entre les valeurs et l`enracinement

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DOSSIER
Les gestionnaires de l’économie
sociale : entre les valeurs
et l’enracinement*
RÉSUMÉ • Les gestionnaires d’entreprises de l’économie sociale jouent un rôle clé dans la gouvernance
de ces entreprises : ce sont eux qui orientent leurs
trajectoires. Cet article dégage les éléments théoriques
sous-jacents au rôle central des gestionnaires dans les
organisations de l’économie sociale et analyse la nature
de ces ressources humaines stratégiques, particulièrement les variables qui influencent leur comportement.
Il étudie également leur capacité de déterminer des
trajectoires qui vont soit consolider, soit banaliser
l’identité propre à l’économie sociale. Enfin, il analyse,
d’un point de vue normatif, les avantages et les limites
de diverses options de sélection et de contrôle.
RAFAEL CHAVES
Directeur
CIRIEC-España et Institut
universitaire d’économie sociale
et coopérative (IUDESCOOP)
Université de Valencia
[email protected]
ANTONIA SAJARDO-MORENO
Professeure
IUDESCOOP
Université de Valencia
[email protected]
ABSTRACT • Managers play a key role in social
economy corporate governance, and can determine
the path that these companies will take. This article
analyses the theoretical aspects underlying the central
role of managers in social economy companies, the
nature of these strategic human resources, particularly
the variables that influence their behaviour, and their
ability to shape courses that strengthen or denaturalise the social economy identity of these companies.
Finally, taking a prescriptive approach, it examines the
advantages and limitations of different management
selection and control options.
RESUMEN • En el teatro del gobierno de las empresas de economía social los directivos juegan un papel
protagonista capaz de orientar las trayectorias de
aquellas. En el presente artículo analizamos los elementos teóricos subyacentes a la centralidad de estos
directivos en las empresas de economía social, la
naturaleza de estos recursos humanos estratégicos, en
especial las variables que guían su comportamiento, y
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su capacidad para orientar trayectorias de reforzamiento o de desnaturalización
de la identidad de economía social de estas empresas. Finalmente, desde una perspectiva prescriptiva, analizamos las posibilidades y limitaciones de las diferentes
modalidades de control y selección del directivo.
—•—
INTRODUCTION
Les entreprises de l’économie sociale ont la prétention de poursuivre leurs
activités commerciales tout en préservant une identité qui diffère sensiblement de celle des entreprises capitalistes privées ou de l’économie publique.
Elles ont toujours eu à faire face simultanément au défi économique et au défi
de conserver leur identité distincte.
Pour relever le défi économique, les entreprises de l’économie sociale
sont obligées d’accroître leur capacité de planifier leur développement, d’innover, d’améliorer leur efficacité à moyen terme et de devenir plus compétitives.
Pour cela, elles ont besoin, entre autres, d’une structure professionnelle et de
ressources humaines stratégiques, lesquelles peuvent toutefois altérer leur
identité.
Cet article étudie deux questions. Il analyse en premier lieu les gestionnaires, ressources humaines stratégiques, et la capacité de ces derniers
de brouiller l’identité de leur entreprise. En d’autres mots, il adopte une
approche heuristique pour tenter de jeter les bases d’une théorie de la gestion
des entreprises de l’économie sociale. Il explore ensuite des mesures normatives pour préserver l’identité de l’économie sociale, mesures guidées par les
valeurs de démocratie, de distribution équitable et de liberté.
Il part de l’hypothèse que l’orientation du développement économique
et organisationnel des entreprises de l’économie sociale est influencée par la
nature et la marge de manœuvre de leurs gestionnaires. Donc, d’un point de
vue normatif, si ces entreprises veulent préserver leur identité, elles doivent
non seulement choisir judicieusement leurs ressources humaines stratégiques,
mais également clairement définir leur marge de manœuvre.
Cet article définit d’abord le rôle central des gestionnaires dans la
gouvernance des entreprises. Il analyse ensuite la nature des gestionnaires,
en particulier les variables qui influencent leur comportement, ainsi que les
conséquences de ce comportement sur les entreprises de l’économie sociale.
L’orientation des entreprises est influencée par les gestionnaires ; en effet, ce
sont eux qui définissent la direction que prend l’entreprise et, par conséquent,
renforcent ou sapent l’identité des entreprises (Chaves et Monzón, 2001). La
logique sous-jacente à ce phénomène est examinée dans la quatrième partie.
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En dernier lieu, la question de la surveillance des gestionnaires et toutes
les difficultés et limites de ce genre de contrôle sont explorées, ainsi que les
options normatives du processus de sélection.
L’ESSOR INÉVITABLE DU POUVOIR DES GESTIONNAIRES
Des recherches empiriques (p. ex. Berle et Means, 1932) ont révélé que lorsqu’une
entreprise se développe et se consolide sur le plan économique, un agent économique particulier distinct du propriétaire de l’entreprise, le gestionnaire,
devient le pivot de sa gouvernance. La propagation de ce phénomène, autant
dans les entreprises capitalistes que dans celles de l’économie sociale, fragilise
leur nature même et mène à une transformation, voire à une dénaturation de
leur identité. Ces entreprises deviennent des « entreprises de gestion ». Nous
allons examiner ici les principales théories de dégénérescence : la théorie classique du contrôle de la direction, ou la théorie du contrôle interne, qui porte
sur les entreprises capitalistes, mais qui peut être extrapolée à l’économie
sociale, et les théories classiques de changement au sein des entreprises de
l’économie sociale.
La théorie classique du contrôle interne
Depuis Adam Smith, les écrits économiques conventionnels ont postulé que
dans le milieu d’affaires capitalistes, c’est le propriétaire capitaliste (c’est-àdire l’actionnaire) qui est le mieux placé pour s’occuper de ses intérêts et gérer
ses affaires de façon efficace. C’est le seul et unique moyen de garantir que
l’entreprise capitaliste se développera dans l’intérêt de cet agent économique.
La direction de l’entreprise doit toujours être subordonnée et sous le contrôle
de cet agent économique central.
Cette approche demeure prédominante. Elle n’a pas non plus été remise
en question par l’alternative théorique la plus répandue, soit l’économie politique marxiste, pour qui les gestionnaires ont très peu d’importance. Selon
ce point de vue, le rôle de ces nouveaux acteurs est subordonné à celui des
propriétaires capitalistes et leur présence n’est attribuable qu’à une division
de fonctions pour des raisons techniques et organisationnelles.
Les travaux des vingt dernières années sur la tradition théorique de
l’agence ont en commun la quête pour des formes et des structures de gouvernance efficaces pour créer de la valeur pour le propriétaire (l’actionnaire). Ces
travaux ont implicitement démontré les éléments suivants : premièrement,
l’essor inexorable du gestionnaire, dépossédant les propriétaires capitalistes
des rênes du pouvoir ; deuxièmement, une tendance opportuniste, même
prédatrice, parmi les gestionnaires, de s’approprier les revenus qui, selon la
théorie économique traditionnelle au moins, appartiennent au propriétaire
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« légitime » ; enfin, le respect manifeste des auteurs pour le postulat capitaliste
dont il a été question ci-dessus, puisque l’ignorer reviendrait à reconnaître la
tendance dégénérative de l’entreprise capitaliste classique et la fin du système
capitaliste traditionnel, bien que pour des raisons autres que celles envisagées
par Marx.
Un autre courant considère les grandes entreprises modernes à partir
de deux principes : il questionne le postulat capitaliste et tient ensuite pour
acquis que l’organisation institutionnelle des grandes entreprises a changé de
deux façons. La première modification repose sur la séparation entre l’agent
qui contrôle l’entreprise et l’agent qui en est le propriétaire. La deuxième rappelle que l’agent qui le contrôle est la haute direction (et non pas des actionnaires). Ce courant s’est manifesté au début du xxe siècle avec les travaux des
institutionnalistes Tawney (1921) et Veblen (1921), qui ont tôt fait de décrire le
processus de séparation du propriétaire de l’agent contrôlant dans les grandes
entreprises capitalistes, la transformation des propriétaires en « fainéants
absentéistes », le conflit latent, mais grandissant entre les gestionnaires et les
propriétaires et l’augmentation du pouvoir des gestionnaires.
Cette perspective a été élaborée par d’autres économistes comme Berle
et Means (1932), Galbraith (1967) et Chandler (1990). Ne se contentant pas
d’élaborer des structures théoriques pour ce qu’on peut nommer l’économie
de gestion, ils ont aussi fourni des preuves empiriques solides pour appuyer
leurs théories. Selon ces auteurs, le processus de transformation de l’économie
capitaliste en économie managériale est irréversible, parce que l’omniprésence croissante d’un nouvel agent économique et social, le gestionnaire, est
une nécessité objective pour les grandes entreprises qui dominent l’économie.
Les raisons expliquant l’essor du pouvoir des gestionnaires sont de deux
types : techniques et organisationnelles. Les premières surgissent du développement de l’activité des entreprises, qui exigent de plus en plus de compétences professionnelles et de savoir-faire de la part des ressources humaines.
La dispersion croissante des actionnaires et la fragmentation des intérêts
(holdings) entre plusieurs petits actionnaires sont autant de raisons organisationnelles menant à la manifestation de ce phénomène. Le comportement de
ces propriétaires envers l’entreprise est particulier, car ils ne s’intéressent ni
aux activités de l’entreprise, ni à sa gestion, mais uniquement à la répartition
des dividendes et à la valeur des actions. Comme groupe, ils ont perdu le
contrôle direct de la gestion de l’entreprise.
Toutefois, ces propriétaires détiennent toujours un certain contrôle, dit
négatif, sur l’entreprise. Ils peuvent en effet définir les critères de sélection et
limiter la marge de manœuvre des gestionnaires, variables qui influencent la
qualité et le comportement des gestionnaires. Comme Galbraith l’a indiqué,
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la théorie de gestion exige l’approbation ou le consentement passif des propriétaires, lui-même influencé par la distribution de bénéfices acceptables.
Cette dernière exigence est la principale limite de la marge de manœuvre des
gestionnaires.
L’autre limite, selon la théorie de la gestion, découle des conséquences
de la nouvelle logique de distribution des actionnaires. Une telle logique,
empreinte d’une perspective à court terme, peut compromettre la viabilité
de l’entreprise dans le moyen et long terme, car elle sous-estime des mesures
telles que l’investissement et les modifications organisationnelles et techniques, changements nécessaires, mais non rémunérateurs dans l’immédiat.
Une autre approche qui ressort de la littérature souligne l’importance du pouvoir technocratique en ce qui concerne la viabilité à moyen terme de l’entreprise (p. ex. Castanias et Helfat, 1992 ; Charreaux, 1996 ; voir aussi la troisième
partie de l’article).
Les théories managériales et l’économie sociale
Les entreprises de l’économie sociale sont gérées selon le principe classique de
la prise de décision démocratique (Defourny et Monzón, 1992). Ici, les théories
managériales ou de « contrôle interne » renvoient à une banalisation démocratique qui favorise une minorité, à savoir les gestionnaires (voir Stryjan, 1994 ;
Cornforth, 1995). Deux principales théories ont été avancées.
La théorie classique de Michels (1911), également appelée « la loi de
fer de l’oligarchie », met l’accent sur les organisations démocratiques (le chercheur a étudié les syndicats et les partis politiques socialistes). Selon cette
théorie, la démocratie appelle nécessairement une organisation ; c’est dire
qu’une démocratie sans organisation est impensable. Or, toute organisation
tend vers l’oligarchie.
Deux prémisses sous-tendent cette théorie. Selon la première, les compétences de leadership social et professionnel sont distribuées inégalement
parmi les membres d’une organisation démocratique : une minorité a plus de
capacités de leadership dans ces deux sphères. Selon la seconde, la complexité
et la croissance des organisations démocratiques exigent une plus grande stabilité du personnel dans les postes de leadership et de gestion. À partir de ces
prémisses, Michels conclut que la division du travail et l’expansion de l’organisation nécessitent des « leaders professionnels » (professionnal leaders). Ces
derniers accumuleront les pouvoirs de décision au sein de l’organisation. La
consolidation de cette oligarchie « démocratique » sera renforcée par l’attitude
conformiste des gens de la base (et conséquemment leur acceptation passive
d’un transfert d’une plus grande marge de manœuvre à la direction) et le
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charisme des leaders1. L’oligarchie, selon cette théorie, n’assume pas nécessairement de façon exclusive le rôle de gestion professionnelle et les organisations démocratiques qu’il a étudiées ne se consacraient pas uniquement à des
activités économiques.
Meister (1974) applique la théorie de Michels de façon dynamique à
des organisations démocratiques qui mènent des activités économiques. Il
relève quatre étapes dans le processus général de transformation interne
(ou banalisation) des organisations démocratiques (associatives et coopératives) en entreprises de gestion, processus par lequel le pouvoir des gestionnaires (administrateurs) croît et devient hégémonique à mesure que les
buts économiques l’emportent sur les buts sociaux et autogestionnaires de
l’organisation.
Une idée commune sous-tend ces deux théories : le pouvoir des gestionnaires dans les entreprises de l’économie sociale croît pour des raisons techniques et économiques, tout comme celui des gestionnaires des entreprises
capitalistes. Ils diffèrent quant aux raisons organisationnelles. À mesure que
la taille et la complexité des entreprises de l’économie sociale augmentent, la
direction prend de l’importance, l’apathie des membres croît proportionnellement (Vierheller, 1994) et ces derniers perdent leur motivation idéologique.
On voit donc une modification des buts des membres, qui sont de plus en plus
motivés par l’économique à mesure que les valeurs sous-jacentes à la formation
de l’entreprise déclinent.
Mintzberg (1992) a avancé qu’une des principales sources de pouvoir
des gestionnaires était leur contrôle de l’information stratégique concernant
l’entreprise. Ce duo information et pouvoir distingue le concept de « technostructure » de Galbraith, associé ici à la direction, du cadre technique (d’où
le terme technocratie, ceux qui détiennent l’information). Les gestionnaires
« filtrent » et « interprètent » l’information et sont donc en mesure d’influer sur
le parcours de l’entreprise et son rendement. Une fois bien installés dans un
poste de pouvoir, les gestionnaires ont tendance à s’« autoreproduire » dans
ces postes et à exercer leur pouvoir sans contrepoids apparent de la part des
membres, phénomène encouragé par le manque d’implication de ces derniers.
L’acceptation passive des membres du pouvoir des gestionnaires a pourtant
des limites comme l’a démontré Soler (2004). En effet, le pouvoir latent des
membres est exercé à des moments décisifs dans le développement de la coopérative, par exemple pour la défendre contre une tentative de privatisation.
L’hypothèse selon laquelle les grandes coopératives et entreprises
gérées par les membres ont tendance à perdre leur dimension démocratique
et à se transformer en entreprise de gestion n’est pas clairement confirmée par
les recherches empiriques. Certaines études la corroborent2 ; d’autres, comme
celle de Cornforth (1995), la contestent.
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PAS DE CONTRÔLE ! LES GESTIONNAIRES DE L’ÉCONOMIE
SOCIALE, DES VALEURS À L’ENRACINEMENT
L’importance des gestionnaires dans les entreprises de l’économie sociale
justifie une analyse plus poussée de leur logique comme agents économiques
ainsi que l’étude de l’impact de leurs activités sur ces entreprises. Bref,
leur importance justifie l’intérêt d’établir une théorie de la gestion dans les
entreprises de l’économie sociale.
Les gestionnaires des entreprises de l’économie sociale sont caractérisés
par leurs intérêts financiers en tant qu’agents économiques et par leur culture
de gestion. L’hypothèse avancée établit que si les gestionnaires avec ces caractéristiques ont une marge de manœuvre suffisante, ces caractéristiques guideront les politiques des entreprises et détermineront alors leur parcours.
La direction forme un groupe d’intérêts particulier parmi les gestionnaires de l’entreprise de l’économie sociale. Sur le plan sociologique, elle est
composée d’employés bien rémunérés, avec un statut élevé, dont les intérêts
sont influencés par une logique de « on the job consumption » (Fama, 1980).
Cette logique vise à accroître leur sécurité d’emploi, leurs chances de promotion ou/et d’accès à un nouveau poste, leur rémunération et leur sphère
d’influence (la possibilité de procurer un poste pour leur proches et de les
recommander) ; leur liberté d’action au sein de l’entreprise, leur leadership et
leur réputation (prestige) sont d’autres variables. La somme de ces variables
forme ce qu’on nomme le « capital de gestion ».
Les pratiques des gestionnaires sont guidées autant par leur bagage
culturel que par leurs intérêts communs comme agents économiques. La
« culture de gestion », un amalgame de croyances et de concepts, avec un
système de valeurs et un style de gestion particulier (Hayes et Abernathy,
1980 ; Charreaux, 1996 ; Clark et Salaman, 1998), constitue la base cognitive du
comportement des gestionnaires.
Deux formes de culture de gestion distincts ont été relevées3 : les gestionnaires de l’école de gestion et ceux de l’économie sociale.
Les gestionnaires de l’école de gestion partagent et transmettent la
culture de gestion (l’idéologie, dans le sens que lui donne North) des think
tanks des entreprises capitalistes dominantes, des écoles de gestion, non seulement dans les politiques des entreprises, mais aussi dans les mesures qu’ils
mettent en œuvre4. Leur formation est déficitaire (et montrent peu d’intérêt
à l’améliorer) quant aux outils de l’économie sociale (comptabilité, gestion
participative, etc.) et leur compréhension de cette économie alternative et des
divers types d’organisations qui la composent (coopératives, associations,
mutuelles) l’est également. Ils partagent les valeurs du secteur institutionnel
capitaliste, secteur qui valorise la compétition interpersonnelle et la recherche
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du bonheur par le bien-être matériel, idéalisent le marché, la hiérarchie et
l’individualisme égoïste, sous-estiment des valeurs telles que la démocratie
et ne manifestent aucune ouverture à l’égard des besoins sociaux et des problèmes causés par un manque de pouvoir d’achat. Ce type de gestionnaires
tend à éviter la gestion participative et les mécanismes institutionnels de
démocratie et de distribution couramment utilisés dans l’économie sociale,
les considérant comme des « fardeaux ». Enfin, ces gestionnaires tendent
à minimiser leur implication dans les entreprises de l’économie sociale et
leur loyauté envers ces entreprises, préférant faire avancer leur carrière dans
d’autres types d’entreprises.
Les gestionnaires de l’économie sociale, de leur côté, partagent et
portent la culture du secteur de l’économie sociale (dans le sens de Lévesque
et Vaillancourt, 1996). Ils connaissent (et partagent) le bagage culturel de
l’économie sociale, ses méthodes particulières et le projet social de l’entreprise
d’économie sociale pour laquelle ils travaillent. Leur système de valeurs et
leur éthique se rapprochent de ceux de l’économie sociale et s’opposent à ceux
des gestionnaires de l’école de gestion. Ils ont tendance à s’impliquer dans
les projets sociaux et économiques de leur entreprise et développent un fort
sentiment de loyauté (dans le sens de Hirschmann).
Les gestionnaires de l’économie sociale ont tendance à refléter les éléments qui renforcent l’identité de l’économie sociale, tels que des processus
institutionnels d’innovation qui encouragent et développent la participation,
tandis que les gestionnaires de l’école de gestion considèrent ces variables
comme une charge ; le critère de profit financier et économique est leur seul
point de référence.
Ces aspects théoriques étayés, il devient intéressant d’étudier les caractéristiques particulières des activités clés des gestionnaires de l’économie
sociale.
Le dilemme du leader
Le dilemme du leader, tel que le conçoit Tomás-Carpi (1997), représente un
problème de gestion très réel observé dans des coopératives où les politiques
de distribution sont basées sur des échelles salariales étroites. Les gestionnaires sont donc moins bien payés, comparativement au marché, alors que
d’autres membres sont très bien payés. À moins que ces gestionnaires tirent
satisfaction de valeurs qui ne sont ni financières ni rémunératrices, telles que
le plaisir de gérer un projet alternatif, ils abandonneront les coopératives pour
un emploi mieux rémunéré. Les conséquences de ce dilemme sont doubles :
une stratégie de ressources humaines imparfaite et la disparition d’atouts spécifiques (liens et savoir-faire), perdus lorsque ces ressources humaines quittent
l’entreprise. Ce phénomène, pris dans une perspective plus large, reflète le
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rapport entre la logique de maximiser le capital de gestion et la nature de la
culture de gestion. Vu leurs valeurs, les gestionnaires de l’école de gestion ont
plus tendance à abandonner l’entreprise, alors que la culture des gestionnaires
de l’économie sociale tend à réduire ce problème5.
La théorie de l’enracinement des dirigeants
Au sens large, l’enracinement du gestionnaire comprend tous les stratagèmes
pour accroître sa marge de manœuvre discrétionnaire dans la gestion de
l’entreprise et maximiser ainsi son capital de gestion.
Les gestionnaires d’entreprises de l’économie sociale ont trois moyens
de s’enraciner : financier, institutionnel et politique. L’enracinement financier
est bien expliqué par la théorie économique (voir Shleifer et Vishny, 1989 ;
Paquerot, 1996). Les stratégies d’enracinement institutionnel visent, comme
objectif, de modifier le cadre institutionnel de l’entreprise pour bloquer la
participation des autres acteurs. Ce sont les stratégies d’enracinement politique qui ont le plus d’impact sur la gouvernance de l’entreprise, car elles
tentent de modifier la « possession active ». Dans la terminologie de la théorie
de l’agent, elles ne sont rien de moins qu’une contre-attaque par l’agent sur
le principal. Il y a deux façons de modifier la possession active. La première
consiste à modifier la composition des propriétaires, la diluant avec de nouveaux propriétaires-acteurs et rehaussant, par le fait même, le rôle de la
direction, qui s’approprie alors une nouvelle fonction, celle d’arbitre. L’autre,
c’est de « s’accaparer » de facto les représentants des propriétaires, c’est-à-dire
le conseil d’administration, en utilisant différentes astuces (p. ex., la gestion
croisée ou cross-directorship).
Étant donné les intérêts dont il a été question plus haut, les stratégies
d’enracinement, particulièrement celles du type économique, sont à la portée
de tous les gestionnaires. Les chercheurs se demandent maintenant si de telles
stratégies favorisent la survie de l’entreprise ou si elles nuisent aux intérêts
des propriétaires.
LES GESTIONNAIRES ET LA TRAJECTOIRE
DE L’ENTREPRISE
Les entreprises de l’économie sociale doivent maintenir un équilibre entre
leur santé financière, c’est-à-dire restreindre les profits des actionnaires pour
permettre à l’entreprise de survivre sur le marché, et le rendement social, soit
le besoin de maintenir son identité d’entreprise de l’économie sociale. Le taux
de « rentabilité coopérative » mesure à quel point cet équilibre est atteint.
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Dans ce contexte, les entreprises d’économie sociale peuvent évoluer de
trois façons (Chaves et Monzón, 2001).
Une évolution positive, où leur identité comme entreprise de l’économie sociale est consolidée. Elle a alors atteint un équilibre harmonieux.
Une mutation dégénérative, quand elle réussit sur le plan financier,
mais n’a pu maintenir son identité particulière d’entreprise de l’économie
sociale. La perte d’identité peut exister de facto, comme c’est le cas pour les
« fausses coopératives », ou de jure, lorsque l’entreprise demeure, mais adopte
la forme légale d’une entreprise capitaliste (dans le cas de privatisation ou
démutualisation).
L’effondrement de l’entreprise, pas uniquement pour des raisons financières ; l’entreprise peut aussi s’effondrer lorsque la logique de gestion et les
tensions internes deviennent incompatibles avec la survie financière.
Les gestionnaires de l’économie sociale jouent un rôle de premier plan
dans la gouvernance de ces entreprises. Ils conçoivent et mettent en œuvre
des politiques en partenariat avec des groupes d’acteurs qui ont une culture
et des intérêts divergents. Les trajectoires décrites ci-dessus sont un reflet de
ces politiques.
Du point de vue de la gouvernance de l’entreprise, l’enracinement des
dirigeants joue en faveur des entreprises ; elles sont en effet moins susceptibles
de faire faillite à cause de stratégies de gestion mal avisées ou de l’incompétence des gestionnaires. Comme les stratégies d’enracinement des dirigeants sont compatibles avec le but de maximiser le capital de gestion, elles
favorisent la viabilité de l’entreprise. La marge de manœuvre croissante des
gestionnaires tend à accroître la taille et la complexité de l’entreprise et maintient sa rentabilité à un niveau acceptable (ce qui profite indirectement aux
membres). La politique d’enracinement neutralise aussi les tensions créées à
court terme par le manque d’implication de certains membres.
Or ces stratégies d’enracinement ne protègent pas nécessairement
l’identité sociale des entreprises ; cela relève de la culture de gestion. Ainsi,
une trajectoire positive a plus de chance de s’installer si l’entreprise se dote de
gestionnaires de l’économie sociale, car leur culture particulière les incline à
mettre en place des systèmes et des processus qui limitent leur pouvoir (voir
Chaves et Monzón, 2001).
Une mutation dégénérative est plus susceptible de survenir lorsque les
gestionnaires appartiennent à l’école de gestion, car ils adoptent un style directif de gestion (top-down), dicté dans un langage de spécialiste, et établissent
une technostructure caractérisée par l’absence de mécanismes favorisant la
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participation des membres. De plus, ils privilégient un profil sociologique de
gestion basé sur des rapports avec la technostructure de grandes entreprises
capitalistes dans le secteur, avec qui ils partagent la même formation et la
même culture de gestion.
Après avoir établi la relation entre les différents modèles de gestion et
les trajectoires que peuvent suivre les entreprises de l’économie sociale, il faut
voir comment il est possible d’assurer une trajectoire positive. Deux options se
présentent : la première, plus répandue, vise à contrôler les gestionnaires afin
de réduire leur marge de manœuvre ; l’autre consiste à choisir des candidats
ayant le profil d’un gestionnaire de l’économie sociale.
LE CONTRÔLE ET LA SÉLECTION DES GESTIONNAIRES
La première option présume qu’une marge de manœuvre trop grande encourage les gestionnaires à utiliser des stratégies d’enracinement et propose
d’établir des mécanismes de contrôle pour réduire la marge de manœuvre discrétionnaire qui leur est accordée ; c’est l’approche dominante dans les écrits
sur la gouvernance des entreprises. Ces mécanismes visent le renforcement du
contrôle des actionnaires ou des membres sur les gestionnaires.
Il existe quatre types de mécanismes de contrôle :
1) les innovations institutionnelles dans les structures et les modes
de participation et de prise de décision par les membres, c’est-à-dire
l’agent principal dans la théorie de l’agent (p. ex. des mécanismes qui
facilitent la représentation des membres dans le réseau des filiales ou
la formation d’une coalition de membres) ;
2) la mise en place d’assemblées externes neutres qui surveillent les
activités de la direction de l’entreprise ;
3) une définition explicite et détaillée des objectifs de rendement social
ou d’indicateurs sociaux qui seraient évalués périodiquement ;
4) des mécanismes de régulation publique de la gestion des entreprises.
Toutefois, ces mécanismes de contrôle et leur utilisation isolée ont été
sérieusement critiqués.
Premièrement, étant donné le caractère presque irréversible du retranchement des gestionnaires, plus le processus est avancé, plus il est difficile
d’introduire des mécanismes de contrôle. Deuxièmement, il y a le problème
classique de savoir qui contrôle les contrôleurs. Des assemblées ou directions
externes peuvent être « séduites » ou « conquises » par les gestionnaires ; elles
Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004
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peuvent être achetées, directement ou indirectement, ou soudoyées d’autres
façons, et être ainsi invalidées comme contrôleurs. Le rôle de surveillance que
devrait exercer le conseil d’administration, représentant les membres, peut
également être détourné, par exemple lorsque les gestionnaires influencent
le choix des administrateurs, par cooptation ou par connivence, ou lorsqu’ils
les « conquièrent » tout simplement. L’apathie des membres rend ces scénarios
plus plausibles.
Ajoutons que les entreprises de l’économie sociale ne précisent pas
suffisamment leurs objectifs sociaux et les indicateurs pour les évaluer ; les
bilans et audits sociaux n’ont donc pas dépassé le stade expérimental. Ce
manque de définitions des objectifs sociaux est encore plus frappant dans
le cas d’organisations complexes avec diverses catégories de membres et
d’agents économiques (des actionnaires multiples) dont les intérêts doivent
être conciliés. Les gestionnaires, tiraillés entre le manque de définition de buts
sociaux et la clarté des buts financiers, ont tendance à augmenter leur marge
discrétionnaire. Il n’est pas facile, dans un tel contexte, d’établir une politique
d’incitatifs et de buts pour les gestionnaires. Ce problème est aggravé par la
difficulté de moduler les incitatifs (Orellana, 2002).
En outre, même si les membres et leurs représentants au conseil d’administration contrôlent les gestionnaires, il est peu probable qu’ils possèdent
une meilleure connaissance de l’entreprise, à moins d’y travailler. Les gestionnaires profitent alors d’une information asymétrique. Un exemple extrême
peut se présenter si l’on décide de remercier un gestionnaire. Ce dernier aurait
alors une raison de « piller » comme nous l’avons expliqué dans la section sur
l’enracinement, ce qui entraînerait des coûts élevés de restructuration, coûts
qui seraient proportionnels au degré d’enracinement.
Par ailleurs, un contrôle efficace n’assure pas non plus la viabilité financière de l’entreprise. En effet, des membres fortement impliqués et un conseil
d’administration vigoureux ne peuvent garantir un rendement coopératif
optimal. Si les membres exigent une répartition plus grande que celle que
peut assumer l’équilibre financier, si ces exigences ne sont pas contrées ou
si elles sont soutenues par le conseil d’administration, les gestionnaires ne
pourront les empêcher de miner l’entreprise, qui risquera alors de s’effondrer.
Ce genre de situation peut se produire dans des coopératives de travail où les
coopérateurs exigent des salaires plus élevés que ce que les activités et les surplus de l’entreprise permettent, ou encore dans des coopératives de commerce
de détail qui sont trop « généreuses » envers les membres consommateurs. Ces
politiques de redistribution sont néfastes pour les investissements, donc pour
le rendement financier à long terme.
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L’autre option pour demeurer dans une trajectoire positive consiste à
choisir judicieusement les gestionnaires. Deux types de gestionnaires, ceux
qui ont été formés au sein même de l’entreprise et ceux qui l’ont été dans les
écoles de l’économie sociale, parviennent à assurer la survie de l’entreprise
tout en préservant son identité particulière.
Deux caractéristiques définissent ce type de gestionnaire : la première
a trait aux valeurs (loyauté, engagement envers les valeurs de l’économie
sociale) et la seconde, à une formation adéquate aux outils spécifiques à
l’économie sociale. Ces deux caractéristiques justifient le besoin d’une formation particulière pour les gestionnaires de l’économie sociale qui diffère
de celle dispensée aux gestionnaires d’entreprises capitalistes (Davis, 2001 ;
Young, 1987).
Or comment choisir judicieusement ces ressources humaines stratégiques ? Étant donné que la culture de gestion et le talent sont des caractéristiques importantes, quels facteurs ou processus contribuent à « créer » un
gestionnaire de l’économie sociale ?
Davis (2001) plaide pour l’institutionnalisation de la profession de gestionnaires coopératifs (et par analogie des gestionnaires de l’économie sociale)
et préconise la création d’organisations caractéristiques à toute profession,
c’est-à-dire :
– une association professionnelle ou collège spécifique à ce type de
gestionnaires, qui diffuserait l’information sur la profession et agirait
comme observateur officiel, indiquant ou dénonçant les bonnes et les
mauvaises pratiques ;
– un code de conduite propre à cette profession, pour opérationnaliser
ses valeurs ;
– des établissements d’enseignement spécialisés en économie sociale
offrant de la formation sur les aspects techniques (comptabilité et
régimes fiscaux) et organisationnels de l’économie sociale ainsi que
ses valeurs ;
– des mécanismes de recrutement et de placement adaptés à la profession, liés à l’association professionnelle et aux établissements d’enseignement, pour faciliter la recherche de ce type de gestionnaire.
De telles mesures institutionnaliseraient la gestion de l’économie sociale
(Charreaux, 1996). La création d’un cadre institutionnel dans ce domaine
améliorerait le processus de sélection externe des entreprises de l’économie
sociale. De plus, cela inciterait les gestionnaires eux-mêmes à favoriser le
modèle de gestionnaire de l’économie sociale, en développant un marché
pour ce genre de gestionnaire dont la réputation serait un atout central dans
la logique de maximisation du capital de gestion.
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CONCLUSION
L’importance des gestionnaires dans la gouvernance des entreprises de
l’économie sociale s’accentue à mesure que ces entreprises grandissent et se
complexifient. Certains facteurs économiques, liés aux exigences techniques
et professionnelles requises qui ne cessent de croître, ainsi que des facteurs
sociaux et organisationnels, liés à l’apathie des membres, contribuent à accroître
la maîtrise des gestionnaires de l’information stratégique et ainsi leur marge de
manœuvre. Ils peuvent alors amener l’entreprise à prendre une trajectoire dégénérative ou positive, qui renforcera son identité particulière à l’économie sociale.
Cet article part de la prémisse que la gestion doit être incluse dans une
théorie de gouvernance de l’économie sociale. Il analyse la nature et le rôle
des gestionnaires dans ce type d’entreprises selon deux aspects : les intérêts
économiques des gestionnaires en tant qu’agents économiques et la culture de
gestion. Leurs intérêts économiques les poussent à maximiser leur capital de
gestion (sécurité d’emploi, chances de promotion ou accès à un autre poste,
rémunération, sphère d’influence, réputation, etc.) ; c’est un élément fondamental de la théorie traditionnelle de la gouvernance des entreprises.
La culture de gestion, un amalgame de croyances, de valeurs et de styles
de gestion, permet de faire ressortir deux types de gestionnaires : celui de
l’école de gestion et le gestionnaire de l’économie sociale. Notre analyse nous
a permis de conclure que des comportements qui empêchent les entreprises
de poursuivre une trajectoire positive, tels que le dilemme du leader (avec
comme résultat la perte des gestionnaires), des stratégies d’enracinement
(particulièrement des stratégies politiques et institutionnelles) ou le pillage
coopératif, sont moins susceptibles de se manifester chez un gestionnaire de
l’économie sociale.
Certains mécanismes de contrôle du pouvoir du gestionnaire peuvent
certes être mis en place. Or cet article argumente que ces contrôles ont des
faiblesses : le contrôleur peut être « conquis » par ceux qu’il est supposé contrôler. Le choix judicieux du gestionnaire peut prévenir la dégénérescence des
entreprises de l’économie sociale et les encourager à poursuivre une trajectoire positive. D’un point de vue normatif, les facteurs ou processus qui contribuent à la formation des gestionnaires de l’économie sociale sont cruciaux
pour le développement d’une économie sociale saine.
Notes
*
1.
78
Traduit de l’anglais par Célinie Russell, Université du Québec en Outaouais.
Un coup d’œil sur l’origine sociale des leaders/gestionnaires renforce cette théorie. Placer des personnes qui viennent de l’élite sociale ou politique à des postes de gestion accroît leur pouvoir social
et politique. Dans le contexte d’une organisation démocratique, cela contribue directement à une
régression antidémocratique, comme Platon et Aristote l’ont souligné.
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2.
Voir par exemple DAVIS (2001) et VIERHELLER (1994, p. 648).
3.
Voir DAVIS (2001), MUNKNER (2000) et PESTANA et GOMEZ (2003).
4.
La réceptivité des gestionnaires de l’économie sociale à l’influence de l’idéologie (dans le sens
que lui donne North) transmise par les think tanks de gestion, aussi connus sous le nom d’écoles
de gestion, peut engendrer une forme d’isomorphisme décrit par DIMAGGIO et POWELL (1983) :
l’isomorphisme normatif (CHAVES et MONZÓN, 2001).
5.
Des recherches sur les gestionnaires de l’économie sociale démontrent que ces derniers consentent
à des sacrifices sur le plan salarial (YOUNG, 1987, p. 176). On fait état de tels sacrifices aussi dans
la littérature sur les coopératives, entre autres sur la coopérative Mondragón.
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