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« l’intellectuel » analysé par D. Masseau, conçu, dans la continuité des Lumières, comme la
conscience critique d’une société et d’une opinion publique dont il représenterait l’avant-
garde. Nous retrouvons là l’idée du « sacerdoce laïc » proposée en son temps par Paul
Bénichou
8
. L’idée serait corroborée par la place de choix réservée au Panthéon aux écrivains
de génie
9
. De l’autre côté, ils apparaissent comme des « exilés du Parnasse », des « Rousseau
des ruisseaux » revanchards et opportunistes, autrefois oubliés de la distinction académique,
du mécénat et des pensions, et maintenant prompts à saisir l’événement pour se construire une
réputation et vendre leur plume pour célébrer les régimes en place
10
. Selon Dena Goodman,
une troisième possibilité existe : en se revendiquent d’un nouvel « esprit démocratique » et en
marquant une rupture par rapport aux règles de la sociabilité mondaine et aristocratique, les
gens de lettres auraient construit une sociabilité de dissidence, s’adaptant à la nouvelle
organisation de la société civile et à l’émergence du tribunal de l’opinion
11
. La décennie
révolutionnaire, par le biais des lois et des nouvelles demandes qu’elle fait naître, bouleverse
en tout cas en profondeur les règles du cursus honorum et les fondements de la réputation
littéraire, ébranle la « République des lettres » et l’assise de ceux qui s’en réclament les
représentants légitimes. Jusqu’à les supprimer : ainsi du poète André Chénier, défenseur de la
monarchie constitutionnelle, de Louis XVI ou de Charlotte Corday, pourfendeur de Marat et
des démagogues, guillotiné en l’an II, et nous laissant avec ses Iambes un testament esthétique
et politique. Jusqu’à les condamner à la clandestinité ou à l’errance, comme c’est le cas
d’André Morellet
12
.
Morellet a appartenu à la coterie d’Holbach, réunie rue Saint-Honoré, un lieu identitaire
pour les Lumières et les Encyclopédistes. Elle se distingue de bien des salons et a fortiori des
académies par sa liberté de ton. Ancien étudiant à Leyde, habitué aux discussions libres des
clubs et des coffee houses, à leur atmosphère cosmopolite et libérale, le baron d’Holbach
dispose d’une charge de fermier général et d’un office de secrétaire du roi et ne renie
nullement le conformisme de son milieu, assurant l’avenir de ses enfants par de riches
mariages ou par l’achat de places (son fils aîné est conseiller au parlement ; son cadet, dans
les armées, possède une compagnie). Mais ce « maître d’hôtel de la philosophie » est aussi un
auteur majeur de l’Encyclopédie, mécène riche et cultivé, d’un goût assuré. Autour de lui se
retrouvent des privilégiés partageant un ton commun, une culture de la distinction qui
s’incarne dans une politesse mondaine adaptée cependant au partage des jeux gastronomiques
offerts et à la familiarité des habitués constituant un groupe d’amis, la « synagogue » ou la
« boulangerie » : Diderot, Grimm, l’abbé Raynal, Marmontel, le docteur Roux, le marquis de
Saint-Lambert, le lieutenant des chasses Georges Le Roy puis, après 1760, le chevalier de
Chastellux, l’abbé Morellet, Naigeon, Helvétius. En bref, un groupe socialement hétérogène
au sein duquel dominent les moins de trente ans, venus majoritairement de province et de
l’étranger à la recherche d’une intégration socio-culturelle neuve ; confiants dans leurs
possibilités de réussite après de solides études en collège puis dans les facultés et jouissant de
protecteurs comme Montesquieu, Turgot ou Trudaine, ayant encouragé leurs débuts, ils font
désormais figure de nantis d’argent et de dignités. Au-delà de ce premier cercle, des soirées
peuvent rassembler des amis littéraires, des voyageurs et des diplomates. La discussion sur la
foi est un sujet majeur des entretiens du cercle : d’Holbach, Diderot, Naigeon défendent
l’athéisme, Roux, Saint-Lambert, Grimm et Helvétius se retrouvent dans le scepticisme, les
8
Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la
France moderne, Paris, José Corti, 1973.
9
Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur les grands hommes, Paris, 1998.
10
Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution. Le Monde des livres au XVIII
e
siècle, Paris, 1983.
11
Dena Goodman, The Republic of Letters. A Cultural History of the French Enlightenment, Ithaca et Londres,
1996.
12
Alain Viala, La naissance de l’écrivain, Paris, 1985 ; Robert Darnton, in Gens de lettres, gens du livre, Paris,
1992.