2 / 3
Faire l’apprentissage de la solitude, c’est donc pour une conscience se découvrir elle-
même. Avoir conscience, c’est se séparer. Toute conscience est une exception. De là les
charmes exceptionnels de la solitude. Solitude, dit le poète, où je trouve une douceur secrète.
Tout charme est bien celui d’un secret. L’être qui charme, c’est qu’on sent que derrière tout ce
qu’il dit, tout ce qu’il paraît, il y a autre chose dont émanent ses apparences. Le moment
délicieux, c’est quand on pressent ce secret. Aussi tout charme est-il celui d’une rencontre. Le
solitaire va à la rencontre de lui-même, silencieusement, attentif uniquement à soi, recueilli.
On comprend par là que la solitude ait toujours trouvé tellement d’apologistes. Que cultiver
de mieux, sinon sa solitude. Si la conscience se distingue, cette distinction ne signifie-t-elle
pas aussi élégance ? La solitude, c’est la vertu aristocratique par excellence. C’est la vertu du
sage épicurien, indifférent à tout. Comment ferait-il de différences entre les autres, lui qui se
sent infiniment différent d’eux ? Entre eux et lui s’inscrit un abîme. Si la solitude est
mouvement, comme nous l’avons défini plus haut, mouvement de repli, de retrait, de retraite :
« Rentre en toi-même », ce mouvement se reconnaît à sa verticalité, c’est un mouvement vers
le haut. De là que rêverie et solitude ont tellement partie liée. Rêver, être seul, c’est s’envoler.
Ce thème de l’envol est toujours présent chez Nietzsche. Le surhomme gravit les sommets, il
échappe en lui aux forces de pesanteur – piété, sympathie – qui nous attirent, nous inclinent
les uns vers, les uns sur les autres. C’est la solitude du héros. Comme le Dieu de Vigny le dit à
Moïse : « Puissant et solitaire. » Plus l’on se tient au-dessus, plus on est seul. Le chef est celui
qui endosse seul la responsabilité de tous. Dire que Dieu est tout-puissant, ou dire qu’il n’y a
qu’un seul Dieu, c’est une seule et même chose. L’état de solitude, cette tentation de la
conscience, c’est la tentation même d’être Dieu. Ainsi le Dieu d’Aristote qui ignore jusqu’à
l’existence de l’univers et au mouvement d’amour qu’il suscite en lui. Mais un tel Dieu,
comment sait-il qu’il est Dieu ?
Il n’y a donc pas d’état de solitude. Une solitude parfaite, totale, c’est quelque chose de
contradictoire. Si on était vraiment seul, on ne saurait même pas qu’on est seul. Au fond, la
solitude, c’est la conduite de mauvaise foi de l’isolement. Sentiment impossible, parce qu’on
ne fait pas de sentiments avec des ressentiments. Je suis isolé, les autres ne veulent pas de
moi, donc je m’enfoncerai dans ma solitude. Mais comment se penser seul, si ce n’est par
rapport aux autres ? Le solitaire est condamné à emporter tout le monde avec lui. Sa solitude
est grouillante, infestée et ainsi infectée. Nul n’est plus tributaire des hommes que le
misanthrope. Nul n’est plus esclave que celui qui hait. Solitude irréalisable : on voudrait ne
plus être tout en étant. Assister à ses funérailles. (En soi. Pour soi.)
Il semblerait que nous nous enfoncions en plein imbroglio. Toute conscience est solitude,
dans la mesure où elle est séparation, c’est pourquoi l’amour est irréalisable, aimer, c’est
aspirer à l’unité impossible, car pour ne faire qu’un il faudra bien continuer à être deux,
l’amour n’est jamais qu’à l’horizon de l’unité comme la philosophie pour Platon n’est jamais
qu’à l’horizon du vrai, toute conscience est solitude, et cependant la conscience de la solitude
détruit jusqu’à la solitude. Penser, c’est toujours penser à ce qui n’est pas soi. Le moi n’est
aucunement une résidence où nous pourrions nous installer. Cela, c’est ce que découvre la
réflexion.