Mise au point Symptômes anxieux et dépressifs au décours d’une tentative de suicide : significations clinique et thérapeutique C. Jallade*, Y. Sarfati ** Les difficultés de l’évaluation des sujets suicidants L’identification, la caractérisation et l’interprétation des signes cliniques présents chez un sujet au décours d’une tentative de suicide sont une redoutable épreuve à laquelle les psychiatres en activité aux urgences et en liaison sont tout particulièrement confrontés, mais à laquelle seront de plus en plus régulièrement exposés tous les cliniciens, en raison de la sensibilisation croissante des professionnels de santé au bilan médicosocial qu’il s’agit de pratiquer au décours de toute tentative de suicide (1). Ce bilan, loin d’être une pratique aisée, même pour les cliniciens les plus rodés à la suicidologie, fait appel à un savant dosage d’estimations subjectives qui tiennent autant de l’ex p e rtise que de l’intuition, et d’évaluations dites “objectives”. Les symptômes anxieux et dépressifs font partie de ces quelques signes objectifs sur lesquels le clinicien s’appuiera pour fonder sa prise de décision. La présence ou l’absence de ces signes ne rendra pas pour autant les décisions plus faciles à prendre. D’une part, la tentative de suicide est un trouble du comportement. À ce titre, elle possède une dimension t r a n s n o s ographique et elle ne peut être * Service de psychiatrie adulte, CH de Versailles. * * Professeur des universités, praticien hospitalier, Versailles. superposée à une stricte lecture diagnostique catégorielle. D’autre part, si les autopsies psychologiques nous apprennent que 90 % des suicides aboutis surviennent dans un contexte de trouble mental avéré (2), la présence d’un trouble psychiatrique dit “de l’axe I” ne se vérifie que chez 20 à 40 % des sujets ayant fait une tentative de suicide. Autant dire que, dans leur grande majorité, les tentatives de suicide sont des passages à l’acte qui ne sauraient être interprétés comme l’expression exclusive, symptomatique d’un trouble mental caractérisé. Pa r ailleurs, le clinicien sera confronté, au décours immédiat du geste, à l’expression quasi systématique d’affects anxieux et dépressifs, ce qui, dans ce contexte, aura tendance à diminuer la sensibilité et la spécificité de ces signes. Enfin, et à l’inverse, l’amélioration rapide et spontanée de ces affects peu après la tentative de suicide est un phénomène fréquemment observé, décrit à des degr é s et à travers des modèles divers. Dans le but de guider l’interprétation diagnostique et thérapeutique qui peut être faite des symptômes les plus fréquemment exprimés au décours d’une tentative de suicide, cet article abordera successivement l’intérêt de rechercher les signes d’anxiété et de dépression au décours du geste, puis l’intérêt et les risques de la mise en place d’un traitement antidépresseur, pour enfin souligner l’amplitude de la variation de la symptomatologie au décours du geste Act. Méd. Int. - Psychiatrie (21), n° 8, octobre 2004 L’évaluation des signes anxiodépressifs chez un patient rencontré à la suite d’une tentative de suicide est une étape essentielle de sa prise en charge. En e ffet, la fréquence de la dépre s s i o n dans les cas de suicide abouti impose sa recherche systématique chez tout suicidant. Cette évaluation complexe nécessite parfois plusieurs jours d’hospitalisation ou des consultations ambulat o i res rapprochées. Le risque est en effet grand de sous- ou de surestimer la symptomatologie d é p ressive dans c e rtaines situations (présence d’un ”effet cathartique“, méthode employée violente, conséquences somatiques graves). La prise en charge d’un suicidant déprimé fait appel aux antidépresseurs, en tenant compte du risque lié à leur toxicité propre et, dans certains cas, à leurs effets potentiellement “suicidogène” ou, au contraire, protecteurs. – et donc, avant toute prise de décision – la nécessité d’évaluations répétées dans les jours qui suivent une tentative de suicide. Ne sous-estimer aucun argument plaidant pour une dépression Si les données épidémiologiques concernant le suicide ne peuvent être extrapolées aux tentatives de suicide, on ne saurait, en traitant ici spécifiquement des tentatives de suicide, les passer sous silence, et ce pour trois raisons. Premièrement, il a été signalé à plusieurs reprises que suicides et tentatives de suicide ne définissaient pas des populations fondamentalement différentes, mais, au contraire, deux groupes se recouvrant avec une fort e continuité (3). Deuxièmement, dans un certain nombre 205 Mise au point de cas, la tentative de suicide mérite l’appellation de “suicide raté”. Cela est particulièrement vrai chez les sujets plus âgés, parmi lesquels les tentatives de suicide deviennent rares, alors que les gestes suicidaires sont bien plus souvent réussis. Troisièmement, les indicateurs sanitaires retrouvant une association entre suicide et, d’une part, dépression avérée et, d’autre part, tentative de suicide sont trop nombreux, pour que ne soit pas répété à quel point dépression et tentative de suicide constituent les deux facteurs de risque principaux associés au suicide. La technique de “l’autopsie psychologique” a été fréquemment utilisée pour déterminer, chez des sujets morts par suicide dans la population générale, s’il existait ou non un trouble psychiatrique (2). Toutes les études ayant eu recours à cette méthode confirment qu’une grande majorité (soit 50 à 90 %) des sujets morts par suicide souffraient d’une dépression avérée. Les méthodes prospectives fournissent les mêmes données selon une logique inverse, en soulignant le risque élevé de suicide chez les patients déprimés. Cela montre à quel point le clinicien se doit de rechercher avec le plus grand soin des éléments dépressifs chez tout patient ayant récemment tenté de se suicider. Le diagnostic de dépression repose alors sur la sémiologie habituelle, avec les réserves relatives, d’une part, à l’âge du sujet, le diagnostic étant toujours moins typique chez les adolescents et chez les sujets âgés, et, d’autre part, aux va r i a t i o n s symptomatiques inhérentes au contexte du geste lui-même. Les symptômes anxieux tiennent une place particulière dans le déterminisme des tentatives de suicide. Ils peuvent être associés aux éléments dépressifs dans le cadre d’une dépression anxieuse, forme clinique de moins bon pronostic sur le plan de l’adaptation psychosociale et de la réponse au traitement. Indépendamment de la dépression, l’existence de symptômes anxieux sévères a été à plusieurs reprises considérée comme un facteur de risque immédiat de tentative de suicide, par le biais d’une exacerbation de l’impulsivité du sujet. Prendre le risque de traiter Une fois le diagnostic de dépression é t a bli, les questions de la mise sous traitement antidépresseur, puis du choix du produit se posent. La littérature suggère le rôle possible de certains antidépresseurs dans la survenue de cas de suicide, sans que la nature de ce lien soit clairement établie (4). Il pourrait s’expliquer par la classique levée d’inhibition psychomotrice qui précède l’amélioration thymique. Un effet “suicidogène” propre à certains produits à même été évoqué, notamment concernant l’amitriptyline (5). L’étude prospective menée par Rouillon et al. (6) auprès de plus de 1 000 patients déprimés est dans ce sens particulièrement troublante. Deux groupes recevaient de la maprotiline (respectivement à 75 et 37,5 mg/jour) ; ils étaient comparés, en termes de survenue de suicides et de tentatives de suicide, à un groupe r e c evant un placebo. Il existait un nombre significativement plus élevé de tentatives de suicide, dans les groupes traités, avec une tendance à un excès de suicides (chiffres non-significatifs). Ces résultats ont toutefois été relativisés à la lumière de possibles biais méthodologiques ; les gestes suicidaires de patients déprimés sous placebo seraient plus rares que dans le cadre d’études naturalistiques s’intéressant aux déprimés non traités, et moins dépistés que chez les patients sous antidépresseurs. Ces données sont fragiles et peu répliquées : elles ne doivent pas occulter le risque principal, qui est et demeure de ne pas traiter efficacement un patient déprimé et suicidaire. À l’appui de ce fait existent trois ordres d’arguments. Le premier révèle que le nombre de décès pour un million de prescriptions d’antidépresseurs donne un rapport bénéfice/ risque largement en faveur du traitement médicamenteux ( 4 ). Le deuxième a rgument repose sur des données épidém i o l ogiques récentes qui s’attachent à mettre en lien l’évolution du taux de suicide avec l’apparition des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (SSRI) au début des années 1990. L’accroissement de la prévalence de la prescription de ces produits en Suède entre 1991 et 1996 (de 1 à 3,6 %) fait écho à une diminution de 19 % du taux de suicide dans le même temps, certains facteurs confondants, tels que l’alcoolisme ou le chômage, étant contrôlés ( 7 ). Les résultats d’études h o n groises vont dans le même sens en retrouvant une décroissance de plus de 30 % du taux de suicide entre 1984 et 1997, alors que les conditions sociales et l’alcoolisme évoluaient de façon défavo r a ble dans le même temps ( 8 ). Même si ces données ne peuvent être interprétées comme une relation de causalité entre une plus l a rge utilisation des antidépresseurs et la diminution du taux de suicide, ils sont en faveur de l’effet bénéf ique du meilleur accès au traitement des sujets suicidants. Le troisième argument est relatif aux données des autopsies p s y c h o l ogiques des sujets déprimés décédés par suicide, qui révèlent que moins d’un tiers d’entre eux recevaient un traitement antidépresseur adapté et bien dosé au moment de leur passage à l’acte (4). Le choix du produit est guidé par les critères habituels (tolérance et efficacité antérieures), auxquels s’ajoute le critère de toxicité en cas d’absorption massive . En effet, au cours des tentatives de suicide médicamenteuses, le patient ingère dans la grande majorité des cas le premier médicament qu’il trouve , généralement celui qui lui a été prescrit. À ce titre, les antidépresseurs t r i cycliques doivent être évités dans ce type de situation, particulièrement en prescription ambulatoire, en raison de leur toxicité élevée lors de surdosages. 206 Mise au point À l’inverse, les SSRI exposent le patient à un risque moindre en cas de prise excessive. Selon un petit nombre d’études contrôlées, ces molécules auraient, de surcroît, une meilleure efficacité sur les idéations suicidaires du déprimé ; les résultats suggèrent une réduction plus rapide des idées noires et évoquent un effet protecteur qui empêcherait leur exacerbation (5). L’origine de cet effet protecteur pourrait être la réduction des symptômes anxieux du déprimé. La sertraline (Zoloft®) est à ce titre un produit intéressant, car elle possède une efficacité supérieure à celles de l’imipramine et de la fluoxétine, l’effet anxioly t i q u e étant maximal dès la première semaine de traitement (9). Plus que tout : évaluer et réévaluer La difficulté à laquelle le clinicien est confronté devant un patient suicidant ne réside donc pas tant dans l’acte de prescrire un traitement antidépresseur que dans l’évaluation, dont la pertinence doit rendre compte du diagnostic de dépression. Le risque de sous-évaluer ou de surévaluer la symptomatologie dépressive du sujet dans la période postsuicidaire s’explique par l’instabilité des plaintes et des demandes du patient. Il faut tout d’abord s’intéresser aux variations thymiques allant dans le sens d’une amélioration parfois spectaculaire des éléments dépressifs présents avant le passage à l’acte. Cet “effet cathartique” ne constitue pas qu’un fait d’observation isolé, il a été mis en évidence par un certain nombre d’études empiriques. Par exemple, van Praag et al. (10) comparent un groupe de suicidants à des patients déprimés non-suicidaires en déterminant un score global de dépression dans chacun des groupes à l’aide de différentes échelles et d’éléments rapportés par l’entourage du patient. Le score est calculé à deux reprises : une première fois pour la semaine ayant précédé le geste, puis 3 à 6 jours après l’admission. Les résultats montrent une diminution significative du score global de dépression entre les deux évaluations chez les sujets suicidants par rapport au groupe contrôle. Un certain nombre d’observations cliniques suggèrent que plus la gr avité du geste suicidaire est import a n t e , plus l’amélioration symptomatique est nette (11). Cela plaide pour une meilleure prise en compte des conséquences somatiques de la tentative de suicide dans l’évaluation thymique du suicidant. Elles peuvent être aussi bien considérées comme une forme de “décharge corporelle” des tensions intrapsychiques du sujet que comme un facteur de mobilisation de l’entourage familial. Les hypothèses biologiques de l’“effet cathartique”, à savoir la libération de catécholamines au niveau cérébral (11), suggèrent l’idée d’une participation de la méthode suicidaire au mécanisme cathartique. Quelques réserves doivent être émises à l’encontre des travaux s’intéressant au pouvoir potentiellement résolutif de la tentative de suicide, à savoir : leur faible nombre, le recueil rétrospectif des données concernant l’état “présuicidaire”, l’hétérogénéité des instruments de mesure utilisés et des échantillons, les résultats contradictoires quant au lien entre l’intensité de la dépression et la survenue de l’effet cathartique. Si le principal danger est de méconnaître une souffrance dépressive qui pourrait bénéficier d’un traitement adéquat, un diagnostic de dépression abusivement posé dans un contexte de tentative de suicide récente n’est pas une situation exceptionnelle et peut être préjudiciable au patient. Tout d’abord, les évaluations rétrospectives conduisent à retrouve r davantage d’éléments dépressifs que si l’évaluation porte sur l’humeur actuelle du suicidant (10). Au-delà d’une conséquence de l’effet cathartique, cette tendance est expliquée par le récit de Act. Méd. Int. - Psychiatrie (21), n° 8, octobre 2004 l’entourage du patient, sur lequel repose en partie ce type d’évaluation et qui est forcément influencé par l’événement récent. Comme le souligne van Praag au vu des résultats de son étude, le score de dépression établi à partir des éléments rapportés par les proches est peu corrélé à l’évaluation réalisée par le psychiatre. D’autre part, le risque de surestimer la dépression chez un suicidant paraît d’autant plus grand que la tentative était sérieuse : le clinicien considère souvent la violence du geste comme un argument supplémentaire en faveur du diagnostic de dépression. Ces différents constats montrent le risque qu’il y aurait à poser, ou à éliminer, à la hâte un diagnostic de dépression au décours d’un geste suicidaire. Il apparaît au contraire essentiel de se donner du temps pendant cette période où l’évaluation clinique est plus délicate. Conformément aux recommandations d’experts désormais connues (1), il peut s’avérer nécessaire de garder le patient à l’hôpital pendant 3 à 5 jours ou, en cas de sortie immédiate, de prévoir des consultations rapprochées. L’apparition d’un tableau dépressif au cours de ce suivi ferait alors porter l’indication d’un traitement antidépresseur. Conclusion Reconnaître et traiter les symptômes anxieux et dépressifs au décours de la tentative de suicide doivent être parmi les premiers objectifs des soignants r é g ulièrement au contact des suicidants, dans le cadre du bilan médico-social évoqué en introduction. Cet objectif ne pourra être atteint si les interventions se limitent à un constat de l’état postsuicidaire ou à une enquête auprès de l’entourage. Le repérage de la dépression dans un tel contexte est un rôle difficile, car il implique d’intégrer des données diverses qui, si elles ne sont pas prises en compte, risquent de fausser l’évaluation clinique. 207 Mise au point Toutefois, les enjeux de cette démarche en termes de récidive suicidaire à c o u rt te rme justifient d’y consacrer une attention soutenue, que ce soit lors de l’accueil du suicidant aux urgences ou lors de l’élaboration des programmes de prévention. Références 1. ANAES. Conférence de consensus. La crise suicidaire : reconnaître et prendre en charge. 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