RUMEURS...
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La Lettre du Sénologue - n° 1 - juin 1998
L’idée de cette rubrique, un peu en dehors des sentiers glo-
rieux de la science, nous est venue tout simplement du quoti-
dien.
À l’heure où les médias, les satellites, les câbles, les modems,
l’Internet et les intranets envahissent nos espaces vitaux, véhi-
culant sur leurs autoroutes de l’information des communica-
tions évoquant des 35 tonnes et pouvant faire passer un article
du Lancet pour une carriole sur un chemin vicinal, nous ne
pouvons nier la puissance et surtout la vitesse de propagation
de l’information.
En effet, qui d’entre nous n’a pas, un jour de consultation sur-
chargée, eu la stupéfaction d’entendre une malade s’exclamer :
“Comment, docteur, vous n’êtes pas au courant pour le vaccin
contre le cancer du sein ? Mais pourtant “ils” en parlent dans
le journal ce matin !” Ou une autre vous dire : “le traitement
hormonal substitutif ? Non, je ne le prends plus.” Vous : “Ah !
et pourquoi, vous avez mal aux seins ?” La patiente : “Non,
mais depuis que j’ai lu qu’on ne peut pas boire d’alcool en
même temps, j’ai arrêté parce que moi, vous comprenez, un
verre de temps en temps c’est pas de refus, et de toute façon
j’ai entendu dire que le vin rouge c’est bon pour la santé, “ils”
l’ont dit à la télé !”… Et vous, atterré par tant de connais-
sances, allez compulser fébrilement les innombrables revues
auxquelles vous êtes abonné (et dont certaines sont encore
baguées) pour tenter de trouver l’article scientifique digne de
ce nom pouvant éviter à la prochaine assertion assassine une
dilatation inconsidérée de vos muscles ciliaires.
Nous avons donc décidé pour votre service de lire, d’écouter,
de trier et de retrouver, si elles existent, les véritables sources
de ces informations “de la rue”. Et de vous montrer aussi que,
parfois, elles peuvent précéder largement l’information scienti-
fique.
L’AFFAIRE TAMOXIFÈNE
Le lundi 6 avril 1998, à 16 h 54, une dépêche tombe à l’Agence
France Presse en provenance de Washington. Elle est
titrée : “Le tamoxifène réduirait de moitié les risques de cancer
du sein”.
(Rappelez-vous, en avril 1992, un des plus grands essais
jamais réalisés, sous l’impulsion anglaise, se mettait en place
dans le monde pour évaluer l’intérêt du tamoxifène – dont on
connaît depuis 20 ans le rôle dans le retard d’apparition des
rechutes cancéreuses – chez les femmes à haut risque de cancer
du sein. Cet essai devait durer sept ans. La France a refusé d’y
inclure des patientes, arguant des risques de cancer de l’endo-
mètre chez des femmes indemnes de toute maladie et sans cer-
titude du développement d’une maladie. Cette critique fut
vivement reprise par le National Women’s Health Network,
expliquant qu’il s’agissait non pas d’une prévention, mais
d’une substitution de maladie).
C’est une lettre adressée par le National Cancer Institute (NCI)
aux patientes volontaires pour cet essai qui, ayant été interceptée
par le Philadelphia Inquirer, est à l’origine de cette nouvelle
explosive. Le NCI se refuse à tout commentaire avant la confé-
rence de presse. Cette information tombe à nouveau à 17 h 25.
Le 6 avril toujours, à 18 h 41, une autre dépêche tombe à
l’AFP concernant le domaine économique, et émanant de
New-York ; elle signale que le groupe pharmaceutique Zeneca
gagne 3-3/4 à 141 dollars ; à 19 h 47, les chiffres sont de 9-3/8
à 146-5/8. À 22 h 10, une autre information titre : “Envolée de
l’action Zeneca (+ 7,3 %) à Wall Street”( ce qui reste quand
même modeste en comparaison des + 40 % du groupe Pfizer
pour Viagra®, médicament utilisé contre les troubles de l’érec-
tion). Une autre dépêche, à 21 h 48, rapporte les propos de
Fisher et Ford au cours de la conférence de presse du NCI :
“C’est la première fois dans l’histoire qu’une étude montre que
le cancer du sein peut non seulement être traité, mais aussi
évité”-“C’est un tournant historique dans notre approche de la
maladie”-“C’est un progrès réel, mais ce n’est pas une potion
magique”, soulignera Klausner, directeur du NCI.
Le jour même, un entrefilet paraît dans l’International Herald
Tribune, parlant d’une régression de 50 % des risques de can-
cer du sein par le tamoxifène.
Le 7 avril 1998 au matin, du Financial Times au Wall Street
Journal, jusqu’à Corse-Matin et L’Éveil de la Haute-Loire, la
plupart des journaux titrent : “Daily drug may be a lifesaver
for women”, “Nouvel espoir dans la lutte contre le cancer du
sein”, “Un médicament évite l’apparition du cancer du sein”,
“Un pas dans la prévention des cancers du sein”, etc. France-
Infos, dès 6 heures, répète l’information tous les quarts
d’heure, et le journal télévisé de 20 heures reprend cette nouvelle.
Le 8 avril 1998 ,dans le Figaro, une interview des Prs Rouëssé
et Namer met un bémol à la liesse collective, rappelant les
effets secondaires non négligeables de ce médicament, en
expliquant qu’il faut que le rapport bénéfice-risque apparaisse
clairement favorable, mais qu’une amélioration des effets
secondaires de cette molécule est toujours possible.
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M. Escoute*
*Clinique Sainte-Catherine, Avignon.
Revue de presse grand public