Symposium de Nanjing, 25 octobre 2013 Les racines et les branches de la médecine Transmise par le Dr Leung Kok Yuen Par Patrick Shan Mesdames, Messieurs, Chers amis, C’est à la fois en mon nom et en celui de Peter Leung, le fils du Dr Leung Kok Yuen, que je viens vous remercier pour votre invitation et pour l’organisation de ce symposium, auquel le Dr Leung Kok Yuen eût été lui-même honoré de participer. Le Dr Leung nous a quitté il y a quelques mois. Lui seul aurait pu nous expliquer comment il a réussi à transmettre, dans une autre langue et à une autre culture, un savoir médical hérité d’une longue lignée familiale remontant au XVIème siècle, et comment, grâce à cette transmission en marge des formations médicales universitaires occidentale ou chinoise, il a pu contribuer de manière si importante au développement de l’acupuncture et de la médecine traditionnelle chinoise en Amérique du nord, en Europe et dans le monde. La légitime reconnaissance dont le Dr Leung fait aujourd’hui l’objet en Chine arrive hélas un peu tardivement, mais c’est ainsi : l’histoire des hommes s’écrit toujours après coup. La même histoire retiendra que ce fut l’honneur de l’Institut de Kunming et de l’Université de Nanjing d’avoir été les premiers à œuvrer à cette reconnaissance. Au nom de sa famille, soyez-en ici vivement remerciés. Je ne saurais vous dire de quoi le Dr Leung aurait souhaité parler s’il avait été présent aujourd’hui. Mais si je me réfère aux entretiens que nous avons eu ces dernières années, et à la manière dont je l’ai vu gérer le cancer du Foie qui l’a accompagné durant les deux dernières années de sa vie, je pense que ce que je vais vous dire ne lui aurait pas déplu. Nous reviendrons un peu plus loin sur ce que le Dr Leung a apporté à l’acupuncture, mais je me dois, en préliminaire, de rappeler qu’il n’a jamais été question pour lui de concevoir la médecine comme étant limitée à cette seule méthode thérapeutique. L’acupuncture fut effectivement la première branche par laquelle l’occident s’intéressa à la médecine chinoise. Le Dr Leung la pratiqua avec talent et l’enseigna de manière privilégiée dans la première partie de sa vie. Mais il nous enseigna aussi que cette branche appartenait à un système plus vaste, qu’on appelle un arbre, et que cet arbre comportait d’autres branches, tout aussi importantes, ainsi qu’un tronc et des racines, faute de quoi cet arbre n’aurait pas pu tenir debout, ni traverser le temps. 1 La racine de la médecine chinoise, c’est la connaissance. Celle des lois naturelles qui organisent le vivant, et auxquelles l’homme ne peut se soustraire. Le tronc de la médecine chinoise, c’est le diagnostic. En MTC, celui-ci repose avant tout sur la capacité, à partir de la compréhension des lois naturelles, de regarder l’être humain comme on regarde un paysage, de voir interagir en lui toutes les forces de la terre et du ciel, et partant de cette vision, de comprendre l’origine et la nature de ses maladies. Les branches de la médecine chinoise, ce sont les différentes méthodes thérapeutiques par lesquelles il est possible d’intervenir sur l’être humain, de manière sélective ou combinée, en fonction du diagnostic posé et de la nature de sa maladie. Le Dr Leung dénombrait quatre branches principales : 1. Les interventions externes (Wai Yong Zhi Liao) : cette branche regroupe l’ensemble des méthodes thérapeutiques permettant d’agir sur l’être humain depuis la surface de son corps. On y trouve le massage (Tui Na, An Mo), l’acupuncturemoxibustion (Zhen Jiu Fa) et leurs méthodes annexes (saignées, ventouses, grattage etc.), l’orthopédie (Zheng Gu Fa), les emplâtres (Gao), la chirurgie etc. Nous remarquons au passage que dans cette classification, loin de se vouloir une méthode de traitement universelle, l’acupuncture n’apparaît elle-même que comme une sous-branche de la famille des interventions externes. Cela ne retire rien à sa valeur propre, mais il est important de rappeler ici qu’aucune branche thérapeutique, quelle que soit sa qualité et son importance, ne devrait jamais se prendre pour l’arbre entier. 2. Les intervention internes (Nei Fu Zhi Liao) : cette branche fait référence aux traitements par l’absorption de substances alimentaires ou médicinales. On y trouve principalement la diététique et la pharmacopée. Dans ces deux domaines, le Dr Leung nous a également fourni de précieux enseignements. Il a notamment revisité les formules classiques de la pharmacopée traditionnelle en adaptant certaines, en remplaçant les plantes les plus rares et les plus chères pour d’autres, ainsi qu’en évitant, pour toutes, l’usage des espèces animales menacées ou maltraitées. 3. L’intervention sur le psychisme (Jing Shen Zhi Liao) : cette branche consiste à utiliser les ressources psychiques du patient comme support et comme voie thérapeutique. Ce n’est parfois qu’en donnant des conseils pertinents, en modifiant l’état psychologique ou émotionnel, en recadrant le point de vue ou le comportement du patient, en lui insufflant la confiance, en l’aidant à dompter son subconscient ou encore en lui expliquant comment mourir en paix, que l’on peut désarmer en lui certains processus de maladies qu’aucun autre médicament ne serait à même d’éradiquer. Comme le souligne le Su Wen, de quelle valeur est le médecin qui ignorerait l’énorme pouvoir de l’esprit sur le corps, dans la santé comme dans la maladie, et qui n’en tiendrait pas compte dans sa pratique ? 2 Le Dr Leung nous a, là encore, transmis de précieuses données relatives à cette branche essentielle, qui dépasse de loin le cadre restreint de ce que nous nommons la psychothérapie en occident. J’ai pris ces 15 dernières années grand plaisir à m’entretenir avec lui de cette branche qui, au propre comme au figuré, lui « tenait à cœur », d’une part car elle constituait un héritage familial, et d’autre part parce qu’elle a fait, plus encore que l’acupuncture, l’objet d’un véritable déni dans l’histoire récente de la MTC. On peut aisément comprendre que les méthodes visant à la libération de la conscience ne soient pas toujours en phase avec la pensée unique que, par ailleurs, certains guides suprêmes essaient de nous inculquer. 4. L’intervention par le mouvement (Yun Dong Zhi Liao) : cette dernière grande branche concerne toutes les possibilités thérapeutiques liées à la gymnastique et l’usage que peut faire le patient de son propre corps : exercices, postures, choix ergonomiques liés au travail, Qi Gong thérapeutique, etc. Dans ce domaine également, le Dr Leung a laissé des enseignements, et conçu des exercices simples, faciles à mettre en œuvre, y compris pour des patients occidentaux, et riches en bénéfices thérapeutiques. 5. Il existe encore, en marge de ces quatre grandes branches thérapeutiques, une cinquième branche, résumée toute entière dans le premier chapitre du Nei Jing Su Wen, qui traite de l’art de nourrir le vie (Yang Sheng Fa). Nous devrions être en droit d’attendre de tout bon médecin ce que nous attendons de tout bon garagiste : à savoir qu’il ne se contente pas de savoir réparer le véhicule humain, mais qu’il sache expliquer à son conducteur pourquoi ils est tombé en panne et comment il pourrait éviter, par sa conduite, que cela se reproduise. Cela nous ramène à cet élément essentiel en médecine qui est la pose d’un diagnostic juste, avant même de penser au traitement. Etre capable d’expliquer de manière simple à son patient les raisons de son problème, au lieu de le piquer ou de le droguer en silence. Dans de nombreuses maladies, un bon conseil vaut parfois tous les traitements. Et c’est parfois faute de ces conseils, eux-mêmes liés à un défaut de diagnostic, que les patients se retrouvent avec des traitements qui n’en finissent pas. Voici donc l’arbre qu’il m’a été donné de découvrir peu à peu, au fil de trente cinq ans d’exploration de la médecine auprès d’un unique professeur, qui comprenait profondément la nature humaine et la simplicité fondamentale qui unit toutes choses. Le Dr Leung n’était pas qu’un grand acupuncteur. Il était un grand médecin, capable de combiner dans un même esprit les aiguilles, les plantes ou les mots pour œuvrer à la guérison de ses semblables. Je n’aurai pas ici le temps de détailler, des racines jusques aux branches, tout ce qui fait la richesse et la profondeur de son enseignement. Vous aurez déjà compris qu’il ne pouvait pas être question pour lui de faire l’apologie d’une méthode thérapeutique par rapport à une autre. Le Dr Leung n’était pas du genre à scier la branche sur laquelle il était assis. Il a par exemple fait le choix de se soigner, sur la fin de sa vie, au seul moyen du Qi Gong, de la méditation et de la diététique. 3 Je voulais commencer par poser cette première évidence que le Dr Leung Kok Yuen avait de la médecine une conception bien plus vaste et complète que ce que son appartenance à une « école d’acupuncture » pourrait donner à croire. S’il doit être considéré pour la postérité comme l’une des figures emblématiques de l’école Chengjiang, je pense que le Dr Leung serait heureux que cette école œuvre dans l’avenir à ce qui relie l’acupuncture aux autres branches de la médecine chinoise. Ce serait sa manière juste et bien à elle de marquer sa différence, dans un paysage où aujourd’hui bien des arbres sont nus, et bien des branches gisent au sol. Mais puisque l’acupuncture est le thème privilégié de ce symposium, et que le Dr Leung s’est effectivement distingué de manière privilégiée dans ce domaine, j’aimerais ajouter une dernière réflexion. Le Qi ne se voit pas, et il fait ce qu’il veut. Sans doute est-ce pour cela que l’acupuncture se caractérise, à la différence notable des autres branches thérapeutiques, par une multitude d’écoles, de théories, de pratiques, s’enorgueillissant chacune de résultats plus importants que les autres. Le phénomène est déjà bien présent en Chine, et vous n’imaginez pas ce que les occidentaux sont eux aussi capables d’inventer en la matière, notamment lorsqu’ils ajoutent leur propre symbolique, science ou technologie aux connaissances et pratiques ancestrales. C’est à se demander, finalement, si le drame de cette méthode ne réside pas dans sa trop grande efficacité et sa trop grande tolérance. La théorie et la pratique acupuncturale du Dr Leung étaient simples. Je ne l’ai jamais entendu parler de théories complexes ou de points miracles. Avant toute chose, il insistait sur la pose d’un diagnostic juste, une combinaison de points cohérente, et une puncture correcte. En acupuncture comme en pharmacopée, c’est l’adéquation du traitement choisi par rapport à la maladie diagnostiquée qui fait son efficacité, et non la puissance intrinsèque des points ou des plantes. Si le choix des points est judicieux, le corps y réagit. Si l’on pique des points dont le patient n’a pas besoin, son corps n’en tient tout simplement pas compte. Heureusement, sinon, comme je le dis souvent, tous les moustiques seraient acupuncteurs ! A l’inverse, il peut aussi arriver qu’un praticien fasse un choix de points ou une manipulation d’aiguille inadaptés, ou que l’on pourrait juger fantaisistes, et que le patient aille mieux tout de même. Il restera alors, avant de s’enorgueillir du résultat, à déterminer qu’est-ce qui, dans l’action thérapeutique, a exactement agi. Car il faut savoir que l’effet dit placebo en occident existe dans toutes les médecines, et il est fort possible, dans ce cas, que l’acupuncteur en question pratique une forme de médecine psychosomatique sans le savoir. Si, ainsi, toutes les théories et toutes les pratiques d’acupuncture peuvent avoir une certaine valeur et offrir certains résultats, il reste à déterminer lesquelles d’entre elles sont systématiquement cohérentes et universellement applicables. 4 J’ai pu constater, lors de missions humanitaires en compagnie d’acupuncteurs venus de différents horizons, que certaines théorie ou pratiques d’acupuncture ne fonctionnent que dans un contexte clinique ou culturel restreint, et ne sont absolument pas transposables face à d’autres pathologies ou d’autres paradigmes. C’est à cette même occasion, dans le contexte humanitaire, que j’ai pu par contre apprécier à sa juste valeur la méthode de puncture et de prescription des points transmise par le Dr Leung Kok Yuen, et prendre conscience de l’universalité de ses applications, résultats à la clé. Cette méthode, que bon nombre d’entre vous connaissent, repose en tout premier lieu sur une approche diagnostique simple, cohérente et efficace, basée sur les Ba Gang. Elle utilise un nombre limité de points, synthétise les plus grandes règles traditionnelles de la tonification et de la dispersion, et permet de nuancer les traitements à l’infini à partir d’un nombre limité de points importants. On pourrait la comparer à de la bonne cuisine, comportant tous les ingrédients de base et permettant à qui sait cuisiner de faire de nombreuses et savoureuses recettes, sans avoir à recourir à des produits rares ou d’exception. La logique de cette méthode se rapproche également beaucoup de celle de la pharmacopée chinoise, qui mise sur une juste hiérarchie et des combinaisons judicieuses de produits, plutôt que sur la puissance d’un seul d’entre eux. Outre les résultats qu’elle offre aux malades, j’ai vu dans cette méthode deux autres avantages majeurs : - celui de permettre à des praticiens aux origines et aux habitudes différentes de tomber d’accord sur des choses essentielles, et de faire chacun un pas en direction d’une théorie et d’une pratique acupuncturale commune, et compatible dans sa logique avec les autres branches de la MTC ; - celui de permettre à des peuples qui ignoraient tout de la MTC d’en comprendre facilement les grands principes, et parce que la logique qui la sous-tend repose sur des lois naturelles, d’y adhérer spontanément. La particularité de la médecine chinoise, c’est qu’elle est étymologiquement la médecine du milieu. Et que du milieu, il est possible de voir dans toutes les directions. J’aurais évidemment bien d’autres choses à dire sur le sujet, mais je m’en tiendrai là pour ne pas dépasser le temps imparti et pouvoir répondre à vos questions. Je voudrais juste terminer cette intervention en vous remerciant chaleureusement au nom d’un homme qui a quitté son pays il y a bien longtemps, pour transmettre à d’autres peuples la richesse d’une médecine naturaliste et humaniste que l’histoire, en Orient comme en Occident, a bien failli faire disparaître. L’urne dans laquelle reposent les cendres du Dr Leung Kok Yuen fait face à l’océan pacifique. Elle se trouve à l’extrémité du monde occidental, et elle regarde en direction de la Chine. Aujourd’hui, pour lui, une boucle est enfin bouclée, et un espoir renaît. Je vous remercie de votre attention. 5