Compte-rendu de « The Nature of Selection - Boris Saulnier

Boris Saulnier – Mai 2003
Compte-rendu de « The Nature of Selection »
(Elliott Sober, University of Chicago Press, 1983)
Le livre de Sober propose un panorama de nature philosophique du concept de
sélection et de son rôle en biologie évolutionnaire. Il vise à dissiper les « mirages »
qui nous empêchent d’atteindre une vue claire de la théorie de l’évolution (p.2). La
première partie aborde les concepts d’adaptation (fitness, ou adaptation) et de
sélection. Sober y présente l’évolution comme une « théorie de forces », explique
pourquoi selon lui la théorie (de l’évolution) n’est pas une tautologie, examine la
différence entre explication et causalité, et fait la distinction entre sélection d’un objet
ou d’une propriété. Pour cela il s’appuie sur des exemples issus de la biologie, ou
bien des expériences de pensée, et replace les débats dans leur contexte historique.
Au-delà de la biologie ce sont des thèmes traditionnels de la philosophie qui sont
abordés, comme la causalité, les probabilités et l’explication. Quant aux aspects
propres à la biologie, ils sont abordés d’un point de vue philosophique, avec
beaucoup de soin dans la définition et l’usage des concepts, et une grande précision
dans l’examen des débats. Dans une deuxième partie Sober traite la question des
niveaux de sélection. Il étend alors la théorie élaborée dans la première partie et
montre qu’elle peut rendre compte de différentes théories de l’évolution proposées
dans un cadre unificateur. Cette partie aborde en particulier les questions de la
« sélection de groupe », et la théorie des équilibres ponctués. Sober ne donne pas
une réponse à ces questions, qu’il considère d’ailleurs comme des problèmes
empiriques plutôt que philosophiques, mais fournit un cadre conceptuel dans lequel
les replacer. Réussissant à s’adresser aussi bien au philosophe qu’au biologiste,
Sober réussit en 368 pages très denses, à donner au lecteur un aperçu complet et
des bases très solides pour penser les questions posées par la biologie de
l’évolution.
Nous commencerons par examiner la théorie historique de Darwin. Nous verrons que
la notion de cause n’y est pas claire, ce qui peut amener à considérer la théorie
comme une tautologie. Cela amènera à considérer une théorie des forces, ce qui
nécessitera de préciser la notion d’adaptation, et en particulier de voir l’adaptation
comme une propriété survenante. Nous verrons de même que la probabilité peut-être
vue comme une propriété survenante, ce qui éclaire de façon nouvelle la notion de
hasard. Puis nous exposerons les notions de loi source et loi conséquence, pourquoi
l’adaptation est « causalement inerte », et pourquoi c’est la sélection qui joue un rôle
causal majeur. Cela nous conduira à examiner la notion d’ « explication ». Puis nous
aborderons quelques aspects de la querelle des niveaux, et proposerons pour
conclure de voir la biologie comme une dialectique entre structure et fonction.
La théorie de Darwin
Dans sa « longue explication » Darwin montre comment à la fois l’hypothèse de
l’évolution, et l’hypothèse de sélection naturelle sont confirmées du fait de leur
pouvoir explicatif. Le concept est très simple, mais a un grand pouvoir explicatif : si
des organismes dans une population ont des capacités de survie et de reproduction
différentes et si les caractéristiques qui affectent ces capacités sont transmises par
les parents alors la population évolue. L’exposé Darwinien de 1859 est une
2
articulation complexe dont on peut résumer les moments principaux de la façon
suivante1 :
1. Les organismes vivants présentent des variations individuelles,
2. Il existe donc une capacité naturelle indéfinie de variation (leur variabilité),
3. L’élevage et le tri permettent de stabiliser héréditairement des « traits »
avantageux, par accumulation de petites variations concourant à les
accentuer,
4. De la sélection (artificielle) on déduit une « sélectionnabilité » (de même que
la variabilité s’induit du fait de la variation), ce qui pose la question de savoir
qui est l’agent d’une sélection « naturelle »,
5. Il existe une capacité naturelle d’occupation totale de toute étendue physique,
si les individus se reproduisent sans obstacle,
6. Cependant on constate dans la nature des équilibres pluralistes qui paraissent
en constant réajustement au sein de leur environnement,
7. L’expansion numérique et territoriale des populations et la tendance à une
prolifération illimitée sont limitées par une régulation éliminatoire, la « lutte
pour l’existence » (Struggle for life), favorisant les individus les mieux adaptés,
ce qui pose la question de savoir ce qui détermine la meilleure adaptation,
8. Une réponse unique et unificatrice est apportée aux questions 4 et 8 : il
existe une sélection naturelle qui à travers la lutte effectue le tri des variations
avantageuses pour les organismes eux-mêmes dans un contexte donné,
assurant ainsi le triomphe vital, transmissible héréditairement dans des
conditions stables de milieu, des individus qui en seraient porteurs : « C’est à
cette conservation des favorables, et à la destruction de celles qui sont
nuisibles, que j’ai appliqué le nom de sélection naturelle, ou de survivance du
plus apte ». (L’évolution des espèces, chapitre IV).
Si Darwin n’est pas le premier à parler d’évolution, il est bien le premier à faire de la
sélection naturelle la cause première et principale de l’évolution. Mais comme le note
Sober (p.23) les hypothèses de Darwin (variabilité, la variation induit différentes
capacités de survie, ces capacités sont fonction de « traits » transmis
héréditairement, aucune autre force potentielle n’influence les populations)
apparaissent comme un ensemble de conjectures très loin d’être trivial. En particulier
la notion de cause dans la théorie de l’évolution est à éclaircir, et Sober s’y emploie à
de multiples reprises, et sous des angles différents.
La notion de cause en théorie de l’évolution
Prenons un exemple : si les gènes responsables de la construction de la mâchoire et
du menton sont les mêmes, alors la sélection de la mâchoire entraînera la sélection
du menton, qui se trouve alors comme un « passager clandestin » (free rider) de la
sélection naturelle2. Sober souligne donc qu’on ne peut pas considérer que les
corrélations de traits phénotypiques sont « gravées dans la pierre ». De même les
1 Tort P., Dictionnaire du Darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996
2 Darwin ignorait les bases génétiques de ce processus, aujourd’hui qualifié de « pléiotropique », mais en avait
cependant imaginé la possibilité. Cette idée l’amenait à voir les capacités de calcul de l’être humain comme
corrélatives d’aptitudes plus simples de raisonnement et communication, avantageuses, elles, à la survie. Et il
était sur ce point en désaccord avec Wallace, qui ne voyait pas dans les capacités cognitives supérieures le
résultat possible d’une sélection naturelle.
3
poids du corps et du cerveau sont étroitement corrélés chez un grand nombre
d’espèces : on en conclut que ce sont des traits liés, et que ce serait une erreur de
les voir comme résultat de deux processus sélectifs indépendants. Cependant, la
sélection pourrait couper les liens qui unissent les deux caractéristiques, la question
est de savoir si c’est le cas.
L’enjeu est donc, une fois un effet observé, d’en trouver la cause. Chez Darwin la
caractérisation de l’action de la force de la sélection naturelle est très simple : si les
organismes qui possèdent une caractéristique F sont plus capables de survivre et de
se reproduire que ceux possédant la caractéristique alternative (non F) alors leur
proportion va augmenter. Mais ce raisonnement « si…alors …», n’est valable que
« toutes choses égales par ailleurs » (ceteris paribus). Or la variation d’adaptation
héréditaire pourrait justement voir ses effets annulés par d’autres forces. Et
précisément la théorie standard de l’évolution liste des forces qui pourraient modifier
la composition d’une population, comme les mutations, ou la migration, dont les
biologistes pensent aujourd’hui que ce sont des causes essentielles d’évolution. Pour
Sober ces différentes alternatives sont des « hypothèses historiques » (historical
hypotheses, p.27), c’est-à-dire qu’elles prétendent expliquer les causes des
changements de la vie qui sont apparus sur la Terre. Et pour Sober un but central de
la théorie de l’évolution a été de déterminer laquelle de ces hypothèses est correcte
(mais ne devrait-on pas plutôt demander « lesquelles » sont correctes ?).
Sober remarque que la formulation de Darwin est typique de la formulation des lois
scientifiques, car elle décrit ce qui se passerait pour un système s’il possédait
certaines caractéristiques (si… alors…). Or on sait que Darwin avait pris
connaissance des conceptions de la science de Whewell et Herschel, pour qui une
hypothèse scientifique doit donner la vera causa, c’est-à-dire la « cause vraie et non
fictive », qui doit d’abord être suggérée à partir de données empiriques, puis
confirmée par les phénomènes indépendants qu’elle explique. Très consciemment
Darwin s’est efforcé d’imiter le style « newtonien » exposé dans les ouvrages de
méthodologie scientifique de l’époque. Mais pour certains commentateurs le principe
général de Darwin, apparaît comme non falsifiable empiriquement. C’est le
« problème de la tautologie ».
Une théorie tautologique ?
En effet, dire que « le plus adapté survit » résulte directement de la définition de
l’adaptation. Or si l’adaptation est définie comme une capacité de survie, la théorie
Darwinienne se présente bien comme une tautologie… et en conséquence la théorie
évolutionniste n’est pas testable ! L’attaque est dure pour les biologistes et les
philosophes de la biologie, ce qui explique que la question a été largement débattue,
même si pour Sober elle ne mérite pas l’importance qu’on lui a accordée, car pour lui
la théorie de l’évolution va bien au-delà de la définition de l’adaptation. Tout d’abord
la forme logique, au sens technique, de la proposition « le plus adapté survit » ne
suffit pas à caractériser sa vérité universelle et donc à la qualifier de tautologie3. Par
ailleurs définir l’adaptation comme les chances de survie et de reproduction est peut-
être plus de la part des biologistes le résultat d’une observation qu’une pensée à
priori. A propos de l’a priori, Sober note qu’il fut un temps les physiciens auraient
été en peine d’imaginer une expérience montrant que la somme des angles d’un
triangle peut différer de deux droits : la conclusion n’est certainement pas que la
géométrie euclidienne est à priori, mais plutôt que pendant les capacités
3 De même que « X est de l’eau » n’est pas une conclusion logique de « X est fait de H2O ».
4
d’imagination des scientifiques furent limitées. De même en biologie des efforts
d’imagination doivent être faits pour dépasser le concept Darwinien d’adaptation.
Remarquons qu’une question identique se pose en physique à propos de « F =
m.a » : s’agit-il d’un énoncé empirique, ou bien d’une simple définition de la notion de
force ? Pour Quine4 il s’agit d’un énoncé empirique, car pour lui une théorie des
forces teste ses lois source et conséquence ensemble : si un objet viole les
prédictions de la théorie il faut soit trouver une nouvelle source soit modifier
l’expression de la loi conséquence, et c’est par ce procédé empirique que nous
ajustons nos lois. Quine, après Duhem, remarque également que la testabilité d’une
hypothèse théorique requière également d’autres hypothèses. Par exemple pour voir
les conséquences observationnelles de la géométrie euclidienne il ne fait pas
s’arrêter à la géométrie, mais considérer des hypothèses physiques
supplémentaires. La proposition à tester ne peut être considérée seule : tous les
contextes théoriques pertinents doivent être pris en considération, et tant que ce
n’est pas fait on devrait selon Sober être prudent quant à l’affirmation du caractère
« à priori » de la proposition en question.
Dire que le plus adapté survit est certes une tautologie, mais l’objet réel de la théorie
est une probabilité : la théorie évolutionniste n’identifie pas l’adaptation d’un
organisme avec réel succès reproductif. Ainsi si la solubilité était probabiliste on
pourrait dire, sans y voir de tautologie, que le sucre se dissoudrait probablement si
on le plongeait dans l’eau. Enfin Sober distingue « expliquer pourquoi », et
« expliquer comment ». Par exemple l’énergie cinétique d’une gaz permet d’expliquer
ce que signifie pour ce gaz avoir la température T : mais cela n’explique pas
pourquoi le gaz a la température T au temps considéré. Il s’agit ici du rapport entre
une propriété dispositionnelle et sa base physique, que nous retrouverons à propos
de la notion d’adaptation, et de la notion de probabilité. Or la théorie évolutionniste
n’explique pas seulement les différentes adaptations des zèbres en fonction de la
structure de leur pattes, mais explique précisément comment la structure des pattes
induits des différences d’adaptation.
Considérant que c’est bien le flou de la théorie de l’évolution par rapport à la notion
de cause qui permet de voir la théorie de l’évolution comme une tautologie, Sober
propose pour éclaircir le paysage une « théorie des forces ».
La sélection comme une « théorie des forces »
Sober propose d’exposer la théorie comme une « théorie des forces », car selon lui
les distinctes théories évolutionnaires dépendent des types particuliers de forces
qu’on considère : il faudrait donc plutôt voir la théorie de l’évolution comme un
« type » de théorie (kind of theory, p.31), ce qui permet de comprendre la structure
de la théorie, voir comment différents modèles peuvent être réunis, et comment ces
modèles entrent en contact avec la réalité du monde vivant.
Pour établir une théorie des forces, il faut commencer par préciser l’évolution du
système soumis à aucune force. Puis en ajoutant les différentes forces auxquelles
peut être soumis le système on accroît la complexité, et le réalisme de la théorie. En
théorie de l’évolution la loi de Hardy-Weinberg5 de génétique des populations
4 Quine W. V. O., Two dogmas of empiricism. In from a Logical Point of View, Cambridge, Harvard university
Press, 1980, p.20-46. Référence citée par Sober p.72.
5 Supposons qu’on a deux allèles A et a sur un locus de deux chromosomes homologues. On obtient alors trois
génotypes diploïdes possibles : AA, aa, et Aa. Les deux premiers sont dits homozygotes, et leur dernier
hétérozygote. Lorsqu’un organisme produit des gamètes, les chromosomes, en règle générale, les chromosoment
5
explique comment la fréquence des traits dans les gamètes est liée à la fréquence
des traits dans les organismes dont sont issus ces gamètes, et ce indépendamment
de toute force extérieure. Si les fréquences du génotype quittent l’équilibre de Hardy-
Weinberg c’est qu’une force a agi. Par exemple la sélection, une mutation, ou une
migration, peut avoir provoqué une changement des fréquences des gènes entre les
allèles des gamètes et le stage adulte. Mais la loi de Hardy-Weinberg ne permet pas
de prédictions dans « l’autre sens » : ce n’est pas parce qu’une population reste à
l’équilibre de Hardy-Weinberg qu’elle n’a pas subi de forces. En effet il est tout à fait
possible que des forces contradictoires aient agi simultanément en s’annulant. Par
exemple on peut imaginer qu’un gène A mute en a plus rapidement que a en A, mais
que A ait un avantage sélectif sur a. Pour mieux comprendre, Sober donne l’exemple
d’une boule de billard animée d’un mouvement uniforme et subissant au même
moment deux forces opposées, de telle façon que la trajectoire ne révèle pas l’action
de ces forces.
Une fois posée la loi d’évolution avec force nulle, on peut s’intéresser aux effets
d’une unique force, la sélection naturelle, non encombrée par d’autres forces
évolutives. Sober considère l’exemple classique de populations (d’Afrique, du
Moyen-orient et du bassin méditerranéen) dont les individus sont dotés de génotypes
SS, AA, et SA. Il se trouve que les individus SS souffrent d’anémie falciforme,
souvent fatale durant la petite enfance. Or les études empiriques ont montré que les
hétérozygotes résistent mieux à la malaria que les homozygotes AA. Et donc dans
les régions avec malaria, le génotype hétérozygote est le plus adapté, ce qui
explique le génotype SS n’a pas été supprimé par sélection naturelle. Et la théorie de
l’évolution rend compte du phénomène par un modèle quantitatif simple. On calcule
les fréquences de chaque génotype avant sélection, on se donne des valeurs
d’adaptation pour chaque génotype (en quelque sorte les chances de survie du
génotype considéré), et on obtient les fréquences après sélection.
AA AS SS
Fréquence avant
sélection P2 2pq q2
Adaptation w1 w2 w3
Fréquence après
sélection p2w1/w 2pq w2/w
q2 w3/w
w= p2w1+2pq w2+ q2 w3 (normalisation) et p+q=1
Un modèle quantitatif simple de la théorie de l’évolution
Et la théorie permet d’obtenir la fréquence P d’équilibre de A :
P = (w3-w2)/[( w1-w2)+( w3-w2)]
Le modèle montre par exemple que si la malaria est éradiquée, les hétérozygotes ne
sont plus avantagés, donc w1= w2, et ces deux adaptations sont supérieures à w3, ce
qui fait que P=1, et donc l’allèle S disparaît.
Cette approche de l’adaptation est limitée de nombreuses façons. Tout d’abord, on
voit clairement dans ce modèle que les valeurs d’adaptation phénotypique sont les
se divisent et chaque gamète reçoit l’un ou l’autre des homologues. La reproduction réunit deux gamètes
haploïdes pour produire le zygote (l’œuf fertilisé). Si une génération de la population produit le gène A avec la
fréquence p au niveau des gamètes, et le gène a avec la fréquence q (avec p+q=1) alors les fréquences de AA, aa
et Aa seront p2, q2, et 2pq. Ainsi exprimée la loi n’est que l’expression d’une recombinaison aléatoire des gènes.
Si aucune force évolutionnaire n’agit les fréquences dans les gamètes seront les mêmes que dans les organismes
de la génération précédente.
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