Dénonçant le glissement du cartésia-
nisme séculaire, dont la notion de
corps-objet est reconduite vers un
“monisme matérialiste” dans lequel,
contrairement au cogito classique, “la
pensée, et avec elle l’ensemble des
phénomènes psychiques, sont censés
figurer à l’ordre fonctionnel même de
la machine organique” (6), Straus voit
un animisme :
“Si Straus croit pouvoir affirmer que
c’est l’homme qui pense et non le cer-
veau, c’est que le cerveau qui pense et
qui, en outre, se pense, ne peut être
conçu comme une partie de la nature
qui en viendrait à penser une autre
partie de la nature” (6). Dans ce climat
de mutation de la théorie mentaliste et
particulièrement associationniste du
début du XXesiècle, le “credo de la
psychologie objective” de Pavlov pose
“l’idée que la mémoire est un mode de
fonctionnement cérébral, la mémoire
est une fonction supérieure de l’activi-
té cérébrale” en renfort de l’aphorisme
suivant : “De même que le cerveau
pense, c’est le cerveau qui retient.”
Poursuivant sa critique, Straus sou-
ligne que “le cerveau substitué au
sujet n’offre pas une possibilité d’ex-
plication plus heuristique que l’asso-
ciation substituée à la mémoire. Ce
genre de mutation conceptuelle se
réduit finalement à remplacer des
termes d’origine mentaliste par des
termes d’origine physiologique. Le
gain théorique est nul, quelques nom-
breux et rigoureux que soient les faits
partiels acquis par l’expérimentation”
(6). L’associationnisme de Wundt ici
évoqué, en appliquant le programme
des sciences naturelles aux sciences
de l’esprit dans la psychologie expéri-
mentale du début du XXesiècle, jeta
les premiers ponts entre cette discipli-
ne et la psychanalyse (7) ; dans une
autre direction, ses principes furent
ensuite réinterprétés par la psycho-
physiologie et, après Pavlov, par le
behaviorisme.
Il semble donc bien que Kandel
veuille composer un mixte de ces héri-
tages. Il use, en effet, d’une psycho-
physiologie modernisée par les acquis
des sciences naturelles contempo-
raines et, tout en intégrant les hypo-
thèses de travail des associations
psychanalytiques, il approfondit leurs
corrélats développementaux et évolu-
tionnistes, via l’exploration de la
mémoire, pour élaborer une thérapie
des comportements.
Cela en reprenant de manière appa-
remment inquestionnée à la fois les
prérequis arbitrairement réducteurs de
ces théories, leurs impasses telles que
longuement dénoncées, notamment
par Straus, ainsi que le risque des
dérives interprétatives que certaines
d’entre elles ont suscité.
Mais un des pivots de la critique que
fait Straus des théories pavloviennes
ouvre à d’autres articulations pos-
sibles avec les neurosciences cogni-
tives, susceptibles en outre de les
extraire de ce qui ressemble ici à une
impasse. Car la psychiatrie se doit
d’interroger à leurs sources ses
connaissances naturelles, celles qui
justifient le recours quotidien aux psy-
chotropes et valident la place de l’ima-
gerie. “Théoriquement tout serait dans
l’ordre le plus parfait si le physiologis-
te voulait se limiter à mettre en paral-
lèle le cerveau physique dans sa rela-
tion à son milieu physique et le cer-
veau visible dans sa relation à son
monde propre visible. (…) Le cher-
cheur qui par contre veut expliquer le
comportement humain en partant de
principes neurophysiologiques dépas-
se les principes de la méthode de com-
paraison. Il ne se contente pas de rap-
porter les processus qui se passent
dans le cerveau physiologique au ‘cer-
veau naturel’ et en élargissant ses
considérations, à l’intégration végéta-
tive et musculaire de l’organisme gou-
verné par lui. Ses prétentions vont
beaucoup plus loin, il se fait fort d’ex-
pliquer tout comportement humain.
Mais cette prétention doit aussi inclu-
re le comportement de l’observateur.”
Et Straus de décrire comment, là où le
physicien se contente de comparer le
perçu et le pensé, le physiologiste ou
le “psychologue objectif” tel Pavlov,
qui suppose que tout comportement
est réductible à l’observable, qui affir-
me qu’entre ce qui est vu et celui qui
voit il n’y a pas de différence majeure
(puisque “la relation de l’être doué
d’expériences vécues à son environne-
ment, le rapport de l’observateur à ce
qu’il observe, le rapport de posses-
sion : moi, mon corps, mon cerveau,
toutes ces relations sont négligées
comme n’étant pas essentielles” [5]),
ces “psychologues objectifs” n’expli-
quent pas la capacité du cerveau de
l’observateur, qui bien que limité dans
ses fonctions aux différentielles spa-
tio-temporelles, est “en même temps
capable de saisir dans leur totalité l’es-
pace et le système temps dans lequel
les déterminations sont en fait pos-
sibles, et lui déterminé” (5). Lorsque
l’on admet que la machine du cerveau
est ainsi “dans la situation de saisir le
déterminable et le déterminant’, c’est
que l’on admet qu’elle “a été pourvue
en secret des dons d’observation et de
savoir ; elle a été humanisée.”
Conclusion
L’humanité de l’homme et sa restaura-
tion face à une situation d’aliénation
comptent parmi les préoccupations
centrales de la psychiatrie clinique.
Ni métaphysique, ni vitaliste, elle dia-
logue pour ce faire avec de nom-
breuses sciences particulières dont
elle se doit d’interroger les présuppo-
sés conceptuels. Ainsi en est-il vis-à
vis-du “nouveau cadre conceptuel”
proposé par Kandel et les neuro-
sciences cognitives pour la psychiatrie.
À cette filiation théorique datant du
début du XXesiècle, où l’on trouve
partisans du “parallélisme psycho-
physique” comme de l’“effet réci-
proque psychophysique” (tous descen-
dants du cartésianisme), tenants de
l’interprétation freudienne de la théo-
rie des associations que Kandel entend
revivifier, ou encore behavioristes aux
sources pavloviennes dont il reprend
certains acquis, l’on décèle un point
commun majeur : la méconnaissance
du corps vécu.
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Mise au point
Mise au point
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (20), n° 3, avril 2003