Cartographier les maladies mentales dans les pays

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Éditorial
É ditorial
Cartographier les maladies mentales dans les pays
en voie de développement : une topographie incertaine
Mental diseases in developing countries: an uncertain mapping
# A.M. Arnold*
I
l fut un temps où les troubles mentaux étaient considérés comme des maladies de la société d’abondance.
À présent, les chercheurs pensent que cette affirmation était fondée sur des preuves insuffisantes. Il y a même de
bonnes raisons de suspecter que c’est l’inverse qui se passe,
parce que les facteurs de risque connus pour être liés à une
santé mentale déficiente, à savoir la pauvreté, le VIH et la
violence, affectent de nombreuses régions des pays en voie
de développement. Mais la véritable image de la situation
est difficile à établir précisément. Quoique la répartition de
certaines maladies semble couvrir toute la mappemonde,
il existe des zones géographiques clairement identifiées de
susceptibilité à certaines maladies. Ces observations pourraient bien refléter de véritables différences géographiques
de la répartition de ces maladies. Mais, alternativement,
elles pourraient peut-être transmettre un message sur la
façon dont les personnes de différentes cultures considèrent
la maladie mentale, et comment elles en discutent avec des
étrangers munis de blocs-notes ou de micros... La schizophrénie, un trouble psychotique supposé présenter une forte
composante génétique, semble affecter 1 % de la population
partout dans le monde. Toutefois, les patients atteints de
schizophrénie paraissent développer de meilleures compétences dans les contrées développées. On ne sera pas surpris
non plus de constater que les taux les plus élevés d’état de
stress post-traumatique (ESPT) et de problèmes apparentés
se rencontrent dans les régions troublées des pays en voie de
développement. Ainsi, une étude nationale, menée en Afghanistan et publiée en 2004, a relevé, parmi les 407 personnes
interrogées, 68 % de cas de dépression et 73 % de symptômes
d’anxiété. La répartition de la démence raconte encore une
autre histoire de l’humanité. La prévalence de ce trouble, représenté principalement par la maladie d’Alzheimer, semble
similaire en Amérique latine et dans les pays occidentaux
* Inserm, Strasbourg.
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développés, et ses taux seraient de 2 % de la population pour
les sujets de 65 ans et plus. Toutefois, selon les observations
du Dr Prince – psychiatre épidémiologiste de l’Institut de
psychiatrie de Londres et directeur d’un vaste projet destiné
à faire l’état des lieux de la fréquence des démences et des
offres de soins dans les pays en voie de développement – les
valeurs annoncées en Inde correspondent à la moitié de ce
chiffre. Le Dr Prince suggère que la sous-représentation de la
démence en Inde pourrait résulter du fait que les membres
de la famille répugnent à donner l’impression de critiquer le
comportement de leurs aînés, ou encore du fait que la société est peu exigeante vis-à-vis des vieilles personnes, ce qui
pourrait masquer les signes du déclin cognitif. En outre, les
risques de démence augmentent avec l’âge, ce qui fait que
les pays en voie de développement sont susceptibles d’être
exposés plus sévèrement si leur distribution démographique
des âges évolue avec le temps. Aujourd’hui, il y a environ 15
millions de personnes souffrant de démence qui vivent dans
des pays en voie de développement. En 2040, ce chiffre atteindra, d’après les calculs du Dr Prince, 57,7 millions et représentera 71 % des cas de toutes les démences de par le monde.
Par ailleurs, les premiers résultats d’une étude sur la santé
mentale mondiale financée par l’OMS révèle l’existence d’une
grande variabilité dans la prévalence des maladies mentales
(schizophrénie et démence exclues). Dans les 14 pays étudiés
à ce jour, la prévalence de maladies mentales au cours des
12 derniers mois varie de 4,3 % à Shanghai, en Chine, jusqu’à
26,4 % aux États-Unis, selon une étude publiée en 2004. Les
résultats de cette étude donnent un profil de distribution de
la dépression qui a longtemps intrigué les chercheurs : elle est
rapportée comme étant rare dans les pays de l’est de l’Asie,
malgré le fait que ces pays aient les taux de suicide les plus
élevés au monde ! Ces taux faibles de dépression peuvent
s’expliquer par le fait que pour la médecine traditionnelle
chinoise la dépression est une maladie de “cœur”. Toutefois,
les résultats ne montraient pas de différence systématique
entre les pays développés et ceux en voie de développement.
Ainsi, les chercheurs ont observé une prévalence relativeLa Lettre du psychiatre - Vol. II - n° 5 - octobre 2006
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ment faible de tous les troubles, de l’ordre de 9 %, au Japon
et en Allemagne, alors que le taux atteint 20 % en Colombie
et 18 % en Ukraine. D’après l’épidémiologiste R. Kessler,
responsable de ce projet, une partie des variations observées
d’un pays à l’autre pourrait résulter de la difficulté à adapter les entretiens de diagnostic aux différentes cultures. Une
autre difficulté est d’arriver à faire parler les gens de leurs
propres tourments. Toujours selon R. Kessler, dans certains
pays, “les gens pensent que s’ils donnent une mauvaise réponse à une de nos questions et que le gouvernement va venir et les tuer” ! Pour tenter d’éviter de tels biais, les équipes
sur le terrain travaillent avec les autorités civiles et religieuses locales. Mais même ainsi, l’épidémiologiste craint que ses
équipes obtiennent des chiffres de prévalence de maladies
mentales sous-estimés pour les pays en dehors de l’Europe
et de l’Amérique du Nord. “Nous travaillons”, reconnaît-il, “à
améliorer la manière dont nous posons les questions concernant les problèmes émotionnels dans ces pays, mais nous
ne sommes pas assez avancés pour savoir ce que nous allons trouver”. En même temps, d’autres chercheurs pensent
que les études épidémiologiques surestiment la prévalence
des maladies mentales dans les pays riches. “Il est absurde
de dire que 50 % des Américains vont présenter un trouble
mental au cours de leur existence”, fait remarquer A. Klein-
man, un anthropologue médical, en évoquant les estimations
publiées en 2005 par R. Kessler et al. Pour A. Kleinman, les
taux élevés de prévalence suggèrent que les évaluations sont
trop sensibles, et prennent en compte dans certaines populations des états communs d’insatisfaction aussi bien que les
cas cliniques avérés de dépression. “Nous nous trouvons à
présents confrontés à une situation étrange en épidémiologie, ajoute-t-il, où la maladie mentale est surestimée dans
certaines régions et sous-estimée dans d’autres.”
O
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POUR EN SAVOIR PLUS…
– Miller G. Mental health in developing countries. Mapping
mental illness: an uncertain topography. Science 2006;311:
460-1.
– Miller G. The unseen: mental illness’s global toll. Science
2006;311:458-61.
– Miller G. China: healing the metaphorical heart. Science
2006;311:462-3.
– Miller G. A spoonful of medicine and a steady diet of
normality. Science 2006;311:464-5.
Les articIes publiés dans “La Lettre du Psychiatre” le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs.
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays.
Un Infos Congrès de 8 pages intitulé : “Schizophrénie et troubles métaboliques au 159th APA” est routé avec ce numéro.
Imprimé en France - Differdange SAS - 95110 Sannois - Dépôt légal à parution - © Mars 2005 - EDIMARK SAS.
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