal, Paris Aubier, 1994. 5 différences culturelles du Québec est une source précieuse d’inspiration. Toute cette « variété de formes de l’expérience identitaire aujourd’hui », traitée dans la deuxième partie vient s’insérer dans un cadre concret pour une expérience de pensée appliquée qui est à la fois une méthodologie d’études originale (mémoires commandées, audition, rapports sociologiques, forums) et un projet politique réel. Elle montre aussi bien le nécessaire écart que la continuité entre les formulations théoriques et les possibilités réelles (et ses nécessaires compromis) dans une société historique concrète. Elle révèle aussi que des alternatives pratiques de coexistence et d’entente négociée sur fond de reconnaissance dans une société multiculturelle – avec toutes ses imperfections – peuvent, à sont tour, produire de la pensée et déboucher sur des perspectives normatives, y compris pour des questions internationales comme le consensus sur les droits de l’homme. La conclusion générale, réévaluation de l’ensemble du projet, essaie de faire ressortir son unité et, dans la mesure du possible, d’avancer vers la proposition — et formalisation, par une série d’impératifs — d’une éthique des identités culturelles. Elle serait inspirée des théories tayloriennes et de leur confrontation au monde sécularisé, pluriel et globalisé, mais sans se limiter aux formulations du philosophe. Son objectif est de constituer des outils pour un abord plus ouvert et moins crispé des questions multiculturelles. Elle devrait pouvoir montrer aussi son utilité dans l’étude et la formulation des perspectives éthiques nouvelles lorsque de nouveaux problèmes se présenteront, en partie à cause de la globalisation, mais aussi des mouvements massifs d’immigration qui semblent inévitables, en vue de l’implantation et de l’évaluation des politiques moins clivées dans nos sociétés multiculturelles dans un monde plus que jamais culturellement divers et moralement pluriel .