G Y N É C O L O G I E E T S O C I É T É Réflexions psychosomatiques sur les pelvialgies chroniques ● S. Mimoun* D ifférentes théories ont été mises en avant pour expliquer les pelvialgies chroniques, théories qui vont être privilégiées par tel ou tel clinicien ou chercheur en fonction de sa formation et de sa place. Le gynécologue aura une autre “grille de lecture” que le psychiatre ou le psychothérapeute, et le biologiste se distinguera de l’éthologue ou de l’anthropologue... Toutes ces théories apportent leur contribution à l’édifice de compréhension. Elles sont donc toutes utiles, mais il ne nous faut pas perdre de vue que le but premier du clinicien est de ne pas oublier la femme qui est “derrière” la douleur. Quelle écoute pour la douleur ? Le médecin est en général partagé entre la recherche rigoureuse de la moindre lésion microscopique qui aurait pu passer inaperçue jusqu’alors et la tentation de qualifier de psychogène la douleur de cette femme. Il est logique et légitime que, devant une pelvialgie chronique, le praticien recherche, dans l’arbre diagnostique, une infection génitale chronique, une dystrophie ovarienne ou des kystes de l’ovaire, une endométriose, des varices pelviennes, un cancer génital infecté ou à un stade avancé. Dans la zone pelvienne, il peut y avoir aussi des lésions d’organes non gynécologiques (douleurs vésicales, digestives ou rhumatologiques). Quand le médecin se place du côté du chercheur biologique, il ne peut étudier que l’objectivité du phénomène, en ignorant la subjectivité et l’état de conscience qui en résulte. LA FEMME ET SES DOULEURS La sphère gynécologique a une tonalité affective et émotionnelle qui dépasse largement les causes médicales. Cette zone est chargée de mystère et de fantasmes. C’est le lieu des rapports sexuels, de la conception, du développement du fœtus. L’utérus a, dans l’esprit des femmes, une place sans commune mesure avec sa taille réelle, et chacun sait par ailleurs que l’angoisse peut avoir des effets douloureux sur le corps. De fait, il y a des sens qui nous échappent. Même s’il est logique et légitime que, devant une plainte douloureuse de la sphère gynécologique, le praticien recherche dans l’arbre diagnostique l’étiologie de cette douleur, il ne faut pas oublier la tonalité affective et émotionnelle. Très schématiquement, ce qui semble prédisposer à la douleur génitale chronique, c’est la concordance dans le temps entre * Unité de gynécologie psychosomatique, service de gynécologie obstétrique, hôpital Robert-Debré, 48, boulevard Sérurier, 75935 Paris Cedex 19. une lésion initiale et une tension émotionnelle due à un autre événement (rupture sentimentale, deuil...) ; de ce fait, la patiente peut intimement lier ces deux événements. À chaque tension inexprimable, cet organe (devenu cible) risque de se manifester à nouveau par des douleurs. Toute douleur chronique a deux composantes : l’une, objective, qui correspond à l’étiologie médicale, et l’autre, affective. Quand elle touche la zone génitale, la part relationnelle de l’algie est souvent au premier plan. L’agressivité vis-à-vis du partenaire, le refus, voire la culpabilité vis-à-vis du plaisir sexuel sont fréquemment les premières causes immédiates, “superficielles” de ces douleurs. Même si l’angoisse n’a pas participé à l’installation de la douleur, il est évident qu’elle est un des facteurs importants du maintien de sa chronicité. Sur un autre plan, il semblerait ressortir de nombreuses études sociopsychologiques (9) que les femmes qui ont subi des abus sexuels dans l’enfance souffrent beaucoup plus fréquemment que les autres de douleurs gynécologiques (surtout de douleurs pelviennes). On peut insister sur la distinction entre douleur et souffrance, la souffrance se caractérisant habituellement par une peur de l’inconnu, par le pessimisme, la culpabilité, l’impression que la souffrance n’aura pas de fin, etc. De fait, la réponse émotionnelle qui accompagne la douleur est modulée en fonction des significations qui lui sont liées. C’est pourquoi il nous semble important de nous poser quelques questions concernant la place que le symptôme douloureux occupe dans l’économie psychique du sujet et ce qu’il adviendrait s’il était supprimé. On a pu dire, par exemple, que derrière la douleur sans substratum anatomique il y avait souvent un bénéfice secondaire. En fait, quand il existe, il est rarement évident (repos, corvées en moins...) et beaucoup plus souvent inconscient (par exemple, douleur physique “réparant” une souffrance morale culpabilisatrice). Mais quoi qu’il en soit, lors de la mise en place du projet thérapeutique, il est bon de chercher à savoir si la vie de la patiente ne sera pas perturbée par une perte significative des bénéfices secondaires qu’elle tirait de sa maladie. Le rôle qu’une douleur invalidante peut parfois prendre dans la vie d’un patient et dans celle de son entourage familial n’est souvent pas apprécié à sa juste valeur. Il est bon aussi de souligner que, pour certaines personnes, la douleur est le seul moyen d’entrer en contact avec les autres. Ce peut être un moyen inconscient d’instaurer un contact humain (avec le médecin par exemple). Mais le risque iatrogène est toujours possible. Avec le chirurgien, la relation peut .../... 10 La Lettre du Gynécologue - n° 255 - octobre 2000 G Y N É C O L O G I .../... être un peu plus problématique encore. Comme l’ont souligné Demière et al., cités par E. Ferragut (3), la douleur iatrogène d’origine chirurgicale est d’autant plus grave que, souvent, on ne peut plus rien pour ces patientes. Il vaut toujours mieux voir ces patientes avant la chirurgie qu’après. Dans la iatrogénie, il y a aussi des paroles malheureuses qui enlèvent tout espoir à la patiente : “ça fait trop longtemps que vous avez mal”, dit-on à une patiente, “pour que l’on puisse faire quelque chose pour vous”. Dans un cas comme celui-ci, non seulement on ne se sert pas de l’effet placebo, mais l’on majore nettement l’effet nocebo. De nombreuses publications traitant d’algologie font référence à l’utilisation de tests psychologiques et médicaux pour tenter d’évaluer les composantes psychogènes et organiques du symptôme douleur. Précisons d’emblée, avec F. Lorin (6), que le test, quel qu’il soit, ne saurait se substituer à l’évaluation clinique et au colloque singulier de la relation médecin-malade. À côté de ces tests psychologiques, il en est deux qui ont une visée diagnostique et thérapeutique : ce sont les tests médicamenteux, ou “traitements d’épreuve”, avec la prescription d’antalgiques périphériques ou centraux, d’anticomitiaux, d’anxiolytiques, d’antidépresseurs... Mais de nombreux biais existent du fait même de l’effet placebo... En conclusion, aucun test d’organicité n’est totalement fiable. LES DIFFICULTÉS DU MÉDECIN Certains confrères n’auront qu’un activisme technique, d’autres s’abstiendront de toute thérapeutique, voire rejetteront la patiente en considérant qu’il ne s’agit “que” de douleurs psychogènes. Soulignons que pour la malade, la douleur psychogène est un non-sens (5), elle n’existe pas. Elle a mal dans son corps, donc elle vient consulter un médecin pour qu’il l’aide à vaincre cette douleur. Si la douleur est qualifiée de psychogène, la patiente le vit comme une “non-validation”, une non-acceptation de sa plainte, d’autant que ce diagnostic est souvent accompagné d’un renvoi (plutôt que d’un envoi) chez le psychiatre ou le psychothérapeute. Si une femme n’a pas de lésion organique et qu’elle manifeste son mal-être par des douleurs physiques, c’est sur ce terrain qu’il sera plus facile de l’accompagner. Et si elle a des lésions organiques, cela ne signifie pas qu’il ne puisse pas y avoir une implication psychologique de cette douleur dans son histoire. Souvent, la femme s’accroche de manière “vitale” à son symptôme. Il lui sert en fait de “carte d’identité” et elle supporte très mal que l’on soit autre chose qu’un technicien. Elle réclame que l’on reconnaisse qu’elle souffre de son corps. Certaines femmes consultent un médecin pour déposer leur corps dans le cabinet médical afin qu’il le répare, comme si elles-mêmes n’étaient pas concernées. Chez ces femmes, il y a comme une distance entre leur corps, objet de la consultation, et elles-mêmes, sujets consultants. Elles semblent tout attendre du savoir et du pouvoir qu’elles prêtent pour un temps au médecin. Et s’il y a un “échec”, cela les rend d’autant plus agressives qu’elles ne se sentent pas en cause dans ce qui leur arrive. Comme l’a fait remarquer E. Ferragut (3), à la différence des douleurs aiguës, la différenciation entre une étiologie organique et une étiologie La Lettre du Gynécologue - n° 255 - octobre 2000 E E T S O C I É T É psychogène n’est plus opérationnelle avec la chronicisation. Pour F. Bourreau aussi (2), “la fonction protectrice admise pour la douleur aiguë, par exemple, devient moins évidente au stade chronique”. On peut penser en même temps que les répercussions psychologiques d’une douleur d’étiologie organique et les douleurs d’étiologie psychogène (même s’il existe une épine irritative locale) ne peuvent être confondues : les mécanismes psychopathologiques sont différents. Pour E. Ferragut comme pour nous, il faudra pour chaque patiente décoder le sens du message et le lien spécifique en relation à la psychopathologie sous-jacente. Elle propose alors de différencier, parmi les syndromes douloureux chroniques (SDC), les SDC à composantes organiques dominantes et les SDC à composantes psychiques dominantes. Dans le cas de la composante organique dominante, “il faudra savoir évaluer où se situe la demande et ne pas répondre systématiquement par une prescription d’antalgiques sous prétexte que la maladie causale est organique”. Si la douleur organique est correctement évaluée et traitée, la dimension psychologique qui l’accompagne (anxiété, dépression...) peut être mieux entendue, et la patiente peut être calmée parfois avec des doses médicamenteuses diminuées. Dans le SDC à composantes psychiques dominantes, ce n’est plus la douleur qui est au devant de la scène, mais la façon dont la patiente en parle et nous la présente. E. Ferragut distingue deux types de population de patientes (3) : celles ayant des douleurs “centrifuges” (la douleur est destinée à autrui, à l’environnement, à la famille...) et celles ayant des douleurs centripètes, qui sont surtout une “façon d’être au monde dans une dynamique de repli narcissique”. La douleur vient ici atténuer la souffrance indiscible d’un manque à être, et aide à survivre. Pour C. Merceron (7), la douleur chronique protège d’une décompensation plus grave. Pour P. Guex (4), la douleur peut avoir un rôle d’étayage existentiel et sert à médiatiser la relation aux autres. La douleur aurait ici un rôle anti-souffrance (3). D’autres auteurs, comme D. Anzieu (1), soulignent que s’infliger soi-même une enveloppe réelle de souffrance est une tentative de restituer la fonction de peau contenante non exercée par la mère ou l’entourage : “je souffre donc je suis”. Précisons, avec E. Ferragut, que, bien que le rôle du médecin et de tout soignant soit de soulager la douleur, il ne faut pas perdre de vue que la douleur chronique assure parfois une fonction de défense ayant une réelle valeur protectrice pour le sujet. Il faut donc être prudent et ne pas chercher à la faire disparaître à n’importe quel prix. Et revoyons les bénéfices secondaires classifiés par cet auteur (3) : – obtenir des gratifications informulables (vis-à-vis de la dépendance affective) ; – donner une excuse honorable à des manques et à des demandes inacceptables consciemment ; – s’aménager un espace vital hors de l’envahissement de l’autre ; – lâcher le masque social sans faillir ; – permettre un évitement (le handicap soustrait le sujet à certaines situations qu’il ne peut pas assumer). Il existe aussi des traits communs : – une demande d’attention jamais satisfaite ; – une immaturité et une dépendance excessive vis-à-vis de 13 G Y N É C O L O G I E E T S O C I É T É l’entourage, même si ce besoin régressif est parfois miné ; la douleur est alors “la cause” qui explique tout ; – une agressivité sous-jacente qui peut être importante ; – une fréquence particulière d’angoisses de séparation, la présence de failles narcissiques, où la douleur fait office d’étayage personnel et relationnel chez les patients fragiles. La notion de carence affective précoce est également retrouvée en proportion élevée dans la population des malades douloureux chroniques lors d’enquêtes épidémiologiques, ainsi que des antécédents de violence sur le corps, que ce soit par accident ou maltraitance, un manque de gratification physique et de sensations agréables génératrices de plaisir. motif de la consultation, et tourner autour en spirale, afin de connaître le vécu de la patiente, son histoire, ses émotions. Chemin faisant, le temps de la maladie prend un autre sens pour elle. Elle comprend mieux nos interventions, elle y participe, elle se met moins en dehors de la consultation, en attente passive et irresponsable de tout ce qu’on peut lui proposer. La prise en charge thérapeutique que nous avons décrite par ailleurs (8) en sera largement facilitée. ■ L’APPROCHE MÉDICALE ET PSYCHOLOGIQUE nique. Paris : Masson 1995. 4. Guex P. Approche thérapeutique du syndrome douloureux chronique. Psychologie Médicale 1990 ; 22 : 687-9. 5. Jallade S. Le corps prodigieux. Rev Med Psychosom 1988 ; 16 : 19-28. 6. Lorin F. Évaluation de la dimension psychologique de la douleur et traitement par chimiothérapie. In : Ferragut E. La dimension de la souffrance chez le malade douloureux chronique. Paris : Masson 1995. 7. Merceron C, Rossel F, Matthey ML. La plainte douloureuse chronique et son approche psychologique à travers les techniques projectives. Psychologie Médicale 1990 ; 22 : 681-6. 8. Mimoun S. Traité de gynécologie obstétrique psychosomatique. Paris : Flammarion Médecine Sciences 1999. 9. Walling MK, O’Hara MW, Reiter RC et al. Abuse history and chronic pelvic pain in women : II. A multivariate analysis of abuse and psychological morbidity. Obstet Gynecol 1994 ; 84 (2) : 200-6. C’est ainsi que l’investigation de la douleur ne devra pas se faire selon un modèle linéaire de compréhension. Selon E. Ferragut (3), “il sera nécessaire d’aborder à la fois : – la dimension synchronique recherchant dans la situation actuelle les facteurs déclenchants et les facteurs d’aggravation ; – la dimension diachronique recherchant dans l’histoire du sujet les facteurs de vulnérabilité. En conséquence, l’abord de la douleur chronique, toujours au confluent d’une sommation de problèmes, devra prendre en compte : – les facteurs somatiques : réels ou simple épine irritative sur lesquels se décharge l’angoisse ; – les facteurs psychologiques tenant à la personnalité du malade, à son histoire ainsi qu’au conflit intrapsychique à l’œuvre et aux défenses mises en jeu ; – les facteurs d’ordre événementiel qui déstabilisent le sujet lorsque ses défenses sont débordées ; – les bénéfices primaires ou secondaires quels qu’ils soient, psychologiques, sociologiques ou pécuniaires.” Le rôle du gynécologue sensible à l’abord psychologique pourrait être : – d’éviter les surenchères médicales tant diagnostiques que thérapeutiques, ainsi que le risque iatrogène ; – d’écouter la plainte et de contenir l’angoisse ; – de mettre en évidence les principaux facteurs au devant de la scène ; – de pouvoir assurer l’accompagnement psychologique des malades organiques par “une bonne” relation médecinpatiente. Le rôle du médecin n’est pas d’“expliquer” à la malade, par des interprétations simplistes et réductrices, les facteurs psychologiques qui peuvent interférer avec ce qu’elle ressent. “C’est notre ‘tolérance à entendre’ qui aidera le malade douloureux à dire sa souffrance plutôt qu’à montrer sa douleur” (3). C’est pourquoi notre objectif n’est pas d’apposer une “étiquette” psychologique, voire psychiatrique, à côté du diagnostic médical. Ce n’est pas non plus remplir un questionnaire d’évaluation, car cela n’aiderait pas la patiente. Il nous semble que, lors des premières consultations, pour éviter de rompre la relation, il vaut mieux partir du symptôme douleur, qui est le 14 R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Anzieu D. Une peau pour les pensées. Paris : Apsygée 1991. 2. Bourreau F. Pratique du traitement de la douleur. Paris : Diom 1988. 3. Ferragut E. La dimension de la souffrance chez le malade douloureux chro- XXIeess Journées de l’AFEM (Association Française pour l’Étude de la Ménopause) Paris, 23-25 novembre 2000 Renseignements et inscriptions : Jeanne Catala, 209, rue de l’Université, 75007 Paris. Tél. : 01 44 18 66 55. Fax : 01 44 18 66 51. E-mail : [email protected] La Lettre du Gynécologue - n° 255 - octobre 2000