D O S S I E R Chirurgie prophylactique du cancer du sein ou de l’ovaire chez des patientes dont le risque génétique peut être évoqué ● Jean Cuisenier* L’ exérèse chirurgicale du tissu mammaire ou ovarien susceptible de se cancériser est, à ce jour, le seul traitement préventif proposable avec une efficacité reconnue pour tenter de réduire le risque de survenue d’un cancer génétiquement programmé. Pour la prévention d’un tel cancer mammaire, on retrouve le rôle particulier du chirurgien qui dispose d’une arme lourde, efficace, destructrice, mais qui a été modulée par la possibilité de reconstruction. À ce prix, le risque théorique énoncé ci-dessus pousse à être protecteur, mais nous allons examiner les conditions techniques et psychologiques de cette attitude et nous exposerons les recommandations de l’expertise INSERM et ce que l’on peut en tirer en pratique. Pour être complètement efficace, une mammectomie prophylactique doit enlever la totalité du tissu glandulaire mammaire. Anatomiquement, ce tissu s’insinue dans le derme, dont il est mal séparé, sans plan de clivage. Il faut donc emporter tout le complexe aréolaire et réaliser un sacrifice cutané important, avec un risque de nécrose pour la peau restante, qui doit être très arasée dans le souci d’être le plus complet possible. La glande s’étend du sternum jusqu’au-delà du bord externe du grand pectoral, quelquefois jusqu’au contact du grand dorsal sur la ligne axillaire postérieure. En haut, la glande confine à la clavicule et loin en haut et en dehors au niveau du prolongement axillaire. Elle s’étend en bas jusqu’à la gaine du grand droit. Être sûr d’être radical expose donc à un délabrement important. La mammectomie sous-cutanée stricto sensu est trop économe de peau et de mamelon pour pouvoir être proposée. La raison oblige à faire une mammectomie la plus totale possible, en admettant que l’on laisse ainsi 1 à 2 % du tissu glandulaire. Chez une malade non traitée qui souhaiterait être protégée du risque qu’elle connaît, il faut bien sûr que l’exérèse soit bilatérale. Toutefois, les procédés plastiques contemporains ont apporté une possibilité de diminuer l’agressivité de ce geste. Quels sont-ils ? * Centre Georges-François-Leclerc, Dijon. La Lettre du Sénologue - n° 5 - septembre 1999 Soit mise en place de prothèse sous-musculaire et sous-cutanée avec ou sans expansion préalable : les résultats sont loin d’être parfaits, avec des risques de nécrose et d’infection, et des aspects plastiques insuffisants compte tenu des résections cutanées et sous-cutanées nécessaires ; soit des procédés plus lourds, avec des lambeaux musculo-cutanés de grand dorsal ou de grand droit. Le grand dorsal a pour lui sa fiabilité, mais son volume est limité et implique parfois la mise en place de prothèse. De plus, la rançon de la cicatrice dans le dos n’est pas nulle. Le lambeau hypogastrique avec le grand droit doit être bipédiculé pour faire une reconstruction bilatérale. C’est une intervention dont les résultats plastiques sont meilleurs, mais qui est lourde, avec des risques de retentissement sur la sangle abdominale. Au total, ces gestes sont importants et ne peuvent se justifier que si un risque correctement documenté semble démontré. Les séquelles algiques existent, et les retentissements psychologiques et sexuels, malgré la reconstruction, doivent être pris en compte. Dans les meilleurs mains, le suivi des opérées montre que le risque de survenue d’un cancer persiste, de l’ordre de 1 à 2% ; il faut informer ces femmes et les surveiller ensuite, tout en n’omettant pas le risque ovarien, qui n’est pas nul. À l’inverse, chez des femmes à risque non opérées, il ne faut pas omettre dans la réflexion le fait que la survenue d’un cancer ne veut pas obligatoirement dire décès par ce cancer, ni même mammectomie obligée lors du traitement. Ces malades sensibilisées seront bien dépistées et les cancers trouvés seront, pour beaucoup, curables. La notion de “risque de survenue” sous-entend aussi que le cancer peut ne pas apparaître, ou que les aléas de la vie ne lui en laisseront pas le loisir. Tout cela doit donc aboutir à une très grande prudence. Il faut informer les malades de la totalité du problème, ne pas céder à l’angoisse des patientes ou à la sienne propre. Les Nord-Américains ont une plus longue expérience que nous de ces questions, et depuis l’enquête de l’expertise INSERM est paru un article faisant part de l’expérience acquise entre 1960 et 1993 à la Mayo Clinic, où 693 patientes ont été opérées. L’enquête statistique, avec une cohorte appariée, est de bonne qualité et montre une réduction de 90 % du risque de survenue de cancer si la chirurgie prophylactique est réalisée, 21 D O S S I E par rapport à des femmes à risque estimé identique. C’est une des rares études avec un suivi prolongé qui permette d’évaluer cette attitude. Mais il n’est fait part ni du retentissement psychique, ni des séquelles. L’expertise de l’INSERM énonce que : – “Cette attitude chirurgicale aboutit à une mutilation et cette intervention n’est justifiée que si elle présente un intérêt thérapeutique. Cette estimation est du ressort du médecin, et donc de sa responsabilité. Le groupe d’experts est opposé à une intervention de ce type : – avant 30 ans, – chez une femme ayant une probabilité inférieure à 25 % d’être porteuse du trait génétique “prédisposition au cancer du sein” si la recherche n’est pas faisable, – mais il pense que cette intervention peut être réalisée chez des femmes ayant une mutation délétère identifiée, sans jamais le préconiser. Il faut : – que la décision soit prise par un collège pluridisciplinaire, – qu’aucune autre pathologie ne réduise l’espérance de vie de la personne, – qu’une information soit donnée sur les alternatives (surveillance, protocole de chimioprévention...) avec énoncé de l’efficacité et des inconvénients, – qu’une consultation auprès d’un psycho-oncologue appartenant à l’équipe ait lieu, – qu’un délai de six mois de réflexion au moins soit respecté, – que les modalités techniques soient respectées : mastectomie totale avec reconstruction la meilleure possible immédiate, – que les prothèses soient conformes aux recommandations de l’ANDEM, – qu’un suivi psychologique d’évaluation soit proposé.” 22 R À ce prix, il est légitime de prendre en charge cette situation difficile qui est la rançon de la médecine prédictive. Il faut toutefois savoir qu’un dépistage rigoureux cinq ans avant l’âge le moins élevé de survenue du cancer dans la famille peut être une solution tout à fait légitime. En termes de risque ovarien, le recours au chirurgien est, là encore, la moins mauvaise solution. Le consensus propose cette intervention vers 35 ans si la patiente a réalisé toutes ses espérances de grossesse. L’expertise INSERM énonce ici encore des recommandations : Intervention réalisée par cœlioscopie, qui permet une exploration complète et une annexectomie bilatérale. Un examen anatomopathologique soigneux doit être fait à la recherche de cancers occultes. Il faut réaliser une congélation de tissus ovariens pour ménager d’éventuelles réimplantations. L’opothérapie substitutive est possible, en tenant compte du risque mammaire, au prix d’un traitement faiblement dosé et interrompu à 60 ans. Il reste un risque de survenue de cancer de type ovarien sur le péritoine de l’ordre de 1 % chez ces patientes, qui devront donc être averties. La lourdeur de ces procédures et la rareté des cas poussent à recommander la prise en charge par des équipes habituées à l’oncologie qui travaillent avec des praticiens consultants de ces femmes. P O U R E N S A V O I R P L U S . . . ❒ Risques héréditaires de cancers du sein et de l’ovaire. Quelle prise en charge ? INSERM 1998. ❒ Efficacy of prophylactic mastectomy in women with a family history of breast cancer. N Engl J Med 1999 ; 340 : 77-84. La Lettre du Sénologue - n° 5 - septembre 1999