La souffrance des soignants et leurs mécanismes de défense1 IP I. Moley-Massol* F ace au diagnostic de maladie grave, à une récidive, un échec des traitements, le médecin est le premier à être confronté à la violence de la mauvaise nouvelle. Il est piégé dans une situation paradoxale : être à la fois le soignant et celui qui inflige au patient la blessure de la révélation de sa maladie. Mais c’est d’abord à lui-même que le médecin doit annoncer la mauvaise nouvelle. Elle le confronte à ses angoisses en tant que soignant et en tant que sujet humain. Le médecin redoute le mal qu’il va “faire” au malade, craint ses réactions et porte parfois la culpabilité du “mauvais messager”. Il s’expose à la détresse et à l’agressivité des malades, qui, fréquemment associent la mauvaise nouvelle à celui qui l’énonce. Dans l’Antiquité, le messager d’une mauvaise nouvelle était aussitôt exécuté, comme si énoncer un malheur c’était le faire exister… Pour le thérapeute aussi, la mauvaise nouvelle est une épreuve à surmonter ; c’est pourquoi il est important qu’il apprenne à reconnaître sa propre souffrance, qu’il s’y autorise, qu’il la respecte. Face à une maladie incurable et potentiellement mortelle, le soignant est douloureusement renvoyé à ses propres limites, à sa vulnérabilité, à l’angoisse de sa propre mort, à cette pensée intolérable, irreprésentable que tout être humain cherche désespérément à repousser. Le médecin doit renoncer à l’illusion de la toute-puissance de la médecine sur la maladie et la mort. Il ne pourra pas sauver son malade, et pourtant il ne doit pas démissionner mais rester, peut-être plus que jamais, présent dans sa relation au malade : “Accompagner toujours, soulager souvent, guérir parfois” disait Hippocrate. Pour se prémunir de la souffrance du patient et se protéger de ses propres peurs, le soignant recourt à des modes de défense psychique qui l’aident à réduire sa tension émotionnelle et à apprivoiser la mauvaise nouvelle. S’il est important d’identifier les mécanismes de défense des malades, il faut aussi reconnaître ses propres stratégies de 1. © Correspondances en Risque Cardiovasculaire 2007;1:28-30. * Médecin libéral, praticien attaché à l’hopital Cochin, Paris, psychothérapeute ; auteur du livre L’annonce de la maladie ? Une parole qui engage (Paris, éditions DaTeBe, 2004) et de Relation médecin-malade. Enjeux, pièges et opportunités (Paris, éditions DateBe, 2007). La Lettre du Pneumologue - Vol. X - n° 6 - novembre-décembre 2007 protection, les accepter comme des réponses légitimes à sa souffrance de soignant. Reconnaître sa souffrance, c’est déjà apprendre à s’en protéger et à se protéger de celle du malade. En acceptant ses peurs, ses faiblesses, ses limites, le soignant ouvre un champ nouveau de sa pratique médicale ; il se libère de telle sorte qu’il devient finalement plus présent dans sa relation au patient. Vie professionnelle V ie professionnelle Les différents mécanismes de défense des soignants Le mensonge “De toutes les opérations défensives que les soignants pourront édifier, le mensonge est à l’évidence le mécanisme le plus entier, le plus radical et le plus dommageable à l’équilibre psychique du malade” (1). Par le mensonge, le médecin croit souvent “protéger” le malade. En réalité, le mensonge ne fait que préserver, temporairement, le médecin de sa propre angoisse. Le mensonge prive le malade d’une représentation de sa maladie et l’empêche de donner un sens à ses symptômes. Il n’est pas, dès lors, en mesure de se préparer psychologiquement à l’évolution de sa maladie. Cette attitude ne tient pas compte de la demande du malade, de ses besoins, de ses ressources personnelles. Le mensonge interdit tout échange authentique avec le malade et empêche d’établir une véritable relation de confiance entre le soignant et le soigné. La banalisation Elle ne tient pas compte de l’importance que revêt la maladie pour le malade. Pour lui, sa pathologie, quelle qu’en soit la gravité, n’est jamais “banale”. Ce n’est pas “rien” ! En s’attachant aux seuls retentissements physiques de la maladie, le médecin tient à distance les aspects émotionnels. Il traite le corps malade et non le patient. Le malade a le sentiment que sa souffrance n’est pas reconnue. Il est nié en tant que sujet. La fuite et l’évitement Le soignant, démuni et impuissant face à la maladie, ne parvient pas à affronter le malade. Il fuit l’échange véritable avec le patient, dévie la conversation, évite la rencontre. Dans son discours, il est fréquemment “hors sujet”. Il élude, esquive (1), pour éviter sa propre angoisse. 211 Vie professionnelle V ie professionnelle La fausse réassurance C’est une forme de mensonge, car elle vise à entretenir chez le patient qui n’y croit plus, un espoir impossible. Le soignant dissimule la vérité et optimise les résultats des examens. Parfois, le malade feint de croire les paroles faussement apaisantes du soignant. Il n’est plus dans une relation de confiance. Avec ce mécanisme de défense, le soignant se parle aussi à luimême et cherche sa propre réassurance. Le refuge dans la science Le médecin se réfugie derrière un discours médical hermétique qui lui sert d’écran protecteur vis-à-vis du malade. Le jargon médical est utilisé comme une langue étrangère au malade, qui rend impossible toute communication. Le malade est laissé dans l’isolement et l’étrangeté d’une parole vide de sens. Il n’a aucun mot auquel se raccrocher. Ce jargon rassure le soignant. Il lui donne un sentiment de puissance. Le soignant s’agrippe à un registre rationnel. Il tient à distance les émotions du malade, ainsi que ses émotions propres, auxquelles il se sent incapable de faire face. L’information abandon Dans ce cas, le médecin dit tout au malade, et tout de suite. Il se décharge d’un fardeau, sans tenir compte de la demande du malade, de ses ressources, de son cheminement. C’est une forme de passage à l’acte verbal, de fuite en avant qui peut être d’une extrême violence pour le psychisme du malade, qui en gardera à tout jamais la trace. Le soignant, submergé par la charge émotionnelle, “lâche” l’information et se libère d’une tension. Tout dire est aussi le moyen de se protéger vis-à-vis de la loi qui fait obligation d’informer le patient, mais sans tenir compte de la capacité du patient à recevoir cette information. Conclusion Accepter sa propre angoisse, comprendre ses fonctionnements de défense, c’est permettre d’instaurer une relation de confiance avec le patient, faite de respect mutuel et d’humilité. “Seule une vérité pas à pas, tenant compte des mécanismes de défense du soignant et du soigné, est susceptible d’engendrer un échange authentique et équitable” (1). Dire l’information difficile à dire ne va pas de soi et, souvent, ce que nous disons n’est pas ce qui est entendu. La relation à l’autre comporte une part de malentendu. Il y a toujours un risque de manquer l’autre dans toute relation. Parfois, malades et proches reprochent au médecin son manque de communication, d’empathie, en des termes qui peuvent être reçus par le soignant comme une grande violence, et avec un fort sentiment d’injustice. Comment trouver alors l’énergie psychique qui permette de surmonter cette épreuve à la fois personnelle et relationnelle ? Comment trouver la bonne distance, la “distance bonne” selon Paul Ricoeur, entre trop grande neutralité et trop grande empathie, qui toutes deux conduisent à une forme de surdité ? Comment rester présent, à l’écoute du malade et à l’écoute de soi-même, de ses réactions, de ses émotions ? Le médecin a lui aussi besoin d’être reconnu, écouté, entendu. Ce respect de lui-même passe aussi par l’acceptation de ses limites, sans culpabilité. Freud disait : “Il y a trois métiers impossibles, gouverner, enseigner, psychanalyser”. Il aurait pu ajouter, soigner. Alors, forts de la conscience de nos limites, efforçons-nous d’être suffisamment bons en tant que soignants. C’est déjà beaucoup. ■ L’identification au patient Elle efface la distance médecin-malade. Le soignant, incapable de faire front, fait corps avec son patient. Il se met à sa place, sans jamais y être toutefois. Il n’est plus à l’écoute de l’autre, mais de lui-même. R éférence bibliographique 1. M. Ruszniewski. Face à la maladie grave. Patients, famille, soignants. Paris : Dunod, 1999. A genda Cours intensif de TDM multicoupe du thorax 27, 28 et 29 mars 2008 ; 25, 26 et 27 septembre 2008 ; 11, 12 et 13 décembre 2008 Le programme 2008 portera sur les grands thèmes suivants : bases d’interprétation ; TDM multicoupe : de la théorie à la pratique ; stratégies diagnostiques en routine clinique ; TDM à faible dose ; cœur et coronaires en pathologie thoracique. Renseignements : Secrétariat du service de radiologie, hôpital Calmette, boulevard du Professeur-Leclerc, 59037 Lille Cedex. Tél. : 03 20 44 43 11 - Fax : 03 20 44 47 20 E-mail : [email protected] 212 La Lettre du Pneumologue - Vol. X - n° 6 - novembre-décembre 2007