LISERON « C’est en forgeant qu’on devient forgeron Et en lisant qu’on devient... Raymond QUENEAU … en apprenant qu’on devient napperon. » D.V. Publication de l’AFL 43 Association Française pour la Lecture Groupe départemental de Haute-Loire Mairie BP 20 Place Lafayette 43100 BRIOUDE [email protected] Directeur de publication : Dominique VACHELARD Rédacteurs : Pascale CHAUMET Sylvie CHOISNET Jean-Pierre LEPRI Cécile LEYRELOUP Jenny SAUVADET Dominique VACHELARD __________ ISSN n° 2264-2544 Dépôt légal : BNF __________ Prix : 2.00 € __________ n° 31 Octobre Novembre Décembre 2016 PRATIQUES D’ÉCRITURE Une approche des pratiques sociales et scolaires d’ecriture nous conduira a envisager cette derniere dans un sens plus large que celui que nous lui accordons generalement. En effet, la semiologie, entendue comme la science qui etudie les signes au sein de la vie sociale, nous pousse a considerer toute trace porteuse d’une signification, deposee avec une intention de communiquer, comme etant une « ecriture ». Celle-ci est premiere, et c’est elle qui rend ensuite possible la realisation d’actes de lecture. De façon plus habituelle, l’ecriture est consideree comme la transcription graphique de la sonorite de la langue. C’est ainsi qu’elle est generalement assimilee a l’oral dont elle ne serait qu’un etat second, ce qui n’est pas sans consequence sur la theorie institutionnelle de l’ecrit (lecture et ecriture), sur les pratiques sociales, ainsi que sa pedagogie ! Nous rappellerons que pour l’AFL, loin d’etre un redoublement de l’oral, l’ecriture doit etre consideree comme une autre langue qui a des fonctions, des fonctionnalites et un fonctionnement differents de ceux de l’oralite. De ce fait, le lecteur-ecriteur est bilingue, et l’apprentissage ne peut se concevoir autrement que dans et par l’usage effectif de l’ecrit dans les projets qui accompagnent sa vie quotidienne. Meme si la tache est impossible, nous tenterons de tracer un etat approximatif des pratiques d’ecriture dans le corps social a partir de quelques temoignages et constats. Qui ecrit ? Pour quoi faire et comment ? Puis nous essaierons d’envisager rapidement les pratiques en milieu scolaire ainsi que les conditions de son enseignement, et les consequences sur la realite sociale des pratiques. AFL 43 TÉMOIGNAGE Pour essayer d’ancrer nos réflexions dans la réalité, nous parlons ici de pratiques d’ecriture, des tentatives de chacun pour user de cet outil polymorphe. Ses utilisations sont aussi complexes que diverses en effet : elles servent des projets tournés vers soi ou vers les autres, poursuivent des buts artistiques, intellectuels ou purement fonctionnels, peuvent être ressenties comme contrainte ou libération, etc. Ma premiere « redaction », en CE1, racontait un voyage en train dans la campagne. Ce fut un succes : la maîtresse, Mme Battista la lut a toute la classe puis je vis mon cahier du jour passer entre les mains de tous ses collegues, dans la cour de recreation. Meme le directeur, M. Martin, repute pour les coups de regle qu'il administrait a ses eleves, chaussa ses lunettes et se plongea dans ma petite histoire en hochant la tete d'un air tres serieux. Je decouvris, ce jour-la, l'existence d'un espace de creation et de liberte auquel on accedait par l'ecriture et la lecture. J'en fus rassuree. Je continue a explorer cet espace qui s'avere infini et cela s'apparente a un voyage en sous-marin : je descends dans les profondeurs ou sont tapis les idees, les souvenirs, les sensations. Je les ramene a la surface, quelques fois ils remontent tout seuls, comme des poissons morts. Et le travail commence, les idees s'associent, les personnages se dessinent et reclament leur liberte, les histoires tombent dans des impasses, bifurquent. Parfois, un peu decouragee, je laisse tout en plan. Je n'ecris plus. A la place, je lis ce que d'autres ont ecrit. Je decouvre des fonds sous-marins encore plus inconnus qui vont laisser leur marque sur mon esprit, l'enrichir, le perturber... Mais la necessite d'ecrire revient toujours. Pas forcement pour etre lue : il y a une ecriture qui s'apparente a faire le menage LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 2 dans ma tete. Je sors tout, je trie, je classe, histoire d'y voir plus clair, de tenter de comprendre ce qui se passe. Je range l'atelier. Et apres, je bricole. Ce que je fabrique n'est pas souvent satisfaisant mais je le garde, j'y reviendrai peutetre, je le regarderai avec un autre etat d'esprit, une autre lumiere, je le transformerai. Est-ce une distraction ? Une occupation pour oublier le temps qui passe, la maladie et la mort qui arriveront forcement, tout ce qui est bancal chez moi, toute cette souffrance partout... Non, j'ecris en immersion dans ce bazar, je l'observe minutieusement. Puis, je cesse de raisonner. Je ne cherche plus a donner un sens. Je laisse faire et ce que je produis m'echappe. Je lis mon texte comme si je le decouvrais. Comme si un inconnu l'avait ecrit. C'est un inconnu qui l'a ecrit. Ecrire revele les richesses, les poubelles, les constructions illusoires de mon esprit. C'est un acte miroir. La realite s'y reflechit et perd de son epaisseur. Elle devient plus fluide, moins solide. Je n'appelle plus un chat un chat. Peut-etre que le chat n'est pas si chat que ça, si je le regarde bien, si j'attends un peu... Et j'espere que dans la vie, que je n'ose plus appeler « la vraie », ma vision des choses devient un peu plus souple. Si ecrire servait a ça, ce serait deja fantastique. Sylvie Choisnet TÉMOIGNAGE 1978. CM2. « Decrivez votre jardin en 20 lignes. » C’etait la consigne du maitre. Devoir a rendre pour lundi. Dimanche, 16h, quatre lignes ont peniblement emerge de ma tete et j’ai beau les recompter, elles ne se multiplient pas sur la feuille. Ma mere s’approche et relit mes pauvres mots : sujet, verbe (« etre » dans la plupart des phrases), complement, pas d’adjectif, ni de mot de liaison, ni d’adverbe. Je n’avais plus peur. Moi, la scientifique, j’etais aussi capable d’ecrire ? Ce n’etait pas reserve a certains, les litteraires ? Le monde n’est donc pas partage en deux : fille ou garçon, scientifique ou litteraire, blanc ou noir ? Premiere revelation. Quelques annees plus tard, en quatrieme, le professeur de français me fait decouvrir un nouveau genre litteraire : le journal intime. Ce sera ma seconde revelation. Avant l’adolescence, on aime vivre sous le regard de sa famille. Mais durant cette periode de bouleversements, on s’en soustrait. Le besoin vient alors d’ecrire, juste pour moi, sans avoir de comptes a rendre a personne, pour organiser mes pensees si compliquees. Mon texte n’est pas destine a etre lu par autrui. « Tu veux que je t’aide ? » Je pense « Oui, au secours, je ne sais pas comment faire, j’ai pas d’idees, pas de methode, aucune inspiration » et « Non, tu vas me donner tes mots riches, d’adultes et le maître verra bien que ce ne sont pas les miens. » « Oui, j’y arrive pas. - Tu n’arrives pas a quoi ? - Ben, a faire vingt lignes. - Ferme les yeux. - Pour ecrire ??? - Non, pour entrer dans le jardin. - Mais on n’a pas de jardin !!! - Invente-le dans ta tete. Et observe. Respire. Ecoute. Entre dans le jardin. Promene -toi. Tu le vois ? Raconte-moi. - Il y a une allee, a droite un immense rosier et a gauche un potager. - Bien. Commence a ecrire maintenant. Utilise tes sensations, tes emotions, utilise tes sens, ressens. Et ecris. Mais n’ecris pas comme tu parles, emploie des mots plus riches. Je t’aiderai a les chercher. » Ce jour-la, a 20h, j’avais ecrit 17 lignes dont j’etais fiere. Ma mere m’avait montre un chemin possible pour ecrire, une voie. Elle m’avait guidee, pas a pas. Elle m’avait donne quelques cles pour ouvrir un nouveau monde : l’ecriture. LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 3 -1Le bullet journal, bujo pour les intimes, est un systeme d’organisation et de gestion de taches a la mode depuis quelques annees. Il permettrait d’ameliorer sa productivite, d’eviter la procrastination, d’etre plus organise. Pour Julien Green (1954), l’ecriture intime vise a « justifier sa vie ». Depuis, j’écris. J’ai rejoint le club des diaristes, ces huit pour cent de Français pour lesquels écrire est devenu une pratique ordinaire. J’écris pour moi. Mes raisons ont évolué au fur et à mesure des années. Quelquefois, l’écriture devient vitale : j’écris ou j’étouffe. Un tourbillon de pensées m’envahit, alors je mets des mots dessus, elles sortent de ma tête et se posent enfin sur le papier. Je suis libérée. Je suis ma seule lectrice. Relire me rappelle le chemin parcouru, mes hésitations, mes tristesses, mes colères, mes joies, mes désespoirs, mes décisions, ma vie. C’est une pratique de l’écriture de soi. N’estelle pas en passe d’être détrônée par le « bullet journal1», journal sur lequel la vie n’a pas été encore vécue mais seulement prévue ? Pascale Chaumet LES ÉCRITEURS Il semble que le fait de l’invention de l’ecriture alphabetique dans un passe tres proche par rapport a l’existence de l’humanite elle-meme, conduise a se poser la question de ses usages. Pourquoi l’ecrit ? Alors que l’oral avait toujours ete suffisant jusqu’alors ? Les textes des sociologues, historiens, anthropologues nous apprennent que l’invention de l’ecriture s’est imposee comme une necessite a l’humanite pour representer la realite et exercer des operations intellectuelles et reversibles sur celle -ci1. On peut certes imaginer des phases intermediaires ou le reel a pu etre presente sous forme de trace au sol, ou sous l’apparence de petits cailloux, de coquillages, ou quoi que ce soit d’autre. Toujours est-il que, in fine, ce sont des symboles totalement arbitraires, ou presque, qui permettent de penser, de « travailler » et de transformer cette realite. C’est principalement a cette fonction que nous nous referons quand nous parlons ici de pratiques d’ecriture. Non sans savoir que d’autres existent bien evidemment : la capacite qu’offre ce medium pour conserver et transporter l’information, sa formidable propension a creer des realites virtuelles par la litterature notamment, sans oublier la force des ideologies et la puissance de la rhetorique2… Mais l’histoire nous revele que l’ecriture n’a pas ete inventee pour raconter des histoires ni inventer des fictions : il faudra attendre pres de 1 500 ans avant d’imaginer et de recourir a une telle possibilite ! C’est dire si la dimension « utilitaire », celle liee a l’exercice de la pensee etayee par un outil puissant de structuration des informations, est celle qui demeure pour nous prioritaire dans l’examen que nous portons ici sur les usages contemporains de l’ecrit. LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 4 -1La raison graphique, Jack Goody, Editions de Minuit -2La septième fonction du langage, Laurent Binet, Grasset, 2015 -3Etude publiee dans Le Monde debut septembre 2016 Une recente etude de l’Observatoire de la Vie Etudiante3 se basant sur une enquete « Conditions de vie des etudiants », de 2013, revele les bienfaits de l’engagement sur la reussite scolaire des etudiants ainsi que leur sentiment d’integration au sein de leur universite. On peut, sans grand risque, postuler que si ces etudiants engages dans un parti, un syndicat ou une association, reussissent mieux que leurs homologues c’est qu’ils maitrisent efficacement les outils de la communication d’informations (lecture) et ceux de l’organisation de ces donnees, de leur comprehension et de leur transformation (l’ecriture). Ils ont de veritables raisons d’y recourir pour servir un projet de changement social et en construisent alors fonctionnellement un usage de type savant. Ceci conforte et rejoint les constats recurrents produits par l’AFL sur le lien etroit qui unit, dans l’espace social, l’engagement politique, syndical, associatif, le sentiment d’integration, et la pratique reguliere de la lecture et de l’ecriture expertes (Voir p 8). Peu de nos concitoyens recourent a l’ecriture comme moyen de penser leur propre existence, leur rapport aux autres et au monde. Mais, les elites, comme les citoyens engages, maitrisent elles aussi la lecture savante qui permet un acces plus rapide et surtout plus selectif a l’information. Elles maitrisent de maniere savante l’ecriture qui autorise la construction de modeles qui vont soutenir la prise de decisions. Mais mises a part ces elites et les personnes engagees, les rares ecriteurs que nous denombrons exercent souvent une profession liee a l’ecrit (ecrivain, journaliste, etc…). Les autres restent dans la marge… D’un point de vue systemique, on doit alors convenir que ce taux d’ecriteurs est celui dont a besoin notre democratie pour maintenir ses equilibres internes. Dominique Vachelard PRATIQUES SCOLAIRES Et si l’ecriture n’etait pas enseignee dans notre pays ? Ou plutot si elle etait, comme la lecture, enseignee pour autre chose que ce qu’elle est, et meme pour ce qu’elle n’est pas ? A ce sujet, Philippe Meirieu cite par exemple un eleve de 3eme qui lui a repondu un jour : “Moi, M’sieur, j’ai beaucoup écrit dans ma scolarité. On ne m’a jamais répondu !” Difficile a concevoir, direz-vous, quand on connait l’agitation institutionnelle qui concerne les apprentissages premiers, la place accordee a la maîtrise de la lecture et de l’ecriture a l’ecole, au college, et dans les discours. En effet, en ce qui concerne l’ecriture, l’ecole enseigne essentiellement l’acte technique qui consiste a former les lettres de l’alphabet ainsi que certaines formes d’ecriture unilaterale (narration) qui sont conçues en lien avec une oralite que l’ecriture vient seulement seconder, en en fournissant la trace graphique. Une telle proposition peut sembler provocatrice. A moins que l’on ait pu se confronter, de maniere plus ou moins reguliere, a la realite des “pratiques” de lecture et d’ecriture de nos concitoyens. Toutes categories sociales confondues, le recours a l’ecriture comme outil pour penser la realite est loin d’etre spontane et automatique dans notre population. Et il ne s’agit pas, comme pour les tests type PISA, de mesurer des ecarts de l’ordre du centieme ou du dixieme de point. Non ! La realite est bien plus cruelle. Le fait que si peu ecrivent, c’est parce qu’il manque aux autres l’essentiel, nous l’avons deja releve : des raisons d’ecrire ! Certains sociologues estiment que seul 1% de notre corps social est appele a prendre des decisions, et aurait donc besoin de pratiquer les outils conceptuels au niveau expert ! On a un peu l’impression d’enoncer une evidence avec une telle affirmation, mais on doit relever que cette question fondamentale des raisons d’ecrire (ou de lire) n’est jamais evoquee dans les problematiques concernant la pedagogie de l’ecriture. Nul ne s’en soucie en effet ; les considerations prioritaires sont plutot celles de second ordre : questions de methodes, de capacites presumees, de calendrier, de didactique, d’evaluations, etc. LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 5 Dans plusieurs textes precedents, nous avons rappele cette confiscation de l’ecriture par les classes dominantes a leur profit exclusif et l’usage qu’ils en font dans l’exercice du pouvoir1. -1Enseigner les savoirs experts, D. Vachelard, Editions du Cygne, 2016 C’est l’ecole qui a pour mission de doter la grande majorite de ses usagers d’un outil graphique capable d’enregistrer la parole, sans se preoccuper forcement de la specificite de chacune de ces deux langues, au fonctionnement pourtant si different. Le postulat bancaire sur lequel repose son enseignement considere qu’il convient de morceler et de simplifier le langage ecrit en le reduisant a des elements de vocabulaire, de grammaire, d’orthographe, de conjugaison. C’est la connaissance de ces derniers qui permettrait d’accomplir une synthese susceptible de produire alors la langue ecrite. Chacun aura compris que cette definition officielle de la didactique de l’ecrit est en mesure de tenir a l’ecart de toute maitrise experte des enfants qui ne seront jamais confrontes a la necessite d’utiliser l’ecriture pour penser. Et surtout qui ne seront pas forcement amenes a rencontrer l’ecrit dans toute sa complexite, ni a apprendre a acceder a la comprehension de cette complexite ainsi qu’a sa reproduction, a son apprentissage par impregnation. Dominique Vachelard L’ATELIER D’ÉCRITURE L’atelier d’écriture, tel qu’on se le représente habituellement et tel qu’il est présenté ici, évoque en général l’écriture créative, avec la recherche d’une certaine esthétique, le travail sur les mots, la langue, etc. ainsi que l’introduction de contraintes d’écriture (comme l’OULIPO). Mais on ne peut oublier que cet outil peut permettre aussi d’accéder à l’analyse de sa propre condition (d’opprimé) et autoriser l’expression de points de vue contestataires, comme l’ont démontré, en des lieux divers et à des époques différentes, Louise Michel, emprisonnée en Nouvelle Calédonie, avec les Canaques, ou encore Paolo Freire avec les paysans analphabètes du Brésil 1. Mais qu’est -ce qui les pousse ? Qu’est-ce qui les fait se precipiter vers ce lieu, vers ce groupe humain que constitue l’atelier d’ecriture? Le mot , a lui seul, sent un peu la bricole, la debrouille, l’artisanat , le “pas–parfait”, en tout cas. C’est vrai. Comment appeler celui qui frequente un atelier d’ecriture… Surement pas un ecrivain, pas non plus un ecriteur… Si l’on parle volontiers de l’atelier du peintre, celui qui se frotte a l’ecriture, et que j’ai decide d’appeler, car il me faut un mot pour parler de cette race, “l’ecriventeur”2, on l’imagine plutot dans sa tour d’ivoire, au milieu de livres et de plumes (a la façon de Montaigne) ou a present devant son ordinateur, mais toujours seul, confronte a lui-meme et libre aussi… libre, du genre dans lequel il va faire s’epanouir son texte (narration, poesie, theatre, essai …), du theme qu’il va traiter, des mots qu’il va choisir… Or, qu’en est-il de l’Atelier d’Ecriture ? Un animateur, forme en principe a cette pratique, aura prealablement prepare avec soin sa seance, et va pour mener a bien sa tache, proposer toutes sortes de contraintes, auxquelles les membres participant, qui sont de gentils eleves, vont s’efforcer de se plier et de repondre. L’ecriture s’en trouve guidee, la liberte de l’écriventeur, un peu surveillee. Serait-ce que notre écriventeur aurait besoin de restrictions a tout prix , besoin ne d’une vieille habitude scolaire a laquelle il a pris du plaisir ( a n’en pas douter, l’écriventeur aime la langue, les mots, aime ecrire et jouer) et dont il a aussi aime le carcan au point qu’il ne sache plus s’en defaire? -1Paolo Freire, Pédagogie des opprimés, La Decouverte, 1982 -2Écriventeur : un ecrivain qui n’en n’est pas un, mais qui invente quand meme de jolies choses et qui les ecrit. -3“Ecrire, c’est aussi ne pas parler, c’est se taire. C’est hurler sans bruit.” Écrire, Marguerite Duras, Gallimard, 1995 Serait-ce qu’il manquerait a ce point de confiance en soi, qu’il ait besoin d’un chemin balise, ou bien que l’angoisse de la page blanche soit trop forte ? Serait-ce des garde-fous qu’il s’en viendrait chercher, epouvante par l’infini des possibles que lui procurerait l’ecriture? Nous pourrions penser que ce genre de pratiques induise une uniformite dans les productions. Il n’en n’est rien. A l’interieur d’un meme cadre, les sensibilites se devoilent, uniques. Comme quoi l’atelier favorise , meme au sein d’un groupe, une ecriture intime, une revelation de “chaque moi”. Et, peut-etre est-il plus rassurant d’explorer et de se trouver confronter a ce que l’on est vraiment, a ses desarrois, a ses doutes au milieu d’autres comme soi, que dans la solitude de sa tour d’ivoire, comme il est surement plus facile, moins douloureux, de « hurler sans bruit3 », a l’interieur du groupe. Cécile Leyreloup LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 6 ÉCRIRE Ecrire. Je ne peux pas. Personne ne peut. Il faut le dire, on ne peut pas. Et on ecrit. C’est l’inconnu qu’on porte en soi ecrire, c’est ça qui est atteint. C’est ça ou rien. On peut parler d’une maladie de l’ecrit. Ce n’est pas simple ce que j’essaie de dire la, mais je crois qu’on peut s’y retrouver, camarades de tous les pays. Il y a une folie d’ecrire qui est en soimeme, une folie d’ecrire furieuse mais ce n’est pas pour cela qu’on est dans la folie. Au contraire. L’ecriture c’est l’inconnu. Avant d’ecrire, on ne sait rien de ce qu’on va ecrire. Et en toute lucidite. C’est l’inconnu de soi, de sa tete, de son corps. Ce n’est meme pas une reflexion, ecrire, c’est une sorte de faculte qu’on a a cote de sa personne, parallelement a ellememe, d’une autre personne qui apparait et qui avance, invisible, douee de pensee, de colere, et qui quelquefois, de son propre fait, est en danger d’en perdre la vie. Si on savait quelque chose de ce qu’on va ecrire, avant de le faire, avant d’ecrire, on n’ecrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. Ecrire, c’est tenter de savoir ce qu’on ecrirait si on ecrivait — on ne le sait qu’apres — avant, c’est la question la plus dangereuse que l’on puisse se poser. Mais c’est la plus courante aussi. L’ecrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’ecrit et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie. Marguerite Duras Écrire, Gallimard, 1995 LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 7 QUELLES PRATIQUES ? Écrire, oui. Mais pour quoi ? Et pour qui ? On suggère que l’on peut écrire pour soi ou pour les autres, pour être lu ou non, pour communiquer ou pas, pour enseigner, etc. Mais qu’en tout cas, puisque la langue écrite se différencie de l’oralité notamment par son aspect conscient et volontaire, il existe toujours, à l’origine, une intention, des raisons véritables d’utiliser l’écriture plutôt que la parole. Et c’est probablement bien là que l’école traditionnelle se trouve confrontée à ses propres contradictions, résultat du gouffre qui sépare ses nobles intentions et ses pratiques réelles. DES ESPACES À INVESTIR ÉCRITURE PERSONNELLE, PROFESSIONNELLE ET SCOLAIRE Ecrire, c'est vivre l'experience de transformation du reel et le mettre a distance. Durant le processus d'ecriture, les idees s'ordonnent et de nouvelles naissent. La pensee se decouvre, se traduit, s'approfondit, se clarifie, se developpe, se structure... Écrire pour soi Ecrire pour planifier. Ecrire pour consigner ses pensees, ses idees, ses experiences. Ecrire pour analyser, comprendre une situation, le monde, la vie. Ecriture cathartique d'emotions. pour se liberer Ecrire pour se recentrer, pour mieux se connaître. Ecriture creatrice pour imaginer, sublimer le reel, pour le plaisir des mots, choisis avec soin ou surgis malgre soi. Des ecrits intimes dont des fragments se communiquent parfois. Des feuilles volantes et des petits carnets ou des documents numeriques dans un dossier. LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 8 Écrire pour communiquer Qui ecrit et pourquoi ? De quels espaces d'ecriture dispose le citoyen ? Quelles pratiques d'ecriture peut-il investir ? Hormis la correspondance privee (peut-on encore parler d'art epistolaire ?), il est possible d'ouvrir un blog sur Internet et de poster des billets, d'ecrire des commentaires sur les blogs deja existants et les reseaux sociaux, de rediger une petition, d'ecrire une lettre a un elu, d'envoyer une lettre au Courrier des lecteurs d'un journal. Il s'agit d'espaces d'expression dans lesquels on ecrit pour etre lu, pour exprimer des idees, des opinions ou emettre des critiques, des demandes, des propositions. Écrire lorsqu'on est enseignant Une fois son memoire redige, quels sont les ecrits professionnels de l'enseignant ? La plupart du temps, il va s'agir de courts textes fonctionnels : rediger le deroulement d'un projet, d'une seance, des bilans scolaires, des mots pour les parents... QUELLES PRATIQUES ? Les pratiques d'ecriture peuvent donc varier d'un enseignant a l'autre car elles vont dependre de son investissement personnel. Quelles autres pistes d'ecriture s'offrent a l'enseignant ? L'AFL propose l'utilisation de circuitscourts lors des formations. Le groupe departemental ICEM-Freinet a, ainsi, experimente l'ecriture d'articles, sur un theme commun, ainsi qu'un debat, a la suite de la lecture des ecrits de chacun. Ce procede permet un gain de temps puisque la connaissance des textes est possible en une dizaine de minutes. Écrire à l'école Quelles activites proposer aux enfants ? Le debat, nourri des apports de chacun, peut etre plus fecond et approfondi. Cependant, cette pratique deroute. Il peut, en effet, etre impressionnant et couteux d'ecrire pour etre lu lorsque nous n'en avons pas l'habitude, meme si l'on enseigne l'ecriture ! Suivant l'engagement des enseignants, la presse syndicale et le militantisme pedagogique sont egalement des pistes. Expérience des monographies1 Dans une pratique de pedagogie institutionnelle, les enseignants ont, en effet, la possibilite d'ecrire des monographies et de les partager. L'enseignant est encourage a prendre des notes sur les eleves et la vie de sa classe. Il va ensuite rediger un texte personnel, descriptif et narratif sur la realite de sa classe qui va etre ensuite lu par des pairs, pour partager sa pratique et sa reflexion theorique, dans le cadre de reunions ou sur un site Internet. LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 9 Pour depasser le simple encodage de l'oral et travailler les particularites de l'ecrit, des exercices ritualises et la litterature comme support d'apprentissage seront d'un grand secours (voir Les savoirs experts, Dominique Vachelard, chapitres V et VI). -1Étude détaillée sur un point spécial d'histoire, de science, sur une personne, sa vie, etc. Parmi les techniques Freinet et de Pedagogie institutionnelle, citons l'ecriture des textes libres ou des comptes-rendus de sorties qui paraîtront dans le journal de classe ainsi que l'ecriture de critiques, de propositions et de felicitations qui seront lues et debattues lors du conseil cooperatif hebdomadaire. Ces pratiques donnent un statut a l'enfant et du sens a l'activite : liberte d'expression, place dans le groupe, situation d'ecriture authentique. Terminons avec quelques points, concernant l'ecriture, extraits des nouveaux programmes : ecrire quotidiennement, possibilite de s'appuyer sur des textes lus qui seront des modeles a partir desquels proposer une variation, une imitation et recourir a l'ecriture pour reflechir et pour apprendre. Jenny Sauvadet COMPRENDRE LES ÉCRITURES Nous publions ci-dessous, avec son consentement et en toute exclusivité, un extrait du prochain ouvrage de notre ami Jean-Pierre Lepri qu’il a bien voulu nous confier : Au commencement est l’ecriture… Sans ecrit, il n’existe pas de lecture. De la nature et de la conception de l’ecriture decoulent une representation et une conception de l’acte de lire. Il n’est pas nécessaire de lire parfaitement chaque mot pour comprendre Il s’est beaucoup ecrit sur les ecritures. Effectivement, le sujet est complexe : glyphes, hieroglyphes, ideogrammes, logogrammes, pictogrammes… alphabets syllabiques, consonantiques, complets… alphabets arabe, hebreu, ethiopien, indien et derives, latin, grec, cyrillique… sans compter l’ecriture cuneiforme, runique… En schematisant a l’extreme, on reconnaît toutefois deux grandes conceptions generales de l’ecriture. Pour certains, l’ecriture est une transcription de la parole, du langage. Ce type d’ecriture apparaît vers 3300 avant notre ere, avec le recours a l’alphabet, et son histoire s’acheve vers 750. L’ecrit, ici, transcrit les phonemes, « rend visible le langage oral ». C’est encore, actuellement, la conception dominante, donc statistiquement la plus partagee et la plus divulguee. La lecture est consideree alors comme le processus inverse : reconstituer correctement le langage oral. Pour d’autres, sans doute moins nombreux, endigues et minores, l’ecriture est l’expression d’une pensee, d’une idee, d’une histoire... Ils se referent notamment aux ecritures utilisant des glyphes, des hieroglyphes, des logogrammes, des ideogrammes… Mais d’autres convoquent aussi les « dessins » ou les bas-reliefs qui LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 10 content une histoire – telles, par exemple, ces mains negatives que l’on trouve dans les grottes Chauvet, Gargas, Pech Merle et Cosquer, en France, mais aussi en Ameriques, Australie, Nouvelle-Guinee, Europe et Afrique du Nord. Auquel cas, l’ecriture existe alors depuis plus de trente mille ans. Dans ce cadre, la lecture est egalement le processus inverse : reconstituer la pensee qui y a ete inscrite. Ces deux analyses semblent fondees, indiscutables. L’alphabet a bien tente de codifier en elements graphiques des phonemes. Mais, en tout etat de cause, parler veut dire : dire « quelque chose ». Et ecrire ce parle, cette parole, veut dire enregistrer aussi ce « quelque chose ». Il y a bien une intention de sens dans le langage (parle) – que d’ailleurs l’ecrit ne pourra noter completement. « Illusion d’ecrire et de lire de la parole. L’alphabet grec ne note ni la longueur de toutes les voyelles, ni l’accent tonique, aussi n’est-il complet qu’en sa graphie des consonnes et des voyelles. "Quel beau temps !", selon le ton, dira un ciel noir charge ou d’un ete indien l’azur inattendu. » Et d’ailleurs, « les premiers textes ecrits apres que les Grecs eurent redecouvert l’ecriture etaient de nature poetique » [et non seulement la memoire de provisions entreposees]. Dire ce parle ecrit n’est qu’une maniere detournee d’en venir finalement au sens de ce qui y a ete transcrit – et en ce cas, pourquoi ne pas acceder directement a ce sens ? COMPRENDRE LES ÉCRITURES « Noter la phonetique d’une langue est une façon d’infeoder l’ecriture a un idiome precis. Car pour comprendre ce qui est alors ecrit, il faut non seulement connaître le code de l’ecriture, mais aussi la langue transcrite. Dans un systeme ideographique, chacun peut, a condition de maîtriser le code semantique, lire les signes en n’importe quelle langue. » « "4" ecrit une entite arithmetique dans laquelle n’importent pas plus les six elements q, u, a, t, r, e, qui l’ecrivent aussi, que la langue dans laquelle elle est prononcee. » Considerer la lecture comme reconstitution d’une parole fait que nous pouvons « lire une phrase sans la comprendre, meme si nous en reconnaissons tous les mots. [Dans cette perspective,] lire n’est pas identique a comprendre. Avec l’alphabet [latin], on peut tout lire sans rien comprendre. » Je ne connais pas le hongrois et meme si on me dit comment prononcer correctement chaque lettre (de l’alphabet latin), je ne comprendrai pas davantage le mot ecrit. En revanche, je comprends l’assemblage de lettres, au-dessus d’un magasin, lorsque je suis a la recherche d’une pharmacie – sans savoir, pour autant, prononcer cet assemblage de lettres. C’est une evidence troublante : l’Europe utilise majoritairement le meme alphabet latin, mais les langues ecrites europeennes nous restent incomprehensibles. Alors que la Chine utilise la meme ecriture ideographique et des millions de personnes, parlant des langues differentes, la comprennent. Meme alphabetique, une ecriture reste primaire- ment et primordialement ideographique – c’est le fondement meme des ecritures : grapher (laisser la trace graphique) d’un message, d’un sens. Aussi, ces deux conceptions des ecritures ne s’opposent pas vraiment – au plan conceptuel. L’ecriture alphabetique est un simple episode – de quatre mille ans certes, mais annexe et revolu – de l’ecriture ideographique (et non un tout, independant et exclusif du reste). L’ecriture alphabetique a tout autant cherche, au fond, a enregistrer du sens. Car quel interet y aurait-il vraiment a n’enregistrer que du son ? L’invention et le developpement de l’alphabet peut etre considere comme un progres – surtout a ses debuts, quand l’ecriture etait veritablement et exclusivement phonetique. Mais, meme phonetique, l’ecrit etait encore l’expression d’une pensee, d’un sentiment, d’une idee. Se centrer sur la lettre, la syllabe ou le mot – comme le propose la vision phonocentriste de l’ecriture –, ce n’est pas se centrer veritablement sur le sens. Depuis plus de trente mille ans, l’ecriture est une langue a part entiere, a forme solide et visible, a la difference d’une autre langue, orale, volatile et audible – independamment de la tentative de transcrire cette derniere avec des alphabets. Considerer l’ecriture pour ce qu’elle est – l’expression d’une pensee [et non la transcription des sons verbalisant cette pensee] – apparaît comme la voie la plus juste et la plus directe de la lire et d’apprendre a la lire. À paraître fin septembre 2016 : Lire se livre, Jean-Pierre Lepri, editions Myriadis, 2016, 265 p. Bande-annonce (1 min) : https://youtu.be/RKYqCM6W8Dg LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 11 Jean-Pierre Lepri ÉCRITURE INTERACTION & COMMUNICATION Nous avons precedemment aborde la communication ecrite sous l’angle des theories de l’esthétique de la réception afin de montrer que les connaissances inherentes a celles-ci sont susceptibles d’affecter considerablement le niveau d’efficacite de cellela1. Ainsi avons-nous souligne l’importance tenue par le registre analogique dans toutes les formes de communication, notamment le role de la mise en texte, en page et en imprime, ainsi que l’importance du contexte pour elever la qualite de la communication empruntant le support ecrit. ÉCRIRE, PROCESSUS HAUTEMENT INTERACTIF Cette approche a revele le caractere hautement interactif de l’activite de lecture (et d’ecriture) : il s’agit tout d’abord, selon la psycholinguistique, du systeme textelecteur, c’est-a-dire d’une mise en relation de l’information visuelle et de l’information non visuelle. Il s’agit aussi de l’interaction entre les registres digital et analogique qui caracterisent toute forme de communication. L’ecrit presente en effet la particularite d’etre porteur d’une double communication : celle sur le contenu du message avec les mots arbitraires du langage et toute la syntaxe qui le caracterise, et celle concernant la maniere dont doit etre compris le contenu. Il convient pour cela d’admettre que toutes nos communications ne se valent pas en terme de contenu : certaines sont particulierement chargees de sens, notamment celles ayant recours au medium ecrit. En revanche, nombreux sont nos echanges, a l’oral principalement, qui sont presque entierement dedies a la communication analogique et ne portent donc qu’une LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 12 charge relationnelle : ils sont destines a nous rassurer sur l’etat de nos rapports avec nos concitoyens, sur l’image qu’ils se font de nous-memes. Sont ainsi vides de sens au niveau du contenu toutes les civilites, les formules de politesse, tous les echanges quotidiens autour de la banalite de l’actualite en general (fais divers, meteo, nouvelles des proches, etc.). -1« Accroître l’efficacite de la communication par l’ecrit », Liseron n° 24, avril 2014 et Actes de Lecture n° 134 septembre 2016 En ce qui concerne maintenant le passage a l’acte d’ecriture c’est-a-dire le travail et la mise en forme d’une pensee : puisqu’on se trouve dans un domaine complexe, on retrouve naturellement l’interaction, celle qui se joue entre l’ecriteur et le texte qui se construit peu a peu. C’est en effet un processus hautement dialectique qui caracterise cette construction progressive d’un sens. Prenons-en pour preuve le nombre de corrections, de modifications de la structure, de reecritures qui caracterisent le travail de mise en texte. Et, si c’est indeniablement l’ecriteur qui produit son texte, on doit necessairement prendre en compte le fait que ce meme texte lui renvoie peu a peu une structure, une organisation qui se profile, qui s’elabore graduellement. De cette structure emergera, au terme de ce proces d’echanges d’informations, un savoir nouveau, un regard autre porte sur une realite que l’ecriture aura permis de comprendre et transformer. Il est necessaire de considerer alors que la main est, dans ce cas, le prolongement direct de l’intellect : ce dernier s’appuie constamment sur cette bequille exterieure, sur cet instrument d’organisation, et amende sans cesse, au fur et a mesure qu’elle apparaît devant ses yeux, la pensee en train de se construire. Rien en effet ne semble prepare a l’avance, si ce n’est peutetre une vague idee, un projet d’ecriture, dont l’ecriteur ne connaît ni les limites, ni les contenus precis : c’est l’interaction qui ÉCRITURE INTERACTION & COMMUNICATION œuvre, et il serait tres risque de vouloir designer ce qui releve de l’initiative propre de l’auteur de ce qui apparaît lors du « travail » sur le materiau semantique et linguistique. Ce texte produit peut alors etre considere comme un reflet des contenus interiorises des registres digital et analogique de la communication : l’ecriteur a un message qui est en train de se construire, il utilise a la fois les mots du langage et tous les procedes visuels a sa disposition pour que le sens soit visuellement accessible a un lecteur (et d’abord a lui-meme). Suite au processus interactif decrit ciavant, on peut raisonnablement avancer l’idee que le texte correspond peu a peu a une projection spatiale de l’organisation interne de la pensee de l’ecriteur. On connaît les nombreuses manifestations externes de la culture ecrite qui caracterise notre monde occidental : l’organisation des espaces de travail, des espaces de vie, de consommation, de loisirs, etc. suivant les codes et normes de la page graphique qui s’imposent probablement en raison de leur forte propension a produire de la structure. Il n’y a alors rien d’etonnant a pretendre que la page ecrite produite par un auteur soit proche de l’image de son fonctionnement intellectuel. Pour pretendre a l’efficacite, l’ecriture doit se soumettre a l’utilisation stricte des regles typographiques et orthographiques, puisqu’elles rendent possible l’identification rapide des groupes de signes, et donc celle, concomitante, du sens du message. Nous souhaitons aussi souligner aussi l’importance de la dimension psychomotrice de l’activite, parce que la qualite de formation meme des lettres est une condition prealable a tout debut de communication par l’ecrit. C’est d’ailleurs a cette seule fonction que se resume le concept d’ecriLISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 13 ture dans les representations dominantes : apprendre a ecrire se resume bien souvent a apprendre a former correctement les lettres de l’alphabet ! On est alors dans une representation simpliste des apprentissages, celle d’un eleve exerçant une action sur un materiau : former des lettres sur un support a l’aide d’un outil de marquage, mais sans que l’on considere qu’il soit lui-meme apte a apporter quelque chose de personnel a cette activite. C’est, selon Bachelard, ignorer que « quand il se presente a la culture, l'esprit n'est jamais jeune. » Il nous est en effet indispensable d’adopter une representation complexe de l’activite d’ecriture, seule susceptible de prendre en compte a la fois le materiau linguistique certes, mais aussi et principalement, les raisons et intentions d’ecrire de l’auteur ainsi que, par la meme occasion, le fait que l’enfant qui ecrit inscrit cet acte dans toute une serie d’autres actes qui constituent a la fois son histoire, sa vie sociale et sa culture personnelle. L’ANALOGIQUE, REFLET DE LA STRUCTURE COGNITIVE Ces remarques nous conduisent a distinguer deux types de textes crees, suivant le support et le systeme de marquage qui sont utilises. Pour le texte produit sur un clavier, pas de probleme de lisibilite, au sens de qualite de formation des caracteres ecrits. Le texte prend generalement directement la forme souhaitee (surtout si on utilise une PAO), et les differents jets, les differentes etapes disparaissent completement. Seule est proposee a la lecture la derniere version actualisee. Au contraire, dans une production manuscrite, les differentes corrections, deplace- ÉCRITURE INTERACTION & COMMUNICATION ments de blocs, sont visibles et renseignent un peu sur le cheminement de la pensee. La, la qualite de la formation des lettres est primordiale, et ceci d’autant plus que le theme du texte est eloigne des preoccupations habituelles de celui qui doit le lire. En effet, en presence d’une graphie defectueuse, le lecteur doit faire fonctionner encore plus sa capacite d’anticipation pour compenser avec de l’information non visuelle la carence en information visuelle. Mais ce n’est pas la le seul effet. L’apparence meme du texte produit de façon manuscrite, parce que porteuse de la communication analogique nous renseigne sur l’aspect interieur de la structure cognitive. On se trouve parfois en presence de pages ecrites ou n’existe aucune hierarchie : tout est place et ecrit au meme niveau, de la meme façon. Il arrive que des parties differentes soient melangees, qu’aucune organisation ne soit apparente. Le lecteur a du mal alors a anticiper un contenu a partir des elements visuels qui lui apparaissent de maniere globale, il lui est impossible de situer le texte qu’il lit dans l’univers des textes qu’il connaît. Et lorsque, de plus, la graphie est defectueuse, alors la lecture devient impossible. Comme annonce ci-dessus, le plus preoccupant, dans ce cas, c’est l’etat suppose de la structure cognitive de l’enfant producteur de tels types d’ecrits. On peut par exemple imaginer, dans ce cas, un dysfonctionnement qui affecterait la capacite a categoriser, c’est-a-dire a classer mentalement les elements en fonction de leurs ressemblances ou differences avec le prototype de chaque categorie. Cette capacite est determinante dans toutes les activites liees aux perceptions et a la comprehension, c’est-a-dire a l’interaction entre les elements exterieurs et les connaissances deja acquises. Toutes les LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 14 prises de decision lui sont egalement subordonnees, tant elles impliquent la totalite du savoir et son formidable pouvoir de mise en interrelation de toutes les categories grace aux milliards de connexions neuronales. L’apprentissage, par exemple, consiste, en un renforcement de la mise en reseau, c’est -a-dire d’une mise en relation de l’experience nouvelle avec des elements plus anciens stockes en memoire et qui vont devoir etre revisites. Nous nous referons ici aux neurosciences et notamment au concept de plasticité neuronale qui designe l’extraordinaire propriete dynamique que presente le cerveau, capable de perpetuelles reconfigurations. Il est alors possible que, dans le cas que nous considerons, ce soit cette propriete qui soit partiellement atteinte. Ou encore que l’incertitude regne au niveau de la hierarchie des categories entre elles : l’ecriteur peut n’etre pas particulierement conscient de l’existence et meme de la necessite d’une hierarchie, ce qui fait que toutes les informations sont mises au meme niveau. D’ou l’impossibilite a degager, du chaos que represente l’ensemble de son savoir, l’essentiel qui permet d’adapter son comportement a une situation donnee. A contrario, nous sommes souvent mis en presence de pages d’ecriture produites par des ecriteurs qui disposent d’une structure cognitive parfaitement adaptee a l’activite intellectuelle, avec des categories toujours en evolution, mais clairement definies, une hierarchie, meme provisoire de ces categories et la capacite a les mettre en reseau. Ceci apparaît avec des ecrits correctement disposes, portant des titres et parties identifies, donc disposant d’une hierarchie visible, avec une ecriture manuscrite suffisamment precise pour permettre au lecteur de saisir les indices necessaires a sa lecture. ÉCRITURE INTERACTION & COMMUNICATION On se rend compte, a ce stade de l’expose, que cette capacite a presenter un document ecrit, bien souvent delaissee ou investie d’une importance toute secondaire, pourrait etre en realite la manifestation exterieure du fonctionnement interne de la structure cognitive douee de cette formidable capacite a l’interconnexion de toutes les categories. Chacun peut imaginer l’interet pedagogique que peut presenter ce type d’approche dans la pratique pedagogique quotidienne. Difficile, en effet, de considerer la presentation du travail comme allant de soi, ni surtout comme un prerequis aux apprentissages, ce qui est pourtant si souvent implicite dans la relation enseignant/ apprenants. Impensable, en effet, d’exiger a priori d’enfants en situation d’apprentissage, connaissant ou non des difficultes (notamment d’ordre spatio-visuel), une presentation tres soignee de leur travail ecrit, c’est-a-dire tout ce qui ressortit a la communication analogique (hierarchies, alignements, ponctuation, qualite de la formation des signes, etc.). Cette organisation se manifestera progressivement lorsque se construiront et s’affineront peu a peu les elements internes de structuration de la pensee : categories, relations inter categorielles, etc. Il semblerait qu’il y ait, a cette occasion, inversion de causalite : la clarte apparente d’un travail produit ne serait pas a l’origine de la reussite, mais devrait etre consideree plutot comme la consequence d’un raisonnement, d’une structure, de hierarchies, bien en place. Contrairement a la logique scolaire habituelle, cette capacite ne depend pas de la volonte de l’apprenant, ni de son desir de bien (ou mal) faire, elle ne se situe pas a l’origine des apprentissages, pas plus qu’elle ne sert leur realisation ; elle n’est qu’une consequence, visible, d’une sequence d’apprentissages reussis, lors de l’utilisation de l’ecriture, par exemple, qui sert de moteur et de guide a la pensee reflexive. Dominique Vachelard Pour tester le logiciel ELSA : http://www.elsa-afl.com/ LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 15