Philippe Bourdin - La promotion sociale et politique des

LA PROMOTION SOCIALE ET POLITIQUE
DES ECRIVAINS
PENDANT LA REVOLUTION FRANÇAISE
Il existe une légende noire du monde et de la production littéraires durant la Révolution,
tenacement construite à partir de la réaction thermidorienne et au tournant du siècle par ceux
qui n’avait pas communié à la nouvelle sociabilité, aux normes du récit patriotique durant les
quatre années écoulées, par les satiristes habitués des cénacles hostiles aux Lumières, par des
repentis passés au service de l’Empire. Les fustigations d’un La Harpe dans Du Fanatisme
dans la langue révolutionnaire ou de la persécution suscitée par les barbares au XVIII
e
siècle
contre la religion chrétienne et ses ministres (an V), la réorganisation d’une hiérarchie des
talents enregistrée dans le Tableau historique des progrès de la littérature depuis 1789
présenté à l’Empereur en 1808 par Marie-Joseph Chénier, après avoir beaucoup servi l’art
révolutionnaire, n’y ont pas peu contribué. Bonaparte saura du reste exploiter le thème de la
« décadence des lettres » pour légitimer son entreprise de remise en ordre des hiérarchies et
des genres
1
. Table rase est faite de la décennie qui précède, vécue comme un temps de
destruction des lettres, du statut de l’écrivain et des pratiques de sociabili en vogue au
XVIII
e
siècle. Ce désert prétendu a été rejeté comme tel pendant tout le XIX
e
siècle par les
histoires littéraires, les dictionnaires et les anthologies. L’idée n’en a pas totalement disparu
aujourd’hui en dépit des nombreux travaux qui, depuis le Bicentenaire, ont profondément
renouvelé les perspectives
2
. Quels qu’aient été les travaux sur les bibliothèques publiques
3
, les
études révolutionnaires sont cependant en retard sur le reste de l’historiographie de la France
moderne pour ce qui concerne l’appréhension de la diffusion et de la réception des textes, du
lectorat
4
. Dans le sillage des enquêtes menées sur la période moderne par Daniel Roche et
Roger Chartier, demeurent aussi des chantiers ouverts sur les espaces de sociabilité littéraire,
les réseaux professionnels, les conflits qui parcourent le monde des lettres bouleversé dans ses
fondements sociaux, institutionnels, symboliques par la Révolution
5
. Comme l’a montré le
travail de Grégory S. Brown, inspiré par la sociologie de Pierre Bourdieu, il faut insister sur la
pluralité des configurations sociales, des jeux d’échelles et des rapports d’autorité à partir
desquels se construit la relation d’un individu à une communauté, les logiques de carrière et la
construction des réputations
6
. Une telle démarche impose d’aller au-delà de quelques figures
consacrées par l’histoire académique.
1.
L’
ESPACE SOCIAL DE L
ECRIVAIN
Tout au long du règne de Louis XV, le monde des lettres et celui du droit ont
travaillé ensemble
à
créer un
«
public » qui n’est guère encore qu’une entirhétorique,
1
Pierre Rétat, in Jean Sgard (dir.), L’écrivain devant la Révolution (1780-1800), Grenoble, 1990.
2
Béatrice Didier, Écrire la volution, Paris, 1989 ; Claire Gaspard, « Le bicentenaire des écrivains de la
Révolution », in Michel Vovelle (dir.), Recherches sur la Révolution, Paris, 1991 ; Jean-Claude Bonnet (dir.), La
Carmagnole des Muses. L’homme de lettres et l’artiste dans la Révolution, Paris, 1988.
3
Pierre Riberette, Les bibliothèques françaises pendant la Révolution, Paris, 1970 ; Anne Kupiec, Le livre-
sauveur, Paris, 1998.
4
Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, 1994 ; Alain Viala, Christian Jouhaud
(dir.), De la publication, Paris, Fayard, 2002
5
Philippe Bourdin et Jean-Luc Chappey (dir.), Réseaux et sociabilité littéraire en Révolution, Clermont-Ferrand,
2007.
6
Gregory Brown, A Field of Honour. Writers, Court Culture and Public Theater in French Literary Life from
Racine to the Revolution, New York, 2002.
2
mais dont l’importance symbolique s’accroît au fur et à mesure que l’autorité morale et
politique de la monarchie absolue commence à vaciller. Tandis que le Parlement
continue à réclamer la sanction du
public pendant toutes les controverses du milieu du
siècle sur la religion, les impôts et le commerce des grains, les appels à l’opinion
publique émanent également des écrivains, prenant à témoin
un auditoire ou un lectorat
d’abord éclairé puis, plus largement, populaire. Le « roi Voltaire », qui participe aux combats
contemporains pour Calas (1762-1765), Sirven ou le chevalier de la Barre (1765), incarne
pour Didier Masseau la figure-même de l’intellectuel, qui n’existe pas sans prendre à partie
l’opinion autour de causes fédératrices, loin de l’érudit travaillant pour un lectorat restreint ou
pour lui-même, incapable de synthèse ou de hauteur de vue () :
« Les gens de lettres du
XVIII
e
siècle annoncent d’autres représentations et conduites
modernes de l’intellectuel. L’affaire Calas hante nos mémoires comme une rence
exemplaire. Le maître
à
penser fait retentir sa voix dans l’arène publique, écoute autour de lui le
murmure grandissant d'une opinion soulevée par la tempête de l'indignation. Guerre, croisade,
sacrifice au nom d’une grande cause, communion dans la me ferveur, adhésion des fidèles et
des convertis
à
une repsentation grandiose de la tolérance. Une rupture a eu lieu, car
l’intellectuel affirme sormais son pouvoir en revendiquant sa mission morale et en admettant
qu’un contrat le lie
à
la société tout entière. Celui qui n’est plus seulement un homme de
cabinet, voué
à
l’écriture, devient le gardien vigilant d’une conception de l’homme qui mérite
combat et abgation, lorsqu'elle est bafouée par les pouvoirs en place. La relation directe qu’il
entretient avec la rité et le maniement d’un savoir qui n’est jamais enferdans les lisières
étroites d'une spécialisation l'autorise
à
prendre parti dans les affaires de la cité. Il n’est pas
question ici de juger du bien-fondé et des limites de ce qu’on appellera plus tard l
«
engagement» des intellectuels. La notion est par ailleurs trop vaste pour être appréciée dans son
ensemble. Constatons seulement que la deuxième moitié du siècle consacre l’ouverture d'un
nouvel espace d’intervention, agrandissantmesurément le champ des possibles.
L’autre versant de l’
«
engagement» repose sur l’essor sans prédent des sociétés de
pene, comme laboratoire des idées et lieux de préparation des interventions, car les
«
chapelles» nouvelles donnent naissance
à
des positions qui reposent moins sur des convictions
personnelles que sur des manifestations d’allégeance. Les stragies de pouvoir se mêlent ici
étroitement aux déclarations d’intentions et
à
la proclamation des valeurs qu’on se propose de
défendre. Le
XVIII
e
siècle inaugure ainsi la toute-puissance de ce qu’on doit appeler, faute de
mieux, les modes intellectuelles »
7
.
Ainsi défini, l’intellectuel ne serait rien sans chambre d’écho, id est sans les lieux de
sociabilité (salons, loges, académies) par lesquels se diffusent les idées, sans non plus les
grandes causes judiciaires ou politiques qui vont solliciter son opinion et son action. Nombre
d’auteurs reprennent en fait largement les thèses du philosophe allemand Jürgen
Habermas
(
L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société
bourgeoise
, Payot, 1978 1
ère
édition allemande : 1962), pour qui le mouvement dit des
Lumières est moins un ensemble d'idées et d'ouvrages qu’un réseau d'institutions et de
pratiques. C’est
à
travers l'explosion de la sociabilité, de la conversation, de l’écriture, des
correspondances, de l’imprimerie, de la lecture, que l’on peut saisir, selon Habermas, la
naissance d'une
«
sphère publique
»
moderne, comme alternative
à
une monarchie de droit
divin de plus en plus désacralisée, voire discréditée. Habermas soutient que la sphère
publique
«
authentique
»
ou
«
bourgeoise » s’est développée
à
partir de la paration de plus
en plus nette entre la société civile et l’État ; c’est dans la zone de contact entre l’État et
la société qu’est un public
«
critique
»,
précurseur d’une sphère publique moderne
accomplie.
L’histoire sociale des écrivains et des productions littéraires de la période
révolutionnaire demeure encore largement dominée par un double système de représentation.
D’un côté, les écrivains apparaissent comme les représentants de « l’homme de lettres » ou de
7
L’invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siècle, PUF, 1994, p. 162.
3
« l’intellectuel » analysé par D. Masseau, conçu, dans la continuité des Lumières, comme la
conscience critique d’une société et d’une opinion publique dont il représenterait l’avant-
garde. Nous retrouvons là l’idée du « sacerdoce laïc » proposée en son temps par Paul
Bénichou
8
. L’idée serait corroborée par la place de choix réservée au Panthéon aux écrivains
de génie
9
. De l’autre côté, ils apparaissent comme des « exilés du Parnasse », des « Rousseau
des ruisseaux » revanchards et opportunistes, autrefois oubliés de la distinction académique,
du mécénat et des pensions, et maintenant prompts à saisir l’événement pour se construire une
réputation et vendre leur plume pour célébrer les régimes en place
10
. Selon Dena Goodman,
une troisième possibilité existe : en se revendiquent d’un nouvel « esprit démocratique » et en
marquant une rupture par rapport aux règles de la sociabilité mondaine et aristocratique, les
gens de lettres auraient construit une sociabilité de dissidence, s’adaptant à la nouvelle
organisation de la société civile et à l’émergence du tribunal de l’opinion
11
. La décennie
révolutionnaire, par le biais des lois et des nouvelles demandes qu’elle fait naître, bouleverse
en tout cas en profondeur les règles du cursus honorum et les fondements de la réputation
littéraire, ébranle la « République des lettres » et l’assise de ceux qui s’en réclament les
représentants légitimes. Jusqu’à les supprimer : ainsi du poète André Chénier, défenseur de la
monarchie constitutionnelle, de Louis XVI ou de Charlotte Corday, pourfendeur de Marat et
des démagogues, guillotiné en l’an II, et nous laissant avec ses Iambes un testament esthétique
et politique. Jusqu’à les condamner à la clandestinité ou à l’errance, comme c’est le cas
d’André Morellet
12
.
Morellet a appartenu à la coterie d’Holbach, réunie rue Saint-Honoré, un lieu identitaire
pour les Lumières et les Encyclopédistes. Elle se distingue de bien des salons et a fortiori des
académies par sa liberté de ton. Ancien étudiant à Leyde, habitué aux discussions libres des
clubs et des coffee houses, à leur atmosphère cosmopolite et libérale, le baron d’Holbach
dispose d’une charge de fermier général et d’un office de secrétaire du roi et ne renie
nullement le conformisme de son milieu, assurant l’avenir de ses enfants par de riches
mariages ou par l’achat de places (son fils aîné est conseiller au parlement ; son cadet, dans
les armées, possède une compagnie). Mais ce « maître d’hôtel de la philosophie » est aussi un
auteur majeur de l’Encyclopédie, mécène riche et cultivé, d’un goût assuré. Autour de lui se
retrouvent des privilégiés partageant un ton commun, une culture de la distinction qui
s’incarne dans une politesse mondaine adaptée cependant au partage des jeux gastronomiques
offerts et à la familiarité des habitués constituant un groupe d’amis, la « synagogue » ou la
« boulangerie » : Diderot, Grimm, l’abbé Raynal, Marmontel, le docteur Roux, le marquis de
Saint-Lambert, le lieutenant des chasses Georges Le Roy puis, après 1760, le chevalier de
Chastellux, l’abbé Morellet, Naigeon, Helvétius. En bref, un groupe socialement hétérogène
au sein duquel dominent les moins de trente ans, venus majoritairement de province et de
l’étranger à la recherche d’une intégration socio-culturelle neuve ; confiants dans leurs
possibilités de réussite après de solides études en collège puis dans les facultés et jouissant de
protecteurs comme Montesquieu, Turgot ou Trudaine, ayant encouragé leurs débuts, ils font
désormais figure de nantis d’argent et de dignités. Au-delà de ce premier cercle, des soirées
peuvent rassembler des amis littéraires, des voyageurs et des diplomates. La discussion sur la
foi est un sujet majeur des entretiens du cercle : d’Holbach, Diderot, Naigeon défendent
l’athéisme, Roux, Saint-Lambert, Grimm et Helvétius se retrouvent dans le scepticisme, les
8
Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la
France moderne, Paris, José Corti, 1973.
9
Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur les grands hommes, Paris, 1998.
10
Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution. Le Monde des livres au XVIII
e
siècle, Paris, 1983.
11
Dena Goodman, The Republic of Letters. A Cultural History of the French Enlightenment, Ithaca et Londres,
1996.
12
Alain Viala, La naissance de l’écrivain, Paris, 1985 ; Robert Darnton, in Gens de lettres, gens du livre, Paris,
1992.
4
autres penchant plutôt pour le déisme, le théisme ou tout autre forme de religion naturelle.
Habitués à des discussions vives et franches, à la mise en commun de l’information, à
l’échange conceptuel, à la plaisanterie aussi, tous se retrouveront dans la défense de causes
majeures, comme l’affaire Calas, la liberté de publier, lEncyclopédie. Cependant, les
compagnons de d’Holbach tirent parti des possibilités de tolérance nées de la division des
classes dirigeantes à la fin de l’Ancien gime (la lutte des parlements contre le monarque,
l’opposition des assemblées du clergé aux cours souveraines, la fragilité des gouvernements
successifs en butte aux uns et aux autres) : comme le remarque D. Roche, « entre philosophes
et antiphilosophes, l’administration choisit un modus vivendi attentiste qui ne conduit jamais à
déchaîner les représailles et les poursuites réclamées par les représentants de l’Église ou les
officiers des cours souveraines pour tout ce qui concerne la foi, les vérités religieuses, l’ordre
éternel des sociétés ». Les petites gens, colporteurs, libraires, pamphlétaires, publicistes, sont
au total bien plus inquiétés que des auteurs parfaitement intégrés à la haute société. Ces
derniers cependant, ceux du moins qui survivent, soit la moitié du groupe, se rallient à la
Révolution dans la période de la monarchie constitutionnelle. Marmontel, Suard, Raynal,
Morellet, Saint-Lambert, Grimm, hostiles aux événements de 1792, ne devront leur salut qu’à
la clandestinité et à la fuite, jusqu’au 9 Thermidor au moins (Directoire et Consulat
réhabiliteront les survivants). Avec la chute de la royauté, ils ont tout perdu (postes, revenus,
considération) et, aux yeux des jacobins et des sans-culottes, sont compromis avec un passé
révolu, qui a conduit en 1793 à la suppression des académies. Pour épitaphe, cette diatribe de
Robespierre dans son discours du 7 mai 1794 sur les idées religieuses et morales
conformément aux principes républicains : « Cette secte en matière politique resta toujours en
deçà des droits du peuple ; en matière de morale, elle alla beaucoup au-dede la destruction
des préjugés religieux. Ces coryphées déclamaient quelquefois contre le despotisme et ils
étaient pensionnés par le despote ; ils faisaient tantôt des livres contre la cour et tantôt des
dédicaces aux courtisans ; ils étaient fiers de leurs écrits et rampaient dans les antichambres ».
Si la Révolution ouvre une période liberté en reconnaissant en janvier 1791 le droit
d’auteur, combat entamé par Beaumarchais dès la fin des années 1770 avec la société des
auteurs dramatiques, ses premières années voient en effet se cristalliser luttes et conflits
autour d’une question essentielle : la fonction de l’écrivain et de son œuvre dans l’entreprise
de régénération politique
13
. Pensons aux dénonciations de Rivarol contre les auteurs patriotes
brusquement surgis des événements de 1789, dans son Petit Dictionnaire des grands hommes
de la Révolution, publié au printemps 1790. Les typologies ne manquent pas, qui tentent de
hiérarchiser les écrivains. D’où, par exemple, la vive polémique qui s’engage en mai 1791,
suite à la lecture devant l’Assemblée nationale d’une adresse de l’abbé Raynal dénonçant
« l’anarchie », c’est-à-dire l’intrusion dans la « République des Lettres » des plumitifs
plébéiens, ces nouveaux acteurs qui prétendent, en s’appuyant particulièrement sur la presse,
au statut d’écrivain
14
. La réorganisation de l’espace littéraire sous le Directoire, le Consulat et
l’Empire, via l’Institut et l’École normale, qui se traduit par la coupure institutionnelle et
symbolique entre « écrivaillons » et « écrivains académiques », est tout à fait révélatrice du
caractère fragile, éphémère et multiple de cet état dont les mises en cause ponctuent la lutte
que se mènent alors les « héritiers des Lumières » et les défenseurs du « Grand Siècle »
15
.
2.
L
A DIVERSITE SOCIALE DES ECRIVAINS
Nombre d’études ont de facto souligné combien la notion d’écrivain restait difficile à
13
Jean Sgard, in Lire la Révolution, Le Français aujourd’hui, Paris, 1988.
14
Hans-Jürgen Lüsebrink, in Jean Sgard (dir.), L’écrivain devant la Révolution 1780-1800, op. cit.).
15
Didier Masseau, Les ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, 2000 ; Jean-
Luc Chappey, in Cahiers du Centre de Recherches historiques, 2002.
5
définir, tant lexicalement que socialement, dans la seconde moitié du XVIII
e
siècle
16
.
Christine Métayer insiste sur le statut complexe des « écrivains publics » du cimetière des
Saint-Innocents
17
. Sarah Maza a bien mis en évidence combien le monde des avocats, dont
beaucoup seront promus par la Révolution, prend à témoin l’opinion publique urbaine dans
quelques retentissants procès qui marquent la deuxième moitié du XVIII
e
siècle, l
’impact des
grandes affaires des années 1770 et 1780 sur le public, la visibilité et l’ambition
croissantes des avocats engagés dans ces affaires et le succès de plus en plus large des
écrits qui s’y rapportent
18
.
La crise Maupeou a en effet contrib
à
désorganiser le
puissant et très hiérarchique Ordre des avocats de Paris, favorisant ainsi l’émergence
soudaine d’une nération plus jeune de plaideurs doués, ambitieux et impatients de se
tailler uneputation, libérés des entraves traditionnelles et décidés à faire parler d’eux à
l’occasion des affaires faisant l’actualité du moment (Target, Lacretelle, Bergasse). Ils
nourrissent un genre littéraire à grand succès, et ayant comme tel les honneurs de la
critique : les
nouvelles à la main. Mieux connues pour les derniers
ragots qu’elles
racontent, la pornographie à peine déguisée en
«
philosophie
»,
les descriptions horrifiques
de séjours dans les prisons royales, elles comptent aussi les mémoires judiciaires et toute
la littérature de prétoire, écrits aujourd’hui largement oubliés mais alors riches de leur
succès. Le caractère romancé des mémoires n’y est pas pour rien : les auteurs-avocats
empruntent à la littérature contemporaine, aussi bien à l’autobiographie sentimentale à la
manière de Rousseau qu’au mélodrame théâtral.
La figure de Beaumarchais est tout à fait
éclairante, lui qui s’impose non seulement comme auteur dramatique et publiciste de premier
plan, mais aussi en tant qu’auteur fameux de mémoires judiciaires.
La rhétorique judiciaire tend naturellement
à
être manichéenne, dans la mesure
son objet est en général de faire ressortir l’innocence d’une partie, par opposition
à
la
culpabilité de l’autre, de construire un récit mélodramatique dont les personnages sont
présentés sans nuances, comme des stéréotypes sociaux : l’aristocrate débauché, l’héroïne
virginale, l’homme sensible harcelé par ses ennemis, autant de personnages qui
peuplaient l’imagination collective, « l’imaginaire social » des Français et des Françaises
à
la fin de l’Ancien Régime, conduisant aussi à la diabolisation de certains groupes
(nobles, ecclésiastiques, femmes
publiques) bien avant la volution. Lorsque l’on
examine le contenu des mémoires, il est en effet difficile de tracer une séparation nette
entre le personnage et l’intrigue : un riche aristocrate sera systématiquement endetté,
mentira et se comportera avec arrogance; une maîtresse royale aura toujours un passé
trouble et sera manipulatrice. Poussés par un lange de conviction et d’ambition, les
avocats en appellent de plus en plus ouvertement à leurs lecteurs pour qu’ils se
prononcent, en juges et en témoins, en « tribunal de la nation » (juge suprême en lieu et
place du roi) sur la vérité et le bien-fondé d’une affaire donnée. Ils construisent aussi le
lien entre les problèmes publics et privés dans la genèse des idéologies politiques, car, si
leurs textes constituent une formidable source d’information sur l’ensemble des affaires
judiciaires, ils abordent aussi, souvent dans les dernières pages des mémoires, les grandes
questions qui ont agité la nation française dans les décennies précédant la Révolution.
Ainsi, une querelle éclatant à propos d’une fête rurale peut se transformer en allégorie de
la régénération politique ; la défense d’une servante injustement accusée dans une ville
16
Éric Walter, in Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, Paris, 1984, tome
II ; Daniel Roche, Les Républicains des Lettres. Gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, Paris, 1988 ; Jean-
Marie Goulemot et Daniel Oster, Gens de Lettres, écrivains et bohèmes. L’imaginaire littéraire (1639-1900),
Paris, 1992.
17
Christine Métayer, Au tombeau des secrets. Les écrivains publics du Paris populaire. Cimetière des Saints-
Innocents, XVI
e
-XVIII
e
siècle, Paris, 2000.
18
Sarah Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire, Fayard,
1997.
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