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La Lettre du psychiatre - Vol. II - n° 5 - octobre 2006
Éditorial
Éditorial
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Cartographier les maladies mentales dans les pays
en voie de développement : une topographie incertaine
Mental diseases in developing countries: an uncertain mapping
# A.M. Arnold*
Il fut un temps où les troubles mentaux étaient consi-
dérés comme des maladies de la société d’abondance.
À présent, les chercheurs pensent que cette affirma-
tion était fondée sur des preuves insuffisantes. Il y a même de
bonnes raisons de suspecter que c’est l’inverse qui se passe,
parce que les facteurs de risque connus pour être liés à une
santé mentale déficiente, à savoir la pauvreté, le VIH et la
violence, affectent de nombreuses régions des pays en voie
de développement. Mais la véritable image de la situation
est difficile à établir précisément. Quoique la répartition de
certaines maladies semble couvrir toute la mappemonde,
il existe des zones géographiques clairement identifiées de
susceptibilité à certaines maladies. Ces observations pour-
raient bien refléter de véritables différences géographiques
de la répartition de ces maladies. Mais, alternativement,
elles pourraient peut-être transmettre un message sur la
façon dont les personnes de différentes cultures considèrent
la maladie mentale, et comment elles en discutent avec des
étrangers munis de blocs-notes ou de micros... La schizoph-
rénie, un trouble psychotique supposé présenter une forte
composante génétique, semble affecter 1 % de la population
partout dans le monde. Toutefois, les patients atteints de
schizophrénie paraissent développer de meilleures compé-
tences dans les contrées développées. On ne sera pas surpris
non plus de constater que les taux les plus élevés d’état de
stress post-traumatique (ESPT) et de problèmes apparentés
se rencontrent dans les régions troublées des pays en voie de
développement. Ainsi, une étude nationale, menée en Afgha-
nistan et publiée en 2004, a relevé, parmi les 407 personnes
interrogées, 68 % de cas de dépression et 73 % de symptômes
d’anxiété. La répartition de la démence raconte encore une
autre histoire de l’humanité. La prévalence de ce trouble, re-
présenté principalement par la maladie d’Alzheimer, semble
similaire en Amérique latine et dans les pays occidentaux
* Inserm, Strasbourg.
développés, et ses taux seraient de 2 % de la population pour
les sujets de 65 ans et plus. Toutefois, selon les observations
du Dr Prince – psychiatre épidémiologiste de l’Institut de
psychiatrie de Londres et directeur d’un vaste projet destiné
à faire l’état des lieux de la fréquence des démences et des
offres de soins dans les pays en voie de développement – les
valeurs annoncées en Inde correspondent à la moitié de ce
chiffre. Le Dr Prince suggère que la sous-représentation de la
démence en Inde pourrait résulter du fait que les membres
de la famille répugnent à donner l’impression de critiquer le
comportement de leurs aînés, ou encore du fait que la so-
ciété est peu exigeante vis-à-vis des vieilles personnes, ce qui
pourrait masquer les signes du déclin cognitif. En outre, les
risques de démence augmentent avec l’âge, ce qui fait que
les pays en voie de développement sont susceptibles d’être
exposés plus sévèrement si leur distribution démographique
des âges évolue avec le temps. Aujourd’hui, il y a environ 15
millions de personnes souffrant de démence qui vivent dans
des pays en voie de développement. En 2040, ce chiffre attein-
dra, d’après les calculs du Dr Prince, 57,7 millions et repré-
sentera 71 % des cas de toutes les démences de par le monde.
Par ailleurs, les premiers résultats d’une étude sur la santé
mentale mondiale financée par l’OMS révèle l’existence d’une
grande variabilité dans la prévalence des maladies mentales
(schizophrénie et démence exclues). Dans les 14 pays étudiés
à ce jour, la prévalence de maladies mentales au cours des
12 derniers mois varie de 4,3 % à Shanghai, en Chine, jusqu’à
26,4 % aux États-Unis, selon une étude publiée en 2004. Les
résultats de cette étude donnent un profil de distribution de
la dépression qui a longtemps intrigué les chercheurs : elle est
rapportée comme étant rare dans les pays de l’est de l’Asie,
malgré le fait que ces pays aient les taux de suicide les plus
élevés au monde ! Ces taux faibles de dépression peuvent
s’expliquer par le fait que pour la médecine traditionnelle
chinoise la dépression est une maladie de “cœur”. Toutefois,
les résultats ne montraient pas de différence systématique
entre les pays développés et ceux en voie de développement.
Ainsi, les chercheurs ont observé une prévalence relative-
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