É D I T O R I A L Plaidoyer pour la création d’un Observatoire indépendant en chirurgie de l’oreille ! M. Barthez* “ l vaut mieux ne rien faire et passer pour un imbécile plutôt que d’opérer et ne laisser plus aucun doute à ce sujet.” Cette phrase, placée en guise de conclusion par un grand professeur à la fin de sa présentation sur l’otospongiose, m’a fait bondir, en silence bien sûr. Si je ne suis pas intervenu, c’est d’abord par respect, et ensuite pour éviter toute polémique, car ce n’est pas là mon propos. Et pourtant… Cette présentation ne pouvait pas ne pas vanter l’immense talent chirurgical de son auteur et ses excellents résultats, associés à la quasi-absence (on n’ose pas dire l’absence totale) de complications. Cette phrase donnait donc la désagréable sensation d’une entreprise de déstabilisation, pour ne pas dire de mystification et d’intimidation. On n’avait pas, au passage, manqué de rappeler les risques de cette chirurgie et la nécessité du fameux “consentement éclairé”, pas plus que de souligner les implications médicolégales d’un “pépin” éventuel. Le modeste ORL de quartier que je suis aimerait toutefois apporter sa contribution à ce qui devrait être une réflexion, si possible sur une base scientifique. Si la chirurgie est si difficile que cela, les grands maîtres qui nous le rappellent régulièrement ne sont tout de même pas nés avec tout de suite vingt ans d’expérience. S’il est certes utile d’avoir une telle expérience pour parler d’un sujet, son absolue nécessité pour opérer m’apparaît plus discutable. Il me semble que, là, c’est davantage la qualité de la formation que l’on a reçue qui est déterminante. Quels ont été les débuts de ces grands maîtres de l’otospongiose ? N’y a-t-il pas eu une première fois ? Si ce que l’on nous dit est vrai, cela doit pouvoir être prouvé scientifiquement par la publication des premiers résultats de ces grands patrons qui nous gouvernent. Quels ont été les résultats des débuts du Pr X., aujourd’hui grand chirurgien hyperexpérimenté ? Si l’on écoute ce qu’il nous dit, on ne peut s’empêcher de penser qu’il fut hier totalement inconscient et déraisonnable de s’être lancé dans une telle aventure ! Messieurs, osez publier les échecs de vos débuts, puisque vous avez maintenant l’autorité pour le faire. Vous n’en serez que plus crédibles. I * ORL, 42, rue Émile-Landrin, 92100 Boulogne-Billancourt. Si ces débuts ont été catastrophiques, il serait en effet utile pour la communauté scientifique qu’ils soient publiés afin d’être livrés à la réflexion commune. S’ils ne l’ont pas été, cela mérite aussi d’être dit, parce que cela signifie que le chirurgien débutant n’est pas forcément dangereux, dès lors qu’il a été bien formé. N’oublions pas, en effet, que nos professeurs ont également la charge de la formation des générations futures. Cela fait maintenant quinze ans que j’entends ces mêmes phrases dans les congrès, et les collègues plus anciens doivent les avoir entendues depuis plus longtemps encore. Si je peux faire part de mon expérience personnelle, mes débuts en chirurgie de l’oreille ne générèrent aucune cophose. Dois-je cependant vous avouer que j’ai opéré ces premières oreilles la peur au ventre ? On aurait peut-être pu m’économiser cela. J’ai le souvenir d’une table ronde de professeurs parisiens réunis autour du thème de la chirurgie de l’otite chronique. Tous avaient d’excellents résultats, peu publiaient le suivi, tous indiquaient avec insistance qu’ils ne faisaient pratiquement que des reprises, et aucun, semble-t-il, ne se posait la question de savoir si ces reprises ne venaient pas du service de leur voisin de table (ou peut-être feignaient-ils de l’ignorer ?). Il semblait clair et net, pour tous ces professeurs de l’Assistance publique, que les reprises venaient d’ailleurs, l’“ailleurs” étant en ville. Doit-on avouer qu’en ville aussi nous reprenons — mais peut-être plus discrètement — un certain nombre d’échecs émanant de l’hôpital ? Personnellement, je préfère l’humilité des collègues en charge de la carcinologie, qui rapportent tous des résultats à peu près similaires, et qui sont parfois désespérés devant l’évolutivité de la pathologie qu’ils ont à traiter. Il y a une explication à cela : on meurt d’un cancer mal traité, on ne meurt pas d’une cophose ou d’une paralysie faciale. Les publications de cancérologie sont toujours très rigoureuses, parce qu’il y a cet organisme incontournable qu’est le Registre du cancer. Il y a l’état civil, qui nous renseigne immanquablement sur le décès de nos patients, il y a le rappel à l’ordre de ce patient qui revient mourir dans le service, il y a ce rappel constant à une certaine réalité. Il n’en est pas de même pour la chirurgie de l’oreille, et cela est bien regrettable, car s’il est un domaine où chacun se croit le meilleur, c’est bien celui-là. Le pire est que c’est le plus souvent de bonne foi, car il nous manque incontestablement les moyens d’évaluer correctement nos résultats. La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no 272 - avril 2002 3 É D I T O R I Une idée me trotte dans la tête depuis de nombreuses années déjà. Je n’ai pas l’autorité pour l’imposer, mais peut-être quelqu’un pourra-t-il la prendre à son compte : pourquoi ne pas créer un Observatoire indépendant de la chirurgie de l’oreille, où chacun pourra, en toute indépendance et dans le respect du secret médical, envoyer un compte-rendu pour chaque malade qu’il opère ? Ce n’est, me semble-t-il, que comme cela que les publications en matière de chirurgie de l’oreille pourront avoir une valeur scientifique réelle. Tout le monde y gagnera, le malade en premier. Certaines techniques, présentées comme merveilleuses, apparaîtront peut-être moins prometteuses à terme, et ce sera rendre un grand service à A L nos patients que de les abandonner ou de les modifier dans le bons sens. Nous sortirons de l’illusion pour toucher de plus près la réalité des choses. Nous cesserons enfin d’accumuler hypothèses et rêveries et de considérer celles-ci comme un savoir authentique. Ce n’est peut-être pas que de l’utopie. En attendant, en ce qui me concerne, je confie systématiquement un compte-rendu de mes opérations au malade, car je sais pertinemment qu’à terme il est impossible d’obtenir un résultat parfait pour tout le monde. J’espère ainsi rendre service à l’opérateur suivant, en souhaitant qu’il ait l’amabilité de me tenir au courant. " PUB TANAKAN 4 La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no 272 - avril 2002