I
l vaut mieux ne rien faire et passer pour un imbécile plu-
tôt que d’opérer et ne laisser plus aucun doute à ce sujet.”
Cette phrase, placée en guise de conclusion par un grand
professeur à la fin de sa présentation sur l’otospongiose, m’a fait
bondir, en silence bien sûr. Si je ne suis pas intervenu, c’est
d’abord par respect, et ensuite pour éviter toute polémique, car
ce n’est pas là mon propos.
Et pourtant… Cette présentation ne pouvait pas ne pas vanter
l’immense talent chirurgical de son auteur et ses excellents résul-
tats, associés à la quasi-absence (on n’ose pas dire l’absence
totale) de complications.
Cette phrase donnait donc la désagréable sensation d’une entre-
prise de déstabilisation, pour ne pas dire de mystification et d’inti-
midation. On n’avait pas, au passage, manqué de rappeler les
risques de cette chirurgie et la nécessité du fameux “consente-
ment éclairé”, pas plus que de souligner les implications médico-
légales d’un “pépin” éventuel.
Le modeste ORL de quartier que je suis aimerait toutefois appor-
ter sa contribution à ce qui devrait être une réflexion, si possible
sur une base scientifique.
Si la chirurgie est si difficile que cela, les grands maîtres qui nous
le rappellent régulièrement ne sont tout de même pas nés avec
tout de suite vingt ans d’expérience. S’il est certes utile d’avoir
une telle expérience pour parler d’un sujet, son absolue nécessité
pour opérer m’apparaît plus discutable. Il me semble que, là,
c’est davantage la qualité de la formation que l’on a reçue qui est
déterminante.
Quels ont été les débuts de ces grands maîtres de l’otospongiose ?
N’y a-t-il pas eu une première fois ? Si ce que l’on nous dit est
vrai, cela doit pouvoir être prouvé scientifiquement par la publi-
cation des premiers résultats de ces grands patrons qui nous gou-
vernent. Quels ont été les résultats des débuts du Pr X.,
aujourd’hui grand chirurgien hyperexpérimenté ? Si l’on écoute
ce qu’il nous dit, on ne peut s’empêcher de penser qu’il fut hier
totalement inconscient et déraisonnable de s’être lancé dans une
telle aventure ! Messieurs, osez publier les échecs de vos débuts,
puisque vous avez maintenant l’autorité pour le faire. Vous n’en
serez que plus crédibles.
Si ces débuts ont été catastrophiques, il serait en effet utile pour
la communauté scientifique qu’ils soient publiés afin d’être livrés
à la réflexion commune. S’ils ne l’ont pas été, cela mérite aussi
d’être dit, parce que cela signifie que le chirurgien débutant n’est
pas forcément dangereux, dès lors qu’il a été bien formé.
N’oublions pas, en effet, que nos professeurs ont également la
charge de la formation des générations futures.
Cela fait maintenant quinze ans que j’entends ces mêmes phrases
dans les congrès, et les collègues plus anciens doivent les avoir
entendues depuis plus longtemps encore. Si je peux faire part de
mon expérience personnelle, mes débuts en chirurgie de l’oreille
ne générèrent aucune cophose. Dois-je cependant vous avouer
que j’ai opéré ces premières oreilles la peur au ventre ? On aurait
peut-être pu m’économiser cela.
J’ai le souvenir d’une table ronde de professeurs parisiens réunis
autour du thème de la chirurgie de l’otite chronique. Tous avaient
d’excellents résultats, peu publiaient le suivi, tous indiquaient
avec insistance qu’ils ne faisaient pratiquement que des reprises,
et aucun, semble-t-il, ne se posait la question de savoir si ces
reprises ne venaient pas du service de leur voisin de table (ou
peut-être feignaient-ils de l’ignorer ?).
Il semblait clair et net, pour tous ces professeurs de l’Assistance
publique, que les reprises venaient d’ailleurs, l’“ailleurs” étant
en ville. Doit-on avouer qu’en ville aussi nous reprenons — mais
peut-être plus discrètement — un certain nombre d’échecs éma-
nant de l’hôpital ?
Personnellement, je préfère l’humilité des collègues en charge
de la carcinologie, qui rapportent tous des résultats à peu près
similaires, et qui sont parfois désespérés devant l’évolutivité de
la pathologie qu’ils ont à traiter. Il y a une explication à cela : on
meurt d’un cancer mal traité, on ne meurt pas d’une cophose ou
d’une paralysie faciale. Les publications de cancérologie sont
toujours très rigoureuses, parce qu’il y a cet organisme incon-
tournable qu’est le Registre du cancer. Il y a l’état civil, qui nous
renseigne immanquablement sur le décès de nos patients, il y
a le rappel à l’ordre de ce patient qui revient mourir dans le
service, il y a ce rappel constant à une certaine réalité.
Il n’en est pas de même pour la chirurgie de l’oreille, et cela est
bien regrettable, car s’il est un domaine où chacun se croit le
meilleur, c’est bien celui-là. Le pire est que c’est le plus souvent
de bonne foi, car il nous manque incontestablement les moyens
d’évaluer correctement nos résultats.
ÉDITORIAL
Plaidoyer pour la création d’un Observatoire indépendant
en chirurgie de l’oreille
!
M. Barthez*
3
La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no272 - avril 2002
* ORL, 42, rue Émile-Landrin, 92100 Boulogne-Billancourt.
Une idée me trotte dans la tête depuis de nombreuses années déjà.
Je n’ai pas l’autorité pour l’imposer, mais peut-être quelqu’un
pourra-t-il la prendre à son compte : pourquoi ne pas créer un
Observatoire indépendant de la chirurgie de l’oreille, où chacun
pourra, en toute indépendance et dans le respect du secret médi-
cal, envoyer un compte-rendu pour chaque malade qu’il opère ?
Ce n’est, me semble-t-il, que comme cela que les publications en
matière de chirurgie de l’oreille pourront avoir une valeur scien-
tifique réelle.
Tout le monde y gagnera, le malade en premier. Certaines tech-
niques, présentées comme merveilleuses, apparaîtront peut-être
moins prometteuses à terme, et ce sera rendre un grand service à
nos patients que de les abandonner ou de les modifier dans le
bons sens. Nous sortirons de l’illusion pour toucher de plus près
la réalité des choses. Nous cesserons enfin d’accumuler hypo-
thèses et rêveries et de considérer celles-ci comme un savoir
authentique.
Ce n’est peut-être pas que de l’utopie.
En attendant, en ce qui me concerne, je confie systématiquement
un compte-rendu de mes opérations au malade, car je sais
pertinemment qu’à terme il est impossible d’obtenir un résultat
parfait pour tout le monde. J’espère ainsi rendre service à l’opé-
rateur suivant, en souhaitant qu’il ait l’amabilité de me tenir au
courant.
"
ÉDITORIAL
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La Lettre d’Oto-rhino-laryngologie et de chirurgie cervico-faciale - no272 - avril 2002
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