l’expérimentation empirique. Ce suspens n’est rien d’autre qu’artificiel aux yeux de Cavell. Pour
l’auteur de Dire et vouloir dire, en effet ce n’est pas de l’expérimentation empirique que tire sa
légitimité un énoncé qui présente un exemple de ce que nous disons ordinairement. Dans un tel cas de
figure en effet, il faudrait envisager la nécessité d’appuyer la pertinence de notre recours à un énoncé
exemplifiant le langage ordinaire, par des preuves, ce qui pour Cavell aurait pour conséquence de
minorer gravement le fait qu’un tel recours a le plus fréquemment lieu pour un locuteur à l’intérieur
de sa propre langue maternelle. La critique de Mates par Cavell consiste dans la réfutation du fait
qu’un locuteur parlant sa langue maternelle ait besoin de preuves extérieures à son propre usage
naturel de cette langue qui est bien la sienne, pour produire des énoncés exemplifiant ce qui peut se
dire à bon droit par opposition à ce qui ne peut pas se dire au sein d’une telle langue. L’élucidation des
mécanismes du langage ordinaire repose sur la production de tels énoncés. Dans un tel cas de figure,
aucune absence de preuves ne peut venir faire obstacle à la légitimité pour tout un chacun parlant sa
langue maternelle de produire des énoncés de ce type.
Parce que nous parlons une langue donnée, nous sommes en mesure de prétendre fournir des énoncés
doués de sens concernant ce qu’il est usuel de dire à l’intérieur de notre langue. Je prétends que « c’est
que nous disons bien » dans la production d’un énoncé du premier type, parce que je parle la langue
que j’examine, et je ne tire jamais ma légitimité à prétendre parler adéquatement ma langue
maternelle par autre chose que par le fait que je la parle. On voit donc défendue par Cavell la thèse
d’après laquelle notre capacité à formuler des énoncés du premier type tire sa légitimité non
d’expériences en troisième personne, auxquelles en appelle Mates par l’expérimentation empirique,
mais entièrement et exclusivement de la prétention portée par le locuteur de recourir légitimement à
des énoncés tirés de la langue qu’il parle, dans la mesure où celle-ci lui est maternelle. Comme le
formule Cavell : « le locuteur qui parle dans sa langue maternelle peut se fier à sa propre tête (the
native speaker can rely on his own nose) » (Cavell 2009.77).
On ne se fie à soi-même pour Cavell, sans autre recours que soi-même, autrement dit, ni par l’intuition
ni même par la mémorisation des emplois linguistiques existants. Ces deux formes, intuition et
mémorisation, supposent en effet une mise à distance quasi-objectivante du locuteur vis-à-vis de sa
propre langue, au détriment du facteur central que représente le fait que cette langue est bien celle
qu’il parle effectivement. Il est constitutif pour le locuteur qui parle sa langue maternelle de tirer de lui-
même et non d’une source extérieure ou semi extérieure (intuition, mémoire) la légitimité du produire
un énoncé portant sur le langage ordinaire :
Quand j’affirme savoir (in claiming to know) en général, si nous utilisons ou non une expression, je ne prétends
pas (I am not claiming) avoir une mémoire infaillible pour ce que nous disons (…) Il se peut qu’une personne
normale oublie et se rappelle certains mots, ou ce que veulent dire certains mots dans sa langue maternelle, mais il
ne se souvient pas de la langue (he doesn’t remember the language). (Cavell 2009.77)
On voit dans cette citation apparaître la notion qui sera amenée à jouer un rôle de plus en plus central
dans la philosophie de Cavell à savoir la notion de « Claim ». Un des aspects du « Claim » au sens où
l’entendra Cavell, repose sur le fait que je me dois d’accepter que ma prétention au caractère
universellement pertinent de ce que je dis, ne repose jamais sur des garanties extérieures à ma propre
voix, que ce soit sous la forme de preuves ou de fondements. La notion de « Claim » signifie que je ne
peux jamais me défausser quant à fait d’avoir à soutenir ma prétention à parler au nom de tous (en
l’occurrence à produire des énoncés exemplifiant le langage ordinaire), en attendant que des preuves
ou des fondements m’exonèrent de cette tâche.
Dans notre présent texte, ce qui s’annonce sous la forme du « Claim » repose sur le fait que dans le cas
de figure examiné par Cavell, n’importe quel locuteur parlant sa propre langue est légitimé à fournir
des énoncés capables d’exemplifier les énoncés du langage ordinaire, sans qu’il ait besoin d’avoir
recours à des preuves. Il s’agit donc de comprendre que la légitimité du locuteur à produire de tels
énoncés n’est jamais de l’ordre du quantitatif. Cependant, il faut souligner que nous avons affaire à un
recours encore peu déterminé du « Claim » par Cavell dans le cas de figure décrit ici concernant ma
légitimité à produire des énoncés capables d’exemplifier les énoncés du langage ordinaire sous la
forme des trois types mentionnés ci-dessus. En effet, la trame de la notion de « Claim » telle qu’elle
sera développée ultérieurement par Cavell, révèlera une complexité supplémentaire par rapport à la
question telle qu’elle se présente ici, elle renverra à l’épreuve que constitue pour tout un chacun la
légitimité de sa prétention à parler au nom des autres : car si je suis à moi seul la source à partir de