ertains médecins témoignent de leurs difficultés

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D’une collaboration possible oncologue-psychologue
dans un Centre de Lutte Contre le Cancer
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J.L. Machavoine*
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ertains médecins témoignent de leurs difficultés
dans la relation soignante à certaines étapes de la
maladie (rechute, phase terminale). Ils s’interrogent sur le poids des mots et leur résonance chez les patients,
montrant là une préoccupation pour la vie psychique
consciente et inconsciente. Des infirmières expriment leur souhait d’être aidées face à des situations pénibles. Ces somaticiens, certes déjà sensibilisés, soulignent l’intérêt et le bénéfice, pour leurs malades et pour eux-mêmes, d’une
collaboration avec des psychologues.
Des psychiatres, des psychologues et des psychanalystes rapportent et commentent des situations, parfois caricaturales, où
le malade à l’hôpital se trouve oublié comme sujet, la technique médicale et l’organisation hospitalière prenant le pas sur
la médecine de l’homme.
Si cette caricature existe – nous en avons reçu confidence dans
nos consultations, nous l’avons parfois subie comme patient ou
famille –, elle ne caractérise par l’essentiel de nos pratiques
telles que nous les avons envisagées, développées et constamment réélaborées avec nos partenaires médecins, surveillantes
infirmières, aides-soignantes, secrétaires, au sein du service de
médecine de jour, base de notre activité de psycho-oncologie.
En rester à une opposition caricaturale serait finalement injuste
et stérile.
Les somaticiens n’échappent pas à la relation soignante, et les
psychologues ne sauraient en être les seuls praticiens,
dépouillant en quelque sorte les médecins ou les infirmiers de
la dimension humaine de leur métier. Un tel fantasme alimente
d’ailleurs la méfiance de certains à notre égard : il faut les rassurer. Notre rôle reste somme toute modeste, compte tenu de
notre disponibilité (nombre de vacations, horaires, rythme de
nos consultations) en regard du nombre de malades pris en
charge, en traitement ou en surveillance, et en raison de la
nature de la demande des patients adressés à un Centre de
Lutte Contre le Cancer.
Il s’agirait donc d’aider les médecins et les soignants à assumer leur difficile mission, qui doit allier compétence technique
et compétence relationnelle, auprès des malades, voire de soutenir ces hommes, ces femmes qui existent et qui peuvent souffrir derrière leur blouse blanche (1).
* Psychologue et psychanalyste, centre François-Baclesse, 14076 Caen Cedex.
La Lettre du Cancérologue - volume VIII - n° 5 - octobre 1999
Cette aide peut passer par des discussions informelles à propos
d’un patient, par des réunions d’équipe au sein des services, ou
bien encore s’organiser dans le cadre d’un groupe de type
“Balint” inter-services, pour analyser, élucider, voire débloquer des situations délicates : cette approche indirecte permet
de restituer les acteurs dans la relation soignant-soigné avec
toutes ses dimensions, médicale certes, mais aussi affective,
transférentielle et contre-transférentielle.
Ce peut être aussi, sur proposition du somaticien et avec
l’accord du malade, ou plus rarement à la demande directe de
ce dernier, l’organisation d’une consultation, puis la mise en
place d’un suivi psychologique (soutien, psychothérapie analytique).
Même si je n’échappe pas totalement aux appels précipités
pour intervenir dans certains services d’hospitalisation, mon
expérience au centre François-Baclesse de Caen montre que
cette transmission est le plus souvent préparée par le médecin
ou l’infirmière, dans le souci d’offrir au patient un espace pour
l’expression de sa vie psychique, que le cadre de la consultation oncologique ne peut lui assurer. Il ne s’agit pas d’un avis
“psy”d’ordre diagnostique et thérapeutique, comme cela est
demandé au médecin psychiatre, qui intervient d’ailleurs plus
en intrahospitalier. L’adresse au psychologue semble être réalisée dans la considération du sujet-malade, dans une perspective de soutien ou d’élaboration des questions existentielles,
c’est-à-dire au-delà d’une simple visée adaptative.
De la part de l’oncologue, ce n’est ni un abandon, ni une défilade, car, en cancérologie, les médecins continuent forcément à
voir leurs malades au rythme qu’impose leur état somatique :
surveillance de rémission, suivi du traitement ou accompagnement terminal. La transmission au psychologue pour un soutien ou une psychothérapie peut alors s’envisager, non comme
un rejet, mais comme un renoncement élaboré visant à garantir
une disponibilité de la part de ce médecin, qui veut continuer à
utiliser ses compétences dans la lutte contre le cancer ou
contre la douleur : c’est d’abord ce que lui demande le
malade ! Il s’agit ensuite pour le médecin de ne pas perdre de
vue la subjectivité de son patient.
Le cancérologue, sujet lui-même, a également besoin de se
protéger d’affects envahissants. Parce qu’en tant qu’homme, il
entend bien la souffrance psychique de son malade, l’oncologue peut souhaiter, dans certaines situations, transmettre à un
tiers, pour préserver la lucidité, l’éthique individuelle et collective que lui impose la mise en œuvre de thérapeutiques sou171
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vent lourdes et risquées. Il s’agit donc d’une tentative de dégagement face à cette exigence en forme de “double contrainte”
que pointe Alain Abelhauser (1). La médecine, qui a acquis
son statut scientifique en mettant hors champ la dimension
subjective, se trouve face à une double attente du corps social :
technicité, performance, mais aussi humanité, prise en compte
du malade-sujet, sorte de “mission impossible” que nous
avions déjà repérée comme étant à l’origine de la souffrance
des soignants (3) et interprétée en termes de “traumatisme du
non-sens dans une société éprise de totale efficacité”, en référence aux travaux de Claude Barrois (2).
Comme le faisait remarquer Émile Raimbault, le malade a
besoin de rester identifié au projet, au “supposé désir” de son
médecin de le guérir. C’est pourquoi il s’empare volontiers de
l’offre de cet espace et de ce temps autres, représentés par le
psychologue. Celui-ci, dégagé de la responsabilité thérapeutique anti-cancéreuse, se trouve donc en position de tiers à
même d’entendre les questionnements, les doutes, les
angoisses et tout ce qui, de l’expérience actuelle de la maladie,
ramène le patient à son histoire, à sa vie consciente et inconsciente. C’est “cette clinique des incidences subjectives entraînées par la ‘rencontre’ du réel” qu’évoque Alain Abelhauser
(1), en référence à l’ouvrage de Ginette Raimbault (5), qui va
nous intéresser.
Les malades qui savent “cloisonner” (4) leurs relations entre le
cancérologue et le psychologue tirent souvent bénéfice de ce
fonctionnement en duo, et il n’expriment jamais le sentiment
d’avoir été délaissés par leur médecin. Au contraire, quant la
situation viendra à s’aggraver, c’est le plus souvent du cancérologue dont ils se rapprocheront, transférentiellement, mettant
en quelque sorte leur vie entre ses mains, dans un corps à corps
qui rappelle la relation primaire à la mère. Ce sera alors au
psychologue de procéder, à son tour, à un renoncement, pour
se mettre en réserve, à la disposition du médecin, de l’équipe
ou de la famille, quand le malade ne lui demande plus rien ou
plus grand chose.
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Cette articulation oncologue-psychologue suppose une communication régulière qui s’appuie sur un intérêt pour la pratique de l’autre, fait de confiance et de respect mutuels, tout en
gardant à l’esprit que le premier reste le maître d’œuvre. Ces
conditions, pas toujours transposables, mettent souvent des
années à s’établir.
Cela impose aussi de repérer les chevauchements dans nos
champs de compétence et de sollicitation (anxiété, douleur,
troubles fonctionnels, troubles du langage, etc.) pour les envisager comme les zones intermédiaires d’une collaboration et
prévenir ainsi les risques de glissement liés à l’influence de
nos formations réciproques les unes par rapport aux autres. Si
le psychologue doit se garder d’abonder du côté du médical, de
s’illusionner en se prenant pour “un petit docteur”, force est de
constater que c’est le plus souvent du côté de la relation, de la
psychologie et des psychothérapies qu’il y a le plus de confusions. L’illusion toute puissante de l’approche dite “holistique”
en médecine ou en soins infirmiers ou bien encore les méfaits
individuels et institutionnels de ce que Michel Sapir appelle
“la maladie Balint” (6) (psychologisation, psychothérapies non
dynamiques) illustrent bien le mésusage qui peut être fait du
“psy” en général. C’est peut-être là un autre débat.
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1. Abelhauser A. Clinique de la “suture” et symptôme de la médecine. Psychologie clinique n°1, 1996.
2. Barrois C. Les névroses traumatiques. Dunod, Paris 1990.
3. Machavoine J.L. La souffrance des soignants face à la mort en cancérologie.
Actualités médicales internationales. Psychiatrie 1989 ; et Revue de Médecine
Psychosomatique 1990 ; 23.
4. Moreau F. Médecine interne et psychanalyse. De l’homme de verre à
l’homme qui pense. Psychanalyse à l’université 1986 ; 11 : 41.
5. Raimbault G. Clinique du réeL. La psychanalyse et les frontières du médical.
Seuil, Paris 1982.
6. Sapir M. La relation au corps. Dunod, Paris 1996.
La Lettre du Cancérologue - volume VIII - n° 5 - octobre 1999
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