
L’INSTANT DECISIF  
 
Première pièce : «l’instant décisif». L’expression, employée par le photographe Cartier Bresson, dit 
la seconde où le doigt presse sur le déclencheur. Elle est reprise par Eric Hazan dans « Dynamique 
de la révolte » pour désigner le point d’accroc ou de bascule des mouvements insurrectionnels. 
 
De tels instants, qui décident du sort d’une existence ou d’une politique, appartiennent au feu de 
l’action, au cœur de la bataille. Historiquement, ils se signalent au temps des guerres, où les camps 
et les alliances se clarifient. Depuis 70 ans, l’Europe occidentale connaît une paix apparente sur 
son territoire, bornée par deux guerres officiellement déclarées : celle qui s’est achevée en 1945 
par la victoire militaire sur l’état nazi et celle, de forme encore incertaine, contre l’état islamique, 
dont les autorités viennent de proclamer l’ouverture. Entre les deux, des « mouvements » (68), des 
« événements » (la guerre d’Algérie), des « crises » (pétrolières, financières, sociales) gérées par 
les divers gardiens de la paix.  
 
Les acteurs sont nés et ont vécu en Europe occidentale. Ils ont entre 25 et 40 ans. Ils ont décidé 
d’être acteurs à un moment de l’histoire où la politique refluait, où elle avait disparu des livres, des 
discussions, des écrans. Ils ont traversé un temps où les repères idéologiques dominants se limi-
taient à l’opposition formelle démocratie/totalitarisme. Ils n’ont pas été des militants politiques. 
Ils ont cherché au théâtre un lieu d’étude, de destruction et de construction de soi, un atelier et un 
laboratoire des attitudes historiques. Ils se sont, à tâtons, arrachés à eux-mêmes et à la domination 
du temps. Ils se sont méfiés du théâtre lui-même, de sa suffisance et de ses insuffisances. Ils ont 
développé une dureté et une douceur. Une forme de précision. 
 
Puis ils ont entendu revenir les mots de la politique : capitalisme, communisme, fascisme. Ils les 
ont retrouvés dans certains livres, certaines discussions, sur certains écrans. Ces mots éclairaient 
les fragments de politique perdue qu’ils avaient rencontrés dans certains textes, travaillés sur 
certains plateaux, recueillis dans certaines expériences.  
 
A présent, les voici. prêts a dire et a faire.[...] 
Ils se tiennent à présent entre deux époques. ils se retrouvent maintenant au point de bascule ou 
le théâtre et la politique s’agregent en une seule masse, attirés par un même noyau : cœur d’une 
pierre ou d’un fruit sur le point de se fendre. 
 
-Dites-moi, vous aimez toujours 
votre travail ? Je vous demande 
ça parce que certains d’entre nous 
trouvent que vous avez l’air un 
peu fatigué ces derniers temps. 
Certains commencent même à se 
plaindre, quand ils vous voient, de 
ne plus y croire.  
-Je regrette les caméras. Quand 
j’étais jeune, elles étaient plus 
grosses que nous. Ensuite, elles sont 
devenues plus petites que nos têtes. 
Aujourd’hui, on ne les voit plus du 
tout. Alors oui, moi aussi, j’ai du 
mal à y croire parfois. 
 
-Cette nostalgie est un peu senti-
mentale, non ? Le voyou n’a pas 
besoin de voir les caméras qui le 
surveillent dans son quartier pour 
y croire, lui.  
-Vous voulez ça ? Qu’on devienne 
tous paranoïaques ?  
-Vous ne l’êtes pas déjà ? Moi si, 
très. J’ai toujours été persuadé que 
j’allais mourir un jour…  
-Qu’est-ce que vous me voulez ?  
-Rien. J’aime votre travail, vous le 
savez. Mais certains d’entre nous… 
- Mais de qui parlez-vous, enn ? 
merde!  
-Laissez-moi poser les questions-
Qu’est-ce qui vous pousse à conti-
nuer, Oscar ?  
-Je continue comme j’ai commencé. 
Pour la beauté du geste.  
-La beauté. On dit qu’elle est dans 
l’œil de celui qui regarde.  
- Mais alors si personne ne regarde 
plus ?  
 
Leos Carax, Holy Motors