liseron31

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LISERON
« C’est en forgeant qu’on devient forgeron
Et en lisant qu’on devient...
Raymond QUENEAU
… en apprenant qu’on devient napperon. » D.V.
Publication
de l’AFL 43
Association
Française pour la
Lecture
Groupe
départemental
de Haute-Loire
Mairie
BP 20
Place Lafayette
43100 BRIOUDE
[email protected]
Directeur de
publication :
Dominique VACHELARD
Rédacteurs :
Pascale CHAUMET
Sylvie CHOISNET
Jean-Pierre LEPRI
Cécile LEYRELOUP
Jenny SAUVADET
Dominique VACHELARD
__________
ISSN n° 2264-2544
Dépôt légal : BNF
__________
Prix : 2.00 €
__________
n° 31
Octobre
Novembre
Décembre
2016
PRATIQUES
D’ÉCRITURE
Une approche des pratiques sociales et scolaires d’ecriture nous
conduira a envisager cette derniere
dans un sens plus large que celui
que nous lui accordons generalement.
En effet, la semiologie, entendue
comme la science qui etudie les
signes au sein de la vie sociale,
nous pousse a considerer toute
trace porteuse d’une signification,
deposee avec une intention de
communiquer, comme etant une
« ecriture ». Celle-ci est premiere,
et c’est elle qui rend ensuite possible la realisation d’actes de lecture.
De façon plus habituelle, l’ecriture
est consideree comme la transcription graphique de la sonorite de la
langue. C’est ainsi qu’elle est generalement assimilee a l’oral dont
elle ne serait qu’un etat second, ce
qui n’est pas sans consequence sur
la theorie institutionnelle de l’ecrit
(lecture et ecriture), sur les pratiques sociales, ainsi que sa pedagogie !
Nous rappellerons que pour l’AFL,
loin d’etre un redoublement de
l’oral, l’ecriture doit etre consideree comme une autre langue qui a
des fonctions, des fonctionnalites
et un fonctionnement differents de
ceux de l’oralite.
De ce fait, le lecteur-ecriteur est
bilingue, et l’apprentissage ne peut
se concevoir autrement que dans
et par l’usage effectif de l’ecrit dans
les projets qui accompagnent sa vie
quotidienne.
Meme si la tache est impossible,
nous tenterons de tracer un etat
approximatif des pratiques d’ecriture dans le corps social a partir de
quelques temoignages et constats.
Qui ecrit ?
Pour quoi faire et comment ?
Puis nous essaierons d’envisager
rapidement les pratiques en milieu
scolaire ainsi que les conditions de
son enseignement, et les consequences sur la realite sociale des
pratiques.
AFL 43
TÉMOIGNAGE
Pour essayer d’ancrer nos réflexions dans la réalité, nous parlons ici de pratiques d’ecriture, des
tentatives de chacun pour user de cet outil polymorphe. Ses utilisations sont aussi complexes
que diverses en effet : elles servent des projets tournés vers soi ou vers les autres, poursuivent
des buts artistiques, intellectuels ou purement fonctionnels, peuvent être ressenties comme contrainte ou libération, etc.
Ma premiere « redaction », en CE1, racontait un voyage en train dans la campagne.
Ce fut un succes : la maîtresse, Mme Battista la lut a toute la classe puis je vis mon
cahier du jour passer entre les mains de
tous ses collegues, dans la cour de recreation. Meme le directeur, M. Martin, repute
pour les coups de regle qu'il administrait a
ses eleves, chaussa ses lunettes et se plongea dans ma petite histoire en hochant la
tete d'un air tres serieux.
Je decouvris, ce jour-la, l'existence d'un espace de creation et de liberte auquel on
accedait par l'ecriture et la lecture. J'en fus
rassuree.
Je continue a explorer cet espace qui
s'avere infini et cela s'apparente a un
voyage en sous-marin : je descends dans
les profondeurs ou sont tapis les idees, les
souvenirs, les sensations. Je les ramene a la
surface, quelques fois ils remontent tout
seuls, comme des poissons morts. Et le travail commence, les idees s'associent, les
personnages se dessinent et reclament
leur liberte, les histoires tombent dans des
impasses, bifurquent.
Parfois, un peu decouragee, je laisse tout
en plan. Je n'ecris plus. A la place, je lis ce
que d'autres ont ecrit. Je decouvre des
fonds sous-marins encore plus inconnus
qui vont laisser leur marque sur mon esprit, l'enrichir, le perturber...
Mais la necessite d'ecrire revient toujours.
Pas forcement pour etre lue : il y a une
ecriture qui s'apparente a faire le menage
LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 2
dans ma tete. Je sors tout, je trie, je classe,
histoire d'y voir plus clair, de tenter de
comprendre ce qui se passe.
Je range l'atelier. Et apres, je bricole.
Ce que je fabrique n'est pas souvent satisfaisant mais je le garde, j'y reviendrai peutetre, je le regarderai avec un autre etat
d'esprit, une autre lumiere, je le transformerai.
Est-ce une distraction ? Une occupation
pour oublier le temps qui passe, la maladie
et la mort qui arriveront forcement, tout ce
qui est bancal chez moi, toute cette souffrance partout...
Non, j'ecris en immersion dans ce bazar, je
l'observe minutieusement. Puis, je cesse de
raisonner. Je ne cherche plus a donner un
sens. Je laisse faire et ce que je produis
m'echappe.
Je lis mon texte comme si je le decouvrais.
Comme si un inconnu l'avait ecrit.
C'est un inconnu qui l'a ecrit.
Ecrire revele les richesses, les poubelles,
les constructions illusoires de mon esprit.
C'est un acte miroir.
La realite s'y reflechit et perd de son epaisseur. Elle devient plus fluide, moins solide.
Je n'appelle plus un chat un chat. Peut-etre
que le chat n'est pas si chat que ça, si je le
regarde bien, si j'attends un peu...
Et j'espere que dans la vie, que je n'ose
plus appeler « la vraie », ma vision des
choses devient un peu plus souple.
Si ecrire servait a ça, ce serait deja fantastique.
Sylvie Choisnet
TÉMOIGNAGE
1978. CM2.
« Decrivez votre jardin en 20 lignes. »
C’etait la consigne du maitre.
Devoir a rendre pour lundi.
Dimanche, 16h, quatre lignes ont peniblement emerge de ma tete et j’ai beau les recompter, elles ne se multiplient pas sur la
feuille.
Ma mere s’approche et relit mes pauvres
mots : sujet, verbe (« etre » dans la plupart
des phrases), complement, pas d’adjectif,
ni de mot de liaison, ni d’adverbe.
Je n’avais plus peur. Moi, la scientifique,
j’etais aussi capable d’ecrire ? Ce n’etait
pas reserve a certains, les litteraires ? Le
monde n’est donc pas partage en deux :
fille ou garçon, scientifique ou litteraire,
blanc ou noir ? Premiere revelation.
Quelques annees plus tard, en quatrieme,
le professeur de français me fait decouvrir
un nouveau genre litteraire : le journal intime. Ce sera ma seconde revelation.
Avant l’adolescence, on aime vivre sous le
regard de sa famille. Mais durant cette periode de bouleversements, on s’en soustrait.
Le besoin vient alors d’ecrire, juste pour
moi, sans avoir de comptes a rendre a personne, pour organiser mes pensees si compliquees. Mon texte n’est pas destine a etre
lu par autrui.
« Tu veux que je t’aide ? »
Je pense « Oui, au secours, je ne sais pas
comment faire, j’ai pas d’idees, pas de methode, aucune inspiration » et « Non, tu vas
me donner tes mots riches, d’adultes et le
maître verra bien que ce ne sont pas les
miens. »
« Oui, j’y arrive pas.
- Tu n’arrives pas a quoi ?
- Ben, a faire vingt lignes.
- Ferme les yeux.
- Pour ecrire ???
- Non, pour entrer dans le jardin.
- Mais on n’a pas de jardin !!!
- Invente-le dans ta tete. Et observe. Respire. Ecoute. Entre dans le jardin. Promene
-toi. Tu le vois ? Raconte-moi.
- Il y a une allee, a droite un immense rosier et a gauche un potager.
- Bien. Commence a ecrire maintenant.
Utilise tes sensations, tes emotions, utilise
tes sens, ressens. Et ecris. Mais n’ecris pas
comme tu parles, emploie des mots plus
riches. Je t’aiderai a les chercher. »
Ce jour-la, a 20h, j’avais ecrit 17 lignes
dont j’etais fiere. Ma mere m’avait montre
un chemin possible pour ecrire, une voie.
Elle m’avait guidee, pas a pas. Elle m’avait
donne quelques cles pour ouvrir un nouveau monde : l’ecriture.
LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 3
-1Le bullet journal, bujo pour
les intimes, est
un systeme
d’organisation
et de gestion de
taches a la
mode depuis
quelques annees. Il permettrait d’ameliorer sa productivite, d’eviter la
procrastination,
d’etre plus organise.
Pour Julien Green (1954), l’ecriture intime
vise a « justifier sa vie ».
Depuis, j’écris.
J’ai rejoint le club des diaristes, ces huit pour
cent de Français pour lesquels écrire est devenu une pratique ordinaire.
J’écris pour moi. Mes raisons ont évolué au
fur et à mesure des années.
Quelquefois, l’écriture devient vitale : j’écris
ou j’étouffe. Un tourbillon de pensées m’envahit, alors je mets des mots dessus, elles
sortent de ma tête et se posent enfin sur le
papier. Je suis libérée.
Je suis ma seule lectrice. Relire me rappelle
le chemin parcouru, mes hésitations, mes
tristesses, mes colères, mes joies, mes désespoirs, mes décisions, ma vie.
C’est une pratique de l’écriture de soi. N’estelle pas en passe d’être détrônée par le
« bullet journal1», journal sur lequel la vie
n’a pas été encore vécue mais seulement
prévue ?
Pascale Chaumet
LES ÉCRITEURS
Il semble que le fait de l’invention de l’ecriture alphabetique dans un passe tres
proche par rapport a l’existence de l’humanite elle-meme, conduise a se poser la
question de ses usages. Pourquoi l’ecrit ?
Alors que l’oral avait toujours ete suffisant
jusqu’alors ?
Les textes des sociologues, historiens, anthropologues nous apprennent que
l’invention de l’ecriture s’est imposee
comme une necessite a l’humanite pour
representer la realite et exercer des operations intellectuelles et reversibles sur celle
-ci1. On peut certes imaginer des phases
intermediaires ou le reel a pu etre presente sous forme de trace au sol, ou sous l’apparence de petits cailloux, de coquillages,
ou quoi que ce soit d’autre. Toujours est-il
que, in fine, ce sont des symboles totalement arbitraires, ou presque, qui permettent de penser, de « travailler » et de transformer cette realite.
C’est principalement a cette fonction que
nous nous referons quand nous parlons ici
de pratiques d’ecriture. Non sans savoir
que d’autres existent bien evidemment : la
capacite qu’offre ce medium pour conserver et transporter l’information, sa formidable propension a creer des realites virtuelles par la litterature notamment, sans
oublier la force des ideologies et la puissance de la rhetorique2… Mais l’histoire
nous revele que l’ecriture n’a pas ete inventee pour raconter des histoires ni inventer des fictions : il faudra attendre pres
de 1 500 ans avant d’imaginer et de recourir a une telle possibilite !
C’est dire si la dimension « utilitaire », celle
liee a l’exercice de la pensee etayee par un
outil puissant de structuration des informations, est celle qui demeure pour nous
prioritaire dans l’examen que nous portons ici sur les usages contemporains de
l’ecrit.
LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 4
-1La raison
graphique,
Jack Goody,
Editions
de Minuit
-2La septième
fonction du
langage,
Laurent Binet,
Grasset, 2015
-3Etude publiee
dans Le Monde
debut septembre
2016
Une recente etude de l’Observatoire de la
Vie Etudiante3 se basant sur une enquete
« Conditions de vie des etudiants », de
2013, revele les bienfaits de l’engagement
sur la reussite scolaire des etudiants ainsi
que leur sentiment d’integration au sein de
leur universite. On peut, sans grand risque,
postuler que si ces etudiants engages dans
un parti, un syndicat ou une association,
reussissent mieux que leurs homologues
c’est qu’ils maitrisent efficacement les outils de la communication d’informations
(lecture) et ceux de l’organisation de ces
donnees, de leur comprehension et de leur
transformation (l’ecriture). Ils ont de veritables raisons d’y recourir pour servir un
projet de changement social et en construisent alors fonctionnellement un usage de
type savant.
Ceci conforte et rejoint les constats recurrents produits par l’AFL sur le lien etroit
qui unit, dans l’espace social, l’engagement
politique, syndical, associatif, le sentiment
d’integration, et la pratique reguliere de la
lecture et de l’ecriture expertes (Voir p 8).
Peu de nos concitoyens recourent a l’ecriture comme moyen de penser leur propre
existence, leur rapport aux autres et au
monde. Mais, les elites, comme les citoyens
engages, maitrisent elles aussi la lecture
savante qui permet un acces plus rapide et
surtout plus selectif a l’information. Elles
maitrisent de maniere savante l’ecriture
qui autorise la construction de modeles qui
vont soutenir la prise de decisions.
Mais mises a part ces elites et les personnes engagees, les rares ecriteurs que
nous denombrons exercent souvent une
profession liee a l’ecrit (ecrivain, journaliste, etc…). Les autres restent dans la
marge…
D’un point de vue systemique, on doit alors
convenir que ce taux d’ecriteurs est celui
dont a besoin notre democratie pour maintenir ses equilibres internes.
Dominique Vachelard
PRATIQUES SCOLAIRES
Et si l’ecriture n’etait pas enseignee dans
notre pays ? Ou plutot si elle etait, comme
la lecture, enseignee pour autre chose que
ce qu’elle est, et meme pour ce qu’elle n’est
pas ?
A ce sujet, Philippe Meirieu cite par
exemple un eleve de 3eme qui lui a repondu un jour :
“Moi, M’sieur, j’ai beaucoup écrit dans ma
scolarité. On ne m’a jamais répondu !”
Difficile a concevoir, direz-vous, quand on
connait l’agitation institutionnelle qui concerne les apprentissages premiers, la place
accordee a la maîtrise de la lecture et de
l’ecriture a l’ecole, au college, et dans les
discours.
En effet, en ce qui concerne l’ecriture,
l’ecole enseigne essentiellement l’acte
technique qui consiste a former les lettres
de l’alphabet ainsi que certaines formes
d’ecriture unilaterale (narration) qui sont
conçues en lien avec une oralite que l’ecriture vient seulement seconder, en en fournissant la trace graphique.
Une telle proposition peut sembler provocatrice. A moins que l’on ait pu se confronter, de maniere plus ou moins reguliere, a
la realite des “pratiques” de lecture et
d’ecriture de nos concitoyens.
Toutes categories sociales confondues, le
recours a l’ecriture comme outil pour penser la realite est loin d’etre spontane et
automatique dans notre population.
Et il ne s’agit pas, comme pour les tests
type PISA, de mesurer des ecarts de l’ordre
du centieme ou du dixieme de point. Non !
La realite est bien plus cruelle. Le fait que
si peu ecrivent, c’est parce qu’il manque
aux autres l’essentiel, nous l’avons deja releve : des raisons d’ecrire !
Certains sociologues estiment que seul 1%
de notre corps social est appele a prendre
des decisions, et aurait donc besoin de pratiquer les outils conceptuels au niveau expert !
On a un peu l’impression d’enoncer une
evidence avec une telle affirmation, mais
on doit relever que cette question fondamentale des raisons d’ecrire (ou de lire)
n’est jamais evoquee dans les problematiques concernant la pedagogie de l’ecriture.
Nul ne s’en soucie en effet ; les considerations prioritaires sont plutot celles de second ordre : questions de methodes, de
capacites presumees, de calendrier, de didactique, d’evaluations, etc.
LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 5
Dans plusieurs textes precedents, nous
avons rappele cette confiscation de l’ecriture par les classes dominantes a leur profit exclusif et l’usage qu’ils en font dans
l’exercice du pouvoir1.
-1Enseigner les
savoirs experts,
D. Vachelard,
Editions du
Cygne, 2016
C’est l’ecole qui a pour mission de doter la
grande majorite de ses usagers d’un outil
graphique capable d’enregistrer la parole,
sans se preoccuper forcement de la specificite de chacune de ces deux langues, au
fonctionnement pourtant si different.
Le postulat bancaire sur lequel repose son
enseignement considere qu’il convient de
morceler et de simplifier le langage ecrit
en le reduisant a des elements de vocabulaire, de grammaire, d’orthographe, de
conjugaison. C’est la connaissance de ces
derniers qui permettrait d’accomplir une
synthese susceptible de produire alors la
langue ecrite.
Chacun aura compris que cette definition
officielle de la didactique de l’ecrit est en
mesure de tenir a l’ecart de toute maitrise
experte des enfants qui ne seront jamais
confrontes a la necessite d’utiliser l’ecriture pour penser. Et surtout qui ne seront
pas forcement amenes a rencontrer l’ecrit
dans toute sa complexite, ni a apprendre a
acceder a la comprehension de cette complexite ainsi qu’a sa reproduction, a son
apprentissage par impregnation.
Dominique Vachelard
L’ATELIER D’ÉCRITURE
L’atelier d’écriture, tel qu’on se le représente habituellement et tel qu’il est présenté ici, évoque
en général l’écriture créative, avec la recherche d’une certaine esthétique, le travail sur les mots,
la langue, etc. ainsi que l’introduction de contraintes d’écriture (comme l’OULIPO).
Mais on ne peut oublier que cet outil peut permettre aussi d’accéder à l’analyse de sa propre
condition (d’opprimé) et autoriser l’expression de points de vue contestataires, comme l’ont démontré, en des lieux divers et à des époques différentes, Louise Michel, emprisonnée en Nouvelle
Calédonie, avec les Canaques, ou encore Paolo Freire avec les paysans analphabètes du Brésil 1.
Mais qu’est -ce qui les pousse ? Qu’est-ce
qui les fait se precipiter vers ce lieu, vers
ce groupe humain que constitue l’atelier
d’ecriture?
Le mot , a lui seul, sent un peu la bricole,
la debrouille, l’artisanat , le “pas–parfait”,
en tout cas. C’est vrai. Comment appeler
celui qui frequente un atelier d’ecriture…
Surement pas un ecrivain, pas non plus
un ecriteur…
Si l’on parle volontiers de l’atelier du
peintre, celui qui se frotte a l’ecriture, et
que j’ai decide d’appeler, car il me faut un
mot pour parler de cette race,
“l’ecriventeur”2, on l’imagine plutot dans
sa tour d’ivoire, au milieu de livres et de
plumes (a la façon de Montaigne) ou a
present devant son ordinateur, mais toujours seul, confronte a lui-meme et libre
aussi… libre, du genre dans lequel il va
faire s’epanouir son texte (narration,
poesie, theatre, essai …), du theme qu’il
va traiter, des mots qu’il va choisir…
Or, qu’en est-il de l’Atelier d’Ecriture ? Un
animateur, forme en principe a cette pratique, aura prealablement prepare avec
soin sa seance, et va pour mener a bien sa
tache, proposer toutes sortes de contraintes, auxquelles les membres participant, qui sont de gentils eleves, vont s’efforcer de se plier et de repondre. L’ecriture s’en trouve guidee, la liberte de
l’écriventeur, un peu surveillee.
Serait-ce que notre écriventeur aurait besoin de restrictions a tout prix , besoin ne
d’une vieille habitude scolaire a laquelle il
a pris du plaisir ( a n’en pas douter, l’écriventeur aime la langue, les mots, aime
ecrire et jouer) et dont il a aussi aime le
carcan au point qu’il ne sache plus s’en
defaire?
-1Paolo Freire,
Pédagogie des
opprimés,
La Decouverte,
1982
-2Écriventeur :
un ecrivain qui
n’en n’est pas un,
mais qui invente
quand meme de
jolies choses et
qui les ecrit.
-3“Ecrire, c’est
aussi ne pas
parler,
c’est se taire.
C’est hurler
sans bruit.”
Écrire,
Marguerite
Duras,
Gallimard, 1995
Serait-ce qu’il manquerait a ce point de
confiance en soi, qu’il ait besoin d’un chemin balise, ou bien que l’angoisse de la
page blanche soit trop forte ?
Serait-ce des garde-fous qu’il s’en viendrait chercher, epouvante par l’infini des
possibles que lui procurerait l’ecriture?
Nous pourrions penser que ce genre de
pratiques induise une uniformite dans les
productions.
Il n’en n’est rien.
A l’interieur d’un meme cadre, les sensibilites se devoilent, uniques. Comme quoi
l’atelier favorise , meme au sein d’un
groupe, une ecriture intime, une revelation de “chaque moi”.
Et, peut-etre est-il plus rassurant d’explorer et de se trouver confronter a ce que
l’on est vraiment, a ses desarrois, a ses
doutes au milieu d’autres comme soi, que
dans la solitude de sa tour d’ivoire,
comme il est surement plus facile, moins
douloureux, de « hurler sans bruit3 », a
l’interieur du groupe.
Cécile Leyreloup
LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 6
ÉCRIRE
Ecrire. Je ne peux pas. Personne ne peut.
Il faut le dire, on ne peut pas. Et on ecrit.
C’est l’inconnu qu’on porte en soi ecrire,
c’est ça qui est atteint. C’est ça ou rien. On
peut parler d’une maladie de l’ecrit.
Ce n’est pas simple ce que j’essaie de dire
la, mais je crois qu’on peut s’y retrouver,
camarades de tous les pays.
Il y a une folie d’ecrire qui est en soimeme, une folie d’ecrire furieuse mais ce
n’est pas pour cela qu’on est dans la folie.
Au contraire.
L’ecriture c’est l’inconnu. Avant d’ecrire,
on ne sait rien de ce qu’on va ecrire. Et en
toute lucidite.
C’est l’inconnu de soi, de sa tete, de son
corps. Ce n’est meme pas une reflexion,
ecrire, c’est une sorte de faculte qu’on a a
cote de sa personne, parallelement a ellememe, d’une autre personne qui apparait
et qui avance, invisible, douee de pensee,
de colere, et qui quelquefois, de son
propre fait, est en danger d’en perdre la
vie.
Si on savait quelque chose de ce qu’on va
ecrire, avant de le faire, avant d’ecrire, on
n’ecrirait jamais. Ce ne serait pas la
peine.
Ecrire, c’est tenter de savoir ce qu’on
ecrirait si on ecrivait — on ne le sait
qu’apres — avant, c’est la question la
plus dangereuse que l’on puisse se poser.
Mais c’est la plus courante aussi.
L’ecrit ça arrive comme le vent, c’est nu,
c’est de l’encre, c’est l’ecrit et ça passe
comme rien d’autre ne passe dans la vie,
rien de plus, sauf elle, la vie.
Marguerite Duras
Écrire, Gallimard, 1995
LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 7
QUELLES PRATIQUES ?
Écrire, oui. Mais pour quoi ? Et pour qui ?
On suggère que l’on peut écrire pour soi ou pour les autres, pour être lu ou non, pour communiquer ou
pas, pour enseigner, etc. Mais qu’en tout cas, puisque la langue écrite se différencie de l’oralité notamment par son aspect conscient et volontaire, il existe toujours, à l’origine, une intention, des raisons véritables d’utiliser l’écriture plutôt que la parole.
Et c’est probablement bien là que l’école traditionnelle se trouve confrontée à ses propres contradictions, résultat du gouffre qui sépare ses nobles intentions et ses pratiques réelles.
DES ESPACES À INVESTIR
ÉCRITURE PERSONNELLE, PROFESSIONNELLE ET SCOLAIRE
Ecrire, c'est vivre l'experience de transformation du reel et le mettre a distance.
Durant le processus d'ecriture, les idees
s'ordonnent et de nouvelles naissent.
La pensee se decouvre, se traduit, s'approfondit, se clarifie, se developpe, se
structure...
Écrire pour soi
Ecrire pour planifier. Ecrire pour consigner ses pensees, ses idees, ses experiences.
Ecrire pour analyser, comprendre une
situation, le monde, la vie.
Ecriture cathartique
d'emotions.
pour se liberer
Ecrire pour se recentrer, pour mieux se
connaître.
Ecriture creatrice pour imaginer, sublimer le reel, pour le plaisir des mots, choisis avec soin ou surgis malgre soi.
Des ecrits intimes dont des fragments se
communiquent parfois. Des feuilles volantes et des petits carnets ou des documents numeriques dans un dossier.
LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 8
Écrire pour communiquer
Qui ecrit et pourquoi ?
De quels espaces d'ecriture dispose le citoyen ?
Quelles pratiques d'ecriture peut-il investir ?
Hormis la correspondance privee (peut-on
encore parler d'art epistolaire ?), il est possible d'ouvrir un blog sur Internet et de
poster des billets, d'ecrire des commentaires sur les blogs deja existants et les reseaux sociaux, de rediger une petition,
d'ecrire une lettre a un elu, d'envoyer une
lettre au Courrier des lecteurs d'un journal.
Il s'agit d'espaces d'expression dans lesquels on ecrit pour etre lu, pour exprimer
des idees, des opinions ou emettre des critiques, des demandes, des propositions.
Écrire lorsqu'on est enseignant
Une fois son memoire redige, quels sont les
ecrits professionnels de l'enseignant ? La
plupart du temps, il va s'agir de courts
textes fonctionnels : rediger le deroulement d'un projet, d'une seance, des bilans
scolaires, des mots pour les parents...
QUELLES PRATIQUES ?
Les pratiques d'ecriture peuvent donc varier d'un enseignant a l'autre car elles vont
dependre de son investissement personnel.
Quelles autres pistes d'ecriture s'offrent a
l'enseignant ?
L'AFL propose l'utilisation de circuitscourts lors des formations. Le groupe departemental ICEM-Freinet a, ainsi, experimente l'ecriture d'articles, sur un theme
commun, ainsi qu'un debat, a la suite de
la lecture des ecrits de chacun. Ce procede permet un gain de temps puisque la
connaissance des textes est possible en
une dizaine de minutes.
Écrire à l'école
Quelles activites proposer aux enfants ?
Le debat, nourri des apports de chacun,
peut etre plus fecond et approfondi. Cependant, cette pratique deroute. Il peut,
en effet, etre impressionnant et couteux
d'ecrire pour etre lu lorsque nous n'en
avons pas l'habitude, meme si l'on enseigne l'ecriture !
Suivant l'engagement des enseignants, la
presse syndicale et le militantisme pedagogique sont egalement des pistes.
Expérience des monographies1
Dans une pratique de pedagogie institutionnelle, les enseignants ont, en effet, la
possibilite d'ecrire des monographies et
de les partager.
L'enseignant est encourage a prendre des
notes sur les eleves et la vie de sa classe.
Il va ensuite rediger un texte personnel,
descriptif et narratif sur la realite de sa
classe qui va etre ensuite lu par des pairs,
pour partager sa pratique et sa reflexion
theorique, dans le cadre de reunions ou
sur un site Internet.
LISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 9
Pour depasser le simple encodage de l'oral
et travailler les particularites de l'ecrit, des
exercices ritualises et la litterature comme
support d'apprentissage seront d'un grand
secours (voir Les savoirs experts, Dominique Vachelard, chapitres V et VI).
-1Étude détaillée
sur un point
spécial
d'histoire,
de science, sur
une personne,
sa vie, etc.
Parmi les techniques Freinet et de Pedagogie institutionnelle, citons l'ecriture des
textes libres ou des comptes-rendus de
sorties qui paraîtront dans le journal de
classe ainsi que l'ecriture de critiques, de
propositions et de felicitations qui seront
lues et debattues lors du conseil cooperatif
hebdomadaire. Ces pratiques donnent un
statut a l'enfant et du sens a l'activite : liberte d'expression, place dans le groupe,
situation d'ecriture authentique.
Terminons avec quelques points, concernant l'ecriture, extraits des nouveaux programmes : ecrire quotidiennement, possibilite de s'appuyer sur des textes lus qui
seront des modeles a partir desquels proposer une variation, une imitation et recourir a l'ecriture pour reflechir et pour
apprendre.
Jenny Sauvadet
COMPRENDRE LES ÉCRITURES
Nous publions ci-dessous, avec son consentement et en toute exclusivité, un extrait du prochain
ouvrage de notre ami Jean-Pierre Lepri qu’il a bien voulu nous confier :
Au commencement est l’ecriture… Sans ecrit, il n’existe pas de lecture.
De la nature et de la conception de l’ecriture decoulent
une representation et une conception de l’acte de lire.
Il n’est pas nécessaire de lire parfaitement
chaque mot pour comprendre
Il s’est beaucoup ecrit sur les ecritures.
Effectivement, le sujet est complexe :
glyphes, hieroglyphes, ideogrammes, logogrammes, pictogrammes… alphabets
syllabiques, consonantiques, complets…
alphabets arabe, hebreu, ethiopien, indien et derives, latin, grec, cyrillique…
sans compter l’ecriture cuneiforme, runique… En schematisant a l’extreme, on
reconnaît toutefois deux grandes conceptions generales de l’ecriture.
Pour certains, l’ecriture est une transcription de la parole, du langage. Ce type
d’ecriture apparaît vers 3300 avant notre
ere, avec le recours a l’alphabet, et son
histoire s’acheve vers 750. L’ecrit, ici,
transcrit les phonemes, « rend visible le
langage oral ». C’est encore, actuellement,
la conception dominante, donc statistiquement la plus partagee et la plus divulguee. La lecture est consideree alors
comme le processus inverse : reconstituer correctement le langage oral.
Pour d’autres, sans doute moins nombreux, endigues et minores, l’ecriture est
l’expression d’une pensee, d’une idee,
d’une histoire... Ils se referent notamment
aux ecritures utilisant des glyphes, des
hieroglyphes, des logogrammes, des ideogrammes… Mais d’autres convoquent
aussi les « dessins » ou les bas-reliefs qui
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content une histoire – telles, par exemple,
ces mains negatives que l’on trouve dans
les grottes Chauvet, Gargas, Pech Merle et
Cosquer, en France, mais aussi en Ameriques, Australie, Nouvelle-Guinee, Europe
et Afrique du Nord. Auquel cas, l’ecriture
existe alors depuis plus de trente mille ans.
Dans ce cadre, la lecture est egalement le
processus inverse : reconstituer la pensee
qui y a ete inscrite.
Ces deux analyses semblent fondees, indiscutables. L’alphabet a bien tente de codifier en elements graphiques des phonemes. Mais, en tout etat de cause, parler
veut dire : dire « quelque chose ». Et ecrire
ce parle, cette parole, veut dire enregistrer
aussi ce « quelque chose ». Il y a bien une
intention de sens dans le langage (parle) –
que d’ailleurs l’ecrit ne pourra noter completement. « Illusion d’ecrire et de lire de
la parole. L’alphabet grec ne note ni la longueur de toutes les voyelles, ni l’accent tonique, aussi n’est-il complet qu’en sa graphie des consonnes et des voyelles. "Quel
beau temps !", selon le ton, dira un ciel noir
charge ou d’un ete indien l’azur inattendu. » Et d’ailleurs, « les premiers textes
ecrits apres que les Grecs eurent redecouvert l’ecriture etaient de nature poetique » [et non seulement la memoire de
provisions entreposees]. Dire ce parle ecrit
n’est qu’une maniere detournee d’en venir
finalement au sens de ce qui y a ete transcrit – et en ce cas, pourquoi ne pas acceder
directement a ce sens ?
COMPRENDRE LES ÉCRITURES
« Noter la phonetique d’une langue est une
façon d’infeoder l’ecriture a un idiome precis. Car pour comprendre ce qui est alors
ecrit, il faut non seulement connaître le
code de l’ecriture, mais aussi la langue
transcrite. Dans un systeme ideographique, chacun peut, a condition de maîtriser le code semantique, lire les signes en
n’importe quelle langue. » « "4" ecrit une
entite arithmetique dans laquelle n’importent pas plus les six elements q, u, a, t, r, e,
qui l’ecrivent aussi, que la langue dans laquelle elle est prononcee. »
Considerer la lecture comme reconstitution d’une parole fait que nous pouvons
« lire une phrase sans la comprendre,
meme si nous en reconnaissons tous les
mots. [Dans cette perspective,] lire n’est
pas identique a comprendre. Avec l’alphabet [latin], on peut tout lire sans rien comprendre. » Je ne connais pas le hongrois et
meme si on me dit comment prononcer
correctement chaque lettre (de l’alphabet
latin), je ne comprendrai pas davantage le
mot ecrit. En revanche, je comprends
l’assemblage de lettres, au-dessus d’un magasin, lorsque je suis a la recherche d’une
pharmacie – sans savoir, pour autant, prononcer cet assemblage de lettres. C’est une
evidence troublante : l’Europe utilise majoritairement le meme alphabet latin, mais
les langues ecrites europeennes nous restent incomprehensibles. Alors que la Chine
utilise la meme ecriture ideographique et
des millions de personnes, parlant des
langues differentes, la comprennent. Meme
alphabetique, une ecriture reste primaire-
ment et primordialement ideographique –
c’est le fondement meme des ecritures :
grapher (laisser la trace graphique) d’un
message, d’un sens.
Aussi, ces deux conceptions des ecritures
ne s’opposent pas vraiment – au plan conceptuel. L’ecriture alphabetique est un
simple episode – de quatre mille ans
certes, mais annexe et revolu – de l’ecriture ideographique (et non un tout, independant et exclusif du reste). L’ecriture
alphabetique a tout autant cherche, au
fond, a enregistrer du sens. Car quel interet y aurait-il vraiment a n’enregistrer que
du son ? L’invention et le developpement
de l’alphabet peut etre considere comme
un progres – surtout a ses debuts, quand
l’ecriture etait veritablement et exclusivement phonetique. Mais, meme phonetique,
l’ecrit etait encore l’expression d’une pensee, d’un sentiment, d’une idee. Se centrer
sur la lettre, la syllabe ou le mot – comme
le propose la vision phonocentriste de
l’ecriture –, ce n’est pas se centrer veritablement sur le sens.
Depuis plus de trente mille ans, l’ecriture
est une langue a part entiere, a forme solide et visible, a la difference d’une autre
langue, orale, volatile et audible – independamment de la tentative de transcrire
cette derniere avec des alphabets. Considerer l’ecriture pour ce qu’elle est – l’expression d’une pensee [et non la transcription
des sons verbalisant cette pensee] – apparaît comme la voie la plus juste et la plus
directe de la lire et d’apprendre a la lire.
À paraître fin septembre 2016 :
Lire se livre, Jean-Pierre Lepri, editions Myriadis, 2016, 265 p.
Bande-annonce (1 min) : https://youtu.be/RKYqCM6W8Dg
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Jean-Pierre Lepri
ÉCRITURE INTERACTION & COMMUNICATION
Nous avons precedemment aborde la communication ecrite sous l’angle des theories
de l’esthétique de la réception afin de montrer que les connaissances inherentes a
celles-ci sont susceptibles d’affecter considerablement le niveau d’efficacite de cellela1. Ainsi avons-nous souligne l’importance
tenue par le registre analogique dans
toutes les formes de communication, notamment le role de la mise en texte, en
page et en imprime, ainsi que l’importance
du contexte pour elever la qualite de la
communication empruntant le support
ecrit.
ÉCRIRE,
PROCESSUS HAUTEMENT INTERACTIF
Cette approche a revele le caractere hautement interactif de l’activite de lecture (et
d’ecriture) : il s’agit tout d’abord, selon la
psycholinguistique, du systeme textelecteur, c’est-a-dire d’une mise en relation
de l’information visuelle et de l’information non visuelle. Il s’agit aussi de l’interaction entre les registres digital et analogique qui caracterisent toute forme de
communication.
L’ecrit presente en effet la particularite
d’etre porteur d’une double communication : celle sur le contenu du message avec
les mots arbitraires du langage et toute la
syntaxe qui le caracterise, et celle concernant la maniere dont doit etre compris le
contenu. Il convient pour cela d’admettre
que toutes nos communications ne se valent pas en terme de contenu : certaines
sont particulierement chargees de sens,
notamment celles ayant recours au medium ecrit.
En revanche, nombreux sont nos echanges,
a l’oral principalement, qui sont presque
entierement dedies a la communication
analogique et ne portent donc qu’une
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charge relationnelle : ils sont destines a
nous rassurer sur l’etat de nos rapports
avec nos concitoyens, sur l’image qu’ils se
font de nous-memes. Sont ainsi vides de
sens au niveau du contenu toutes les civilites, les formules de politesse, tous les
echanges quotidiens autour de la banalite
de l’actualite en general (fais divers, meteo, nouvelles des proches, etc.).
-1« Accroître
l’efficacite de la
communication
par l’ecrit »,
Liseron n° 24,
avril 2014
et
Actes de Lecture
n° 134
septembre 2016
En ce qui concerne maintenant le passage
a l’acte d’ecriture c’est-a-dire le travail et la
mise en forme d’une pensee : puisqu’on se
trouve dans un domaine complexe, on retrouve naturellement l’interaction, celle
qui se joue entre l’ecriteur et le texte qui se
construit peu a peu.
C’est en effet un processus hautement dialectique qui caracterise cette construction
progressive d’un sens. Prenons-en pour
preuve le nombre de corrections, de modifications de la structure, de reecritures qui
caracterisent le travail de mise en texte. Et,
si c’est indeniablement l’ecriteur qui produit son texte, on doit necessairement
prendre en compte le fait que ce meme
texte lui renvoie peu a peu une structure,
une organisation qui se profile, qui s’elabore graduellement. De cette structure
emergera, au terme de ce proces
d’echanges d’informations, un savoir nouveau, un regard autre porte sur une realite
que l’ecriture aura permis de comprendre
et transformer.
Il est necessaire de considerer alors que la
main est, dans ce cas, le prolongement direct de l’intellect : ce dernier s’appuie
constamment sur cette bequille exterieure,
sur cet instrument d’organisation, et
amende sans cesse, au fur et a mesure
qu’elle apparaît devant ses yeux, la pensee
en train de se construire. Rien en effet ne
semble prepare a l’avance, si ce n’est peutetre une vague idee, un projet d’ecriture,
dont l’ecriteur ne connaît ni les limites, ni
les contenus precis : c’est l’interaction qui
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œuvre, et il serait tres risque de vouloir
designer ce qui releve de l’initiative propre
de l’auteur de ce qui apparaît lors du
« travail » sur le materiau semantique et
linguistique.
Ce texte produit peut alors etre considere
comme un reflet des contenus interiorises
des registres digital et analogique de la
communication : l’ecriteur a un message
qui est en train de se construire, il utilise a
la fois les mots du langage et tous les procedes visuels a sa disposition pour que le
sens soit visuellement accessible a un lecteur (et d’abord a lui-meme).
Suite au processus interactif decrit ciavant, on peut raisonnablement avancer
l’idee que le texte correspond peu a peu a
une projection spatiale de l’organisation
interne de la pensee de l’ecriteur. On connaît les nombreuses manifestations externes de la culture ecrite qui caracterise
notre monde occidental : l’organisation des
espaces de travail, des espaces de vie, de
consommation, de loisirs, etc. suivant les
codes et normes de la page graphique qui
s’imposent probablement en raison de leur
forte propension a produire de la structure. Il n’y a alors rien d’etonnant a pretendre que la page ecrite produite par un
auteur soit proche de l’image de son fonctionnement intellectuel.
Pour pretendre a l’efficacite, l’ecriture doit
se soumettre a l’utilisation stricte des
regles typographiques et orthographiques,
puisqu’elles rendent possible l’identification rapide des groupes de signes, et donc
celle, concomitante, du sens du message.
Nous souhaitons aussi souligner aussi l’importance de la dimension psychomotrice
de l’activite, parce que la qualite de formation meme des lettres est une condition
prealable a tout debut de communication
par l’ecrit. C’est d’ailleurs a cette seule
fonction que se resume le concept d’ecriLISERON n° 31 - Octobre 2016 - p. 13
ture dans les representations dominantes :
apprendre a ecrire se resume bien souvent
a apprendre a former correctement les
lettres de l’alphabet !
On est alors dans une representation simpliste des apprentissages, celle d’un eleve
exerçant une action sur un materiau : former des lettres sur un support a l’aide d’un
outil de marquage, mais sans que l’on considere qu’il soit lui-meme apte a apporter
quelque chose de personnel a cette activite. C’est, selon Bachelard, ignorer que
« quand il se presente a la culture, l'esprit
n'est jamais jeune. »
Il nous est en effet indispensable d’adopter
une representation complexe de l’activite
d’ecriture, seule susceptible de prendre en
compte a la fois le materiau linguistique
certes, mais aussi et principalement, les
raisons et intentions d’ecrire de l’auteur
ainsi que, par la meme occasion, le fait que
l’enfant qui ecrit inscrit cet acte dans toute
une serie d’autres actes qui constituent a la
fois son histoire, sa vie sociale et sa culture
personnelle.
L’ANALOGIQUE,
REFLET DE LA STRUCTURE COGNITIVE
Ces remarques nous conduisent a distinguer deux types de textes crees, suivant le
support et le systeme de marquage qui
sont utilises. Pour le texte produit sur un
clavier, pas de probleme de lisibilite, au
sens de qualite de formation des caracteres ecrits. Le texte prend generalement
directement la forme souhaitee (surtout si
on utilise une PAO), et les differents jets,
les differentes etapes disparaissent completement. Seule est proposee a la lecture
la derniere version actualisee.
Au contraire, dans une production manuscrite, les differentes corrections, deplace-
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ments de blocs, sont visibles et renseignent un peu sur le cheminement de la
pensee. La, la qualite de la formation des
lettres est primordiale, et ceci d’autant
plus que le theme du texte est eloigne des
preoccupations habituelles de celui qui
doit le lire. En effet, en presence d’une graphie defectueuse, le lecteur doit faire fonctionner encore plus sa capacite d’anticipation pour compenser avec de l’information
non visuelle la carence en information visuelle.
Mais ce n’est pas la le seul effet. L’apparence meme du texte produit de façon manuscrite, parce que porteuse de la communication analogique nous renseigne sur
l’aspect interieur de la structure cognitive.
On se trouve parfois en presence de pages
ecrites ou n’existe aucune hierarchie : tout
est place et ecrit au meme niveau, de la
meme façon. Il arrive que des parties differentes soient melangees, qu’aucune organisation ne soit apparente. Le lecteur a du
mal alors a anticiper un contenu a partir
des elements visuels qui lui apparaissent
de maniere globale, il lui est impossible de
situer le texte qu’il lit dans l’univers des
textes qu’il connaît. Et lorsque, de plus, la
graphie est defectueuse, alors la lecture
devient impossible.
Comme annonce ci-dessus, le plus preoccupant, dans ce cas, c’est l’etat suppose de
la structure cognitive de l’enfant producteur de tels types d’ecrits. On peut par
exemple imaginer, dans ce cas, un dysfonctionnement qui affecterait la capacite a categoriser, c’est-a-dire a classer mentalement les elements en fonction de leurs ressemblances ou differences avec le prototype de chaque categorie.
Cette capacite est determinante dans
toutes les activites liees aux perceptions et
a la comprehension, c’est-a-dire a l’interaction entre les elements exterieurs et les
connaissances deja acquises. Toutes les
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prises de decision lui sont egalement subordonnees, tant elles impliquent la totalite du savoir et son formidable pouvoir de
mise en interrelation de toutes les categories grace aux milliards de connexions
neuronales.
L’apprentissage, par exemple, consiste, en
un renforcement de la mise en reseau, c’est
-a-dire d’une mise en relation de l’experience nouvelle avec des elements plus anciens stockes en memoire et qui vont devoir etre revisites. Nous nous referons ici
aux neurosciences et notamment au concept de plasticité neuronale qui designe
l’extraordinaire propriete dynamique que
presente le cerveau, capable de perpetuelles reconfigurations.
Il est alors possible que, dans le cas que
nous considerons, ce soit cette propriete
qui soit partiellement atteinte. Ou encore
que l’incertitude regne au niveau de la hierarchie des categories entre elles : l’ecriteur peut n’etre pas particulierement conscient de l’existence et meme de la necessite
d’une hierarchie, ce qui fait que toutes les
informations sont mises au meme niveau.
D’ou l’impossibilite a degager, du chaos
que represente l’ensemble de son savoir,
l’essentiel qui permet d’adapter son comportement a une situation donnee.
A contrario, nous sommes souvent mis en
presence de pages d’ecriture produites par
des ecriteurs qui disposent d’une structure
cognitive parfaitement adaptee a l’activite
intellectuelle, avec des categories toujours
en evolution, mais clairement definies, une
hierarchie, meme provisoire de ces categories et la capacite a les mettre en reseau.
Ceci apparaît avec des ecrits correctement
disposes, portant des titres et parties identifies, donc disposant d’une hierarchie visible, avec une ecriture manuscrite suffisamment precise pour permettre au lecteur de saisir les indices necessaires a sa
lecture.
ÉCRITURE INTERACTION & COMMUNICATION
On se rend compte, a ce stade de l’expose,
que cette capacite a presenter un document ecrit, bien souvent delaissee ou investie d’une importance toute secondaire,
pourrait etre en realite la manifestation
exterieure du fonctionnement interne de la
structure cognitive douee de cette formidable capacite a l’interconnexion de toutes
les categories. Chacun peut imaginer l’interet pedagogique que peut presenter ce
type d’approche dans la pratique pedagogique quotidienne.
Difficile, en effet, de considerer la presentation du travail comme allant de soi, ni
surtout comme un prerequis aux apprentissages, ce qui est pourtant si souvent implicite dans la relation enseignant/
apprenants. Impensable, en effet, d’exiger
a priori d’enfants en situation d’apprentissage, connaissant ou non des difficultes
(notamment d’ordre spatio-visuel), une
presentation tres soignee de leur travail
ecrit, c’est-a-dire tout ce qui ressortit a la
communication analogique (hierarchies,
alignements, ponctuation, qualite de la formation des signes, etc.). Cette organisation
se manifestera progressivement lorsque se
construiront et s’affineront peu a peu les
elements internes de structuration de la
pensee : categories, relations inter categorielles, etc.
Il semblerait qu’il y ait, a cette occasion,
inversion de causalite : la clarte apparente
d’un travail produit ne serait pas a l’origine
de la reussite, mais devrait etre consideree
plutot comme la consequence d’un raisonnement, d’une structure, de hierarchies,
bien en place. Contrairement a la logique
scolaire habituelle, cette capacite ne depend pas de la volonte de l’apprenant, ni
de son desir de bien (ou mal) faire, elle ne
se situe pas a l’origine des apprentissages,
pas plus qu’elle ne sert leur realisation ;
elle n’est qu’une consequence, visible,
d’une sequence d’apprentissages reussis,
lors de l’utilisation de l’ecriture, par
exemple, qui sert de moteur et de guide a
la pensee reflexive.
Dominique Vachelard
Pour tester le logiciel ELSA :
http://www.elsa-afl.com/
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