DOSSIER Les gestionnaires de l’économie sociale : entre les valeurs et l’enracinement* RÉSUMÉ • Les gestionnaires d’entreprises de l’économie sociale jouent un rôle clé dans la gouvernance de ces entreprises : ce sont eux qui orientent leurs trajectoires. Cet article dégage les éléments théoriques sous-jacents au rôle central des gestionnaires dans les organisations de l’économie sociale et analyse la nature de ces ressources humaines stratégiques, particulièrement les variables qui influencent leur comportement. Il étudie également leur capacité de déterminer des trajectoires qui vont soit consolider, soit banaliser l’identité propre à l’économie sociale. Enfin, il analyse, d’un point de vue normatif, les avantages et les limites de diverses options de sélection et de contrôle. RAFAEL CHAVES Directeur CIRIEC-España et Institut universitaire d’économie sociale et coopérative (IUDESCOOP) Université de Valencia [email protected] ANTONIA SAJARDO-MORENO Professeure IUDESCOOP Université de Valencia [email protected] ABSTRACT • Managers play a key role in social economy corporate governance, and can determine the path that these companies will take. This article analyses the theoretical aspects underlying the central role of managers in social economy companies, the nature of these strategic human resources, particularly the variables that influence their behaviour, and their ability to shape courses that strengthen or denaturalise the social economy identity of these companies. Finally, taking a prescriptive approach, it examines the advantages and limitations of different management selection and control options. RESUMEN • En el teatro del gobierno de las empresas de economía social los directivos juegan un papel protagonista capaz de orientar las trayectorias de aquellas. En el presente artículo analizamos los elementos teóricos subyacentes a la centralidad de estos directivos en las empresas de economía social, la naturaleza de estos recursos humanos estratégicos, en especial las variables que guían su comportamiento, y 65 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés su capacidad para orientar trayectorias de reforzamiento o de desnaturalización de la identidad de economía social de estas empresas. Finalmente, desde una perspectiva prescriptiva, analizamos las posibilidades y limitaciones de las diferentes modalidades de control y selección del directivo. —•— INTRODUCTION Les entreprises de l’économie sociale ont la prétention de poursuivre leurs activités commerciales tout en préservant une identité qui diffère sensiblement de celle des entreprises capitalistes privées ou de l’économie publique. Elles ont toujours eu à faire face simultanément au défi économique et au défi de conserver leur identité distincte. Pour relever le défi économique, les entreprises de l’économie sociale sont obligées d’accroître leur capacité de planifier leur développement, d’innover, d’améliorer leur efficacité à moyen terme et de devenir plus compétitives. Pour cela, elles ont besoin, entre autres, d’une structure professionnelle et de ressources humaines stratégiques, lesquelles peuvent toutefois altérer leur identité. Cet article étudie deux questions. Il analyse en premier lieu les gestionnaires, ressources humaines stratégiques, et la capacité de ces derniers de brouiller l’identité de leur entreprise. En d’autres mots, il adopte une approche heuristique pour tenter de jeter les bases d’une théorie de la gestion des entreprises de l’économie sociale. Il explore ensuite des mesures normatives pour préserver l’identité de l’économie sociale, mesures guidées par les valeurs de démocratie, de distribution équitable et de liberté. Il part de l’hypothèse que l’orientation du développement économique et organisationnel des entreprises de l’économie sociale est influencée par la nature et la marge de manœuvre de leurs gestionnaires. Donc, d’un point de vue normatif, si ces entreprises veulent préserver leur identité, elles doivent non seulement choisir judicieusement leurs ressources humaines stratégiques, mais également clairement définir leur marge de manœuvre. Cet article définit d’abord le rôle central des gestionnaires dans la gouvernance des entreprises. Il analyse ensuite la nature des gestionnaires, en particulier les variables qui influencent leur comportement, ainsi que les conséquences de ce comportement sur les entreprises de l’économie sociale. L’orientation des entreprises est influencée par les gestionnaires ; en effet, ce sont eux qui définissent la direction que prend l’entreprise et, par conséquent, renforcent ou sapent l’identité des entreprises (Chaves et Monzón, 2001). La logique sous-jacente à ce phénomène est examinée dans la quatrième partie. 66 Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés En dernier lieu, la question de la surveillance des gestionnaires et toutes les difficultés et limites de ce genre de contrôle sont explorées, ainsi que les options normatives du processus de sélection. L’ESSOR INÉVITABLE DU POUVOIR DES GESTIONNAIRES Des recherches empiriques (p. ex. Berle et Means, 1932) ont révélé que lorsqu’une entreprise se développe et se consolide sur le plan économique, un agent économique particulier distinct du propriétaire de l’entreprise, le gestionnaire, devient le pivot de sa gouvernance. La propagation de ce phénomène, autant dans les entreprises capitalistes que dans celles de l’économie sociale, fragilise leur nature même et mène à une transformation, voire à une dénaturation de leur identité. Ces entreprises deviennent des « entreprises de gestion ». Nous allons examiner ici les principales théories de dégénérescence : la théorie classique du contrôle de la direction, ou la théorie du contrôle interne, qui porte sur les entreprises capitalistes, mais qui peut être extrapolée à l’économie sociale, et les théories classiques de changement au sein des entreprises de l’économie sociale. La théorie classique du contrôle interne Depuis Adam Smith, les écrits économiques conventionnels ont postulé que dans le milieu d’affaires capitalistes, c’est le propriétaire capitaliste (c’est-àdire l’actionnaire) qui est le mieux placé pour s’occuper de ses intérêts et gérer ses affaires de façon efficace. C’est le seul et unique moyen de garantir que l’entreprise capitaliste se développera dans l’intérêt de cet agent économique. La direction de l’entreprise doit toujours être subordonnée et sous le contrôle de cet agent économique central. Cette approche demeure prédominante. Elle n’a pas non plus été remise en question par l’alternative théorique la plus répandue, soit l’économie politique marxiste, pour qui les gestionnaires ont très peu d’importance. Selon ce point de vue, le rôle de ces nouveaux acteurs est subordonné à celui des propriétaires capitalistes et leur présence n’est attribuable qu’à une division de fonctions pour des raisons techniques et organisationnelles. Les travaux des vingt dernières années sur la tradition théorique de l’agence ont en commun la quête pour des formes et des structures de gouvernance efficaces pour créer de la valeur pour le propriétaire (l’actionnaire). Ces travaux ont implicitement démontré les éléments suivants : premièrement, l’essor inexorable du gestionnaire, dépossédant les propriétaires capitalistes des rênes du pouvoir ; deuxièmement, une tendance opportuniste, même prédatrice, parmi les gestionnaires, de s’approprier les revenus qui, selon la théorie économique traditionnelle au moins, appartiennent au propriétaire Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés 67 « légitime » ; enfin, le respect manifeste des auteurs pour le postulat capitaliste dont il a été question ci-dessus, puisque l’ignorer reviendrait à reconnaître la tendance dégénérative de l’entreprise capitaliste classique et la fin du système capitaliste traditionnel, bien que pour des raisons autres que celles envisagées par Marx. Un autre courant considère les grandes entreprises modernes à partir de deux principes : il questionne le postulat capitaliste et tient ensuite pour acquis que l’organisation institutionnelle des grandes entreprises a changé de deux façons. La première modification repose sur la séparation entre l’agent qui contrôle l’entreprise et l’agent qui en est le propriétaire. La deuxième rappelle que l’agent qui le contrôle est la haute direction (et non pas des actionnaires). Ce courant s’est manifesté au début du xxe siècle avec les travaux des institutionnalistes Tawney (1921) et Veblen (1921), qui ont tôt fait de décrire le processus de séparation du propriétaire de l’agent contrôlant dans les grandes entreprises capitalistes, la transformation des propriétaires en « fainéants absentéistes », le conflit latent, mais grandissant entre les gestionnaires et les propriétaires et l’augmentation du pouvoir des gestionnaires. Cette perspective a été élaborée par d’autres économistes comme Berle et Means (1932), Galbraith (1967) et Chandler (1990). Ne se contentant pas d’élaborer des structures théoriques pour ce qu’on peut nommer l’économie de gestion, ils ont aussi fourni des preuves empiriques solides pour appuyer leurs théories. Selon ces auteurs, le processus de transformation de l’économie capitaliste en économie managériale est irréversible, parce que l’omniprésence croissante d’un nouvel agent économique et social, le gestionnaire, est une nécessité objective pour les grandes entreprises qui dominent l’économie. Les raisons expliquant l’essor du pouvoir des gestionnaires sont de deux types : techniques et organisationnelles. Les premières surgissent du développement de l’activité des entreprises, qui exigent de plus en plus de compétences professionnelles et de savoir-faire de la part des ressources humaines. La dispersion croissante des actionnaires et la fragmentation des intérêts (holdings) entre plusieurs petits actionnaires sont autant de raisons organisationnelles menant à la manifestation de ce phénomène. Le comportement de ces propriétaires envers l’entreprise est particulier, car ils ne s’intéressent ni aux activités de l’entreprise, ni à sa gestion, mais uniquement à la répartition des dividendes et à la valeur des actions. Comme groupe, ils ont perdu le contrôle direct de la gestion de l’entreprise. Toutefois, ces propriétaires détiennent toujours un certain contrôle, dit négatif, sur l’entreprise. Ils peuvent en effet définir les critères de sélection et limiter la marge de manœuvre des gestionnaires, variables qui influencent la qualité et le comportement des gestionnaires. Comme Galbraith l’a indiqué, 68 Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés la théorie de gestion exige l’approbation ou le consentement passif des propriétaires, lui-même influencé par la distribution de bénéfices acceptables. Cette dernière exigence est la principale limite de la marge de manœuvre des gestionnaires. L’autre limite, selon la théorie de la gestion, découle des conséquences de la nouvelle logique de distribution des actionnaires. Une telle logique, empreinte d’une perspective à court terme, peut compromettre la viabilité de l’entreprise dans le moyen et long terme, car elle sous-estime des mesures telles que l’investissement et les modifications organisationnelles et techniques, changements nécessaires, mais non rémunérateurs dans l’immédiat. Une autre approche qui ressort de la littérature souligne l’importance du pouvoir technocratique en ce qui concerne la viabilité à moyen terme de l’entreprise (p. ex. Castanias et Helfat, 1992 ; Charreaux, 1996 ; voir aussi la troisième partie de l’article). Les théories managériales et l’économie sociale Les entreprises de l’économie sociale sont gérées selon le principe classique de la prise de décision démocratique (Defourny et Monzón, 1992). Ici, les théories managériales ou de « contrôle interne » renvoient à une banalisation démocratique qui favorise une minorité, à savoir les gestionnaires (voir Stryjan, 1994 ; Cornforth, 1995). Deux principales théories ont été avancées. La théorie classique de Michels (1911), également appelée « la loi de fer de l’oligarchie », met l’accent sur les organisations démocratiques (le chercheur a étudié les syndicats et les partis politiques socialistes). Selon cette théorie, la démocratie appelle nécessairement une organisation ; c’est dire qu’une démocratie sans organisation est impensable. Or, toute organisation tend vers l’oligarchie. Deux prémisses sous-tendent cette théorie. Selon la première, les compétences de leadership social et professionnel sont distribuées inégalement parmi les membres d’une organisation démocratique : une minorité a plus de capacités de leadership dans ces deux sphères. Selon la seconde, la complexité et la croissance des organisations démocratiques exigent une plus grande stabilité du personnel dans les postes de leadership et de gestion. À partir de ces prémisses, Michels conclut que la division du travail et l’expansion de l’organisation nécessitent des « leaders professionnels » (professionnal leaders). Ces derniers accumuleront les pouvoirs de décision au sein de l’organisation. La consolidation de cette oligarchie « démocratique » sera renforcée par l’attitude conformiste des gens de la base (et conséquemment leur acceptation passive d’un transfert d’une plus grande marge de manœuvre à la direction) et le Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés 69 charisme des leaders1. L’oligarchie, selon cette théorie, n’assume pas nécessairement de façon exclusive le rôle de gestion professionnelle et les organisations démocratiques qu’il a étudiées ne se consacraient pas uniquement à des activités économiques. Meister (1974) applique la théorie de Michels de façon dynamique à des organisations démocratiques qui mènent des activités économiques. Il relève quatre étapes dans le processus général de transformation interne (ou banalisation) des organisations démocratiques (associatives et coopératives) en entreprises de gestion, processus par lequel le pouvoir des gestionnaires (administrateurs) croît et devient hégémonique à mesure que les buts économiques l’emportent sur les buts sociaux et autogestionnaires de l’organisation. Une idée commune sous-tend ces deux théories : le pouvoir des gestionnaires dans les entreprises de l’économie sociale croît pour des raisons techniques et économiques, tout comme celui des gestionnaires des entreprises capitalistes. Ils diffèrent quant aux raisons organisationnelles. À mesure que la taille et la complexité des entreprises de l’économie sociale augmentent, la direction prend de l’importance, l’apathie des membres croît proportionnellement (Vierheller, 1994) et ces derniers perdent leur motivation idéologique. On voit donc une modification des buts des membres, qui sont de plus en plus motivés par l’économique à mesure que les valeurs sous-jacentes à la formation de l’entreprise déclinent. Mintzberg (1992) a avancé qu’une des principales sources de pouvoir des gestionnaires était leur contrôle de l’information stratégique concernant l’entreprise. Ce duo information et pouvoir distingue le concept de « technostructure » de Galbraith, associé ici à la direction, du cadre technique (d’où le terme technocratie, ceux qui détiennent l’information). Les gestionnaires « filtrent » et « interprètent » l’information et sont donc en mesure d’influer sur le parcours de l’entreprise et son rendement. Une fois bien installés dans un poste de pouvoir, les gestionnaires ont tendance à s’« autoreproduire » dans ces postes et à exercer leur pouvoir sans contrepoids apparent de la part des membres, phénomène encouragé par le manque d’implication de ces derniers. L’acceptation passive des membres du pouvoir des gestionnaires a pourtant des limites comme l’a démontré Soler (2004). En effet, le pouvoir latent des membres est exercé à des moments décisifs dans le développement de la coopérative, par exemple pour la défendre contre une tentative de privatisation. L’hypothèse selon laquelle les grandes coopératives et entreprises gérées par les membres ont tendance à perdre leur dimension démocratique et à se transformer en entreprise de gestion n’est pas clairement confirmée par les recherches empiriques. Certaines études la corroborent2 ; d’autres, comme celle de Cornforth (1995), la contestent. 70 Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés PAS DE CONTRÔLE ! LES GESTIONNAIRES DE L’ÉCONOMIE SOCIALE, DES VALEURS À L’ENRACINEMENT L’importance des gestionnaires dans les entreprises de l’économie sociale justifie une analyse plus poussée de leur logique comme agents économiques ainsi que l’étude de l’impact de leurs activités sur ces entreprises. Bref, leur importance justifie l’intérêt d’établir une théorie de la gestion dans les entreprises de l’économie sociale. Les gestionnaires des entreprises de l’économie sociale sont caractérisés par leurs intérêts financiers en tant qu’agents économiques et par leur culture de gestion. L’hypothèse avancée établit que si les gestionnaires avec ces caractéristiques ont une marge de manœuvre suffisante, ces caractéristiques guideront les politiques des entreprises et détermineront alors leur parcours. La direction forme un groupe d’intérêts particulier parmi les gestionnaires de l’entreprise de l’économie sociale. Sur le plan sociologique, elle est composée d’employés bien rémunérés, avec un statut élevé, dont les intérêts sont influencés par une logique de « on the job consumption » (Fama, 1980). Cette logique vise à accroître leur sécurité d’emploi, leurs chances de promotion ou/et d’accès à un nouveau poste, leur rémunération et leur sphère d’influence (la possibilité de procurer un poste pour leur proches et de les recommander) ; leur liberté d’action au sein de l’entreprise, leur leadership et leur réputation (prestige) sont d’autres variables. La somme de ces variables forme ce qu’on nomme le « capital de gestion ». Les pratiques des gestionnaires sont guidées autant par leur bagage culturel que par leurs intérêts communs comme agents économiques. La « culture de gestion », un amalgame de croyances et de concepts, avec un système de valeurs et un style de gestion particulier (Hayes et Abernathy, 1980 ; Charreaux, 1996 ; Clark et Salaman, 1998), constitue la base cognitive du comportement des gestionnaires. Deux formes de culture de gestion distincts ont été relevées3 : les gestionnaires de l’école de gestion et ceux de l’économie sociale. Les gestionnaires de l’école de gestion partagent et transmettent la culture de gestion (l’idéologie, dans le sens que lui donne North) des think tanks des entreprises capitalistes dominantes, des écoles de gestion, non seulement dans les politiques des entreprises, mais aussi dans les mesures qu’ils mettent en œuvre4. Leur formation est déficitaire (et montrent peu d’intérêt à l’améliorer) quant aux outils de l’économie sociale (comptabilité, gestion participative, etc.) et leur compréhension de cette économie alternative et des divers types d’organisations qui la composent (coopératives, associations, mutuelles) l’est également. Ils partagent les valeurs du secteur institutionnel capitaliste, secteur qui valorise la compétition interpersonnelle et la recherche Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés 71 du bonheur par le bien-être matériel, idéalisent le marché, la hiérarchie et l’individualisme égoïste, sous-estiment des valeurs telles que la démocratie et ne manifestent aucune ouverture à l’égard des besoins sociaux et des problèmes causés par un manque de pouvoir d’achat. Ce type de gestionnaires tend à éviter la gestion participative et les mécanismes institutionnels de démocratie et de distribution couramment utilisés dans l’économie sociale, les considérant comme des « fardeaux ». Enfin, ces gestionnaires tendent à minimiser leur implication dans les entreprises de l’économie sociale et leur loyauté envers ces entreprises, préférant faire avancer leur carrière dans d’autres types d’entreprises. Les gestionnaires de l’économie sociale, de leur côté, partagent et portent la culture du secteur de l’économie sociale (dans le sens de Lévesque et Vaillancourt, 1996). Ils connaissent (et partagent) le bagage culturel de l’économie sociale, ses méthodes particulières et le projet social de l’entreprise d’économie sociale pour laquelle ils travaillent. Leur système de valeurs et leur éthique se rapprochent de ceux de l’économie sociale et s’opposent à ceux des gestionnaires de l’école de gestion. Ils ont tendance à s’impliquer dans les projets sociaux et économiques de leur entreprise et développent un fort sentiment de loyauté (dans le sens de Hirschmann). Les gestionnaires de l’économie sociale ont tendance à refléter les éléments qui renforcent l’identité de l’économie sociale, tels que des processus institutionnels d’innovation qui encouragent et développent la participation, tandis que les gestionnaires de l’école de gestion considèrent ces variables comme une charge ; le critère de profit financier et économique est leur seul point de référence. Ces aspects théoriques étayés, il devient intéressant d’étudier les caractéristiques particulières des activités clés des gestionnaires de l’économie sociale. Le dilemme du leader Le dilemme du leader, tel que le conçoit Tomás-Carpi (1997), représente un problème de gestion très réel observé dans des coopératives où les politiques de distribution sont basées sur des échelles salariales étroites. Les gestionnaires sont donc moins bien payés, comparativement au marché, alors que d’autres membres sont très bien payés. À moins que ces gestionnaires tirent satisfaction de valeurs qui ne sont ni financières ni rémunératrices, telles que le plaisir de gérer un projet alternatif, ils abandonneront les coopératives pour un emploi mieux rémunéré. Les conséquences de ce dilemme sont doubles : une stratégie de ressources humaines imparfaite et la disparition d’atouts spécifiques (liens et savoir-faire), perdus lorsque ces ressources humaines quittent l’entreprise. Ce phénomène, pris dans une perspective plus large, reflète le 72 Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés rapport entre la logique de maximiser le capital de gestion et la nature de la culture de gestion. Vu leurs valeurs, les gestionnaires de l’école de gestion ont plus tendance à abandonner l’entreprise, alors que la culture des gestionnaires de l’économie sociale tend à réduire ce problème5. La théorie de l’enracinement des dirigeants Au sens large, l’enracinement du gestionnaire comprend tous les stratagèmes pour accroître sa marge de manœuvre discrétionnaire dans la gestion de l’entreprise et maximiser ainsi son capital de gestion. Les gestionnaires d’entreprises de l’économie sociale ont trois moyens de s’enraciner : financier, institutionnel et politique. L’enracinement financier est bien expliqué par la théorie économique (voir Shleifer et Vishny, 1989 ; Paquerot, 1996). Les stratégies d’enracinement institutionnel visent, comme objectif, de modifier le cadre institutionnel de l’entreprise pour bloquer la participation des autres acteurs. Ce sont les stratégies d’enracinement politique qui ont le plus d’impact sur la gouvernance de l’entreprise, car elles tentent de modifier la « possession active ». Dans la terminologie de la théorie de l’agent, elles ne sont rien de moins qu’une contre-attaque par l’agent sur le principal. Il y a deux façons de modifier la possession active. La première consiste à modifier la composition des propriétaires, la diluant avec de nouveaux propriétaires-acteurs et rehaussant, par le fait même, le rôle de la direction, qui s’approprie alors une nouvelle fonction, celle d’arbitre. L’autre, c’est de « s’accaparer » de facto les représentants des propriétaires, c’est-à-dire le conseil d’administration, en utilisant différentes astuces (p. ex., la gestion croisée ou cross-directorship). Étant donné les intérêts dont il a été question plus haut, les stratégies d’enracinement, particulièrement celles du type économique, sont à la portée de tous les gestionnaires. Les chercheurs se demandent maintenant si de telles stratégies favorisent la survie de l’entreprise ou si elles nuisent aux intérêts des propriétaires. LES GESTIONNAIRES ET LA TRAJECTOIRE DE L’ENTREPRISE Les entreprises de l’économie sociale doivent maintenir un équilibre entre leur santé financière, c’est-à-dire restreindre les profits des actionnaires pour permettre à l’entreprise de survivre sur le marché, et le rendement social, soit le besoin de maintenir son identité d’entreprise de l’économie sociale. Le taux de « rentabilité coopérative » mesure à quel point cet équilibre est atteint. Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés 73 Dans ce contexte, les entreprises d’économie sociale peuvent évoluer de trois façons (Chaves et Monzón, 2001). Une évolution positive, où leur identité comme entreprise de l’économie sociale est consolidée. Elle a alors atteint un équilibre harmonieux. Une mutation dégénérative, quand elle réussit sur le plan financier, mais n’a pu maintenir son identité particulière d’entreprise de l’économie sociale. La perte d’identité peut exister de facto, comme c’est le cas pour les « fausses coopératives », ou de jure, lorsque l’entreprise demeure, mais adopte la forme légale d’une entreprise capitaliste (dans le cas de privatisation ou démutualisation). L’effondrement de l’entreprise, pas uniquement pour des raisons financières ; l’entreprise peut aussi s’effondrer lorsque la logique de gestion et les tensions internes deviennent incompatibles avec la survie financière. Les gestionnaires de l’économie sociale jouent un rôle de premier plan dans la gouvernance de ces entreprises. Ils conçoivent et mettent en œuvre des politiques en partenariat avec des groupes d’acteurs qui ont une culture et des intérêts divergents. Les trajectoires décrites ci-dessus sont un reflet de ces politiques. Du point de vue de la gouvernance de l’entreprise, l’enracinement des dirigeants joue en faveur des entreprises ; elles sont en effet moins susceptibles de faire faillite à cause de stratégies de gestion mal avisées ou de l’incompétence des gestionnaires. Comme les stratégies d’enracinement des dirigeants sont compatibles avec le but de maximiser le capital de gestion, elles favorisent la viabilité de l’entreprise. La marge de manœuvre croissante des gestionnaires tend à accroître la taille et la complexité de l’entreprise et maintient sa rentabilité à un niveau acceptable (ce qui profite indirectement aux membres). La politique d’enracinement neutralise aussi les tensions créées à court terme par le manque d’implication de certains membres. Or ces stratégies d’enracinement ne protègent pas nécessairement l’identité sociale des entreprises ; cela relève de la culture de gestion. Ainsi, une trajectoire positive a plus de chance de s’installer si l’entreprise se dote de gestionnaires de l’économie sociale, car leur culture particulière les incline à mettre en place des systèmes et des processus qui limitent leur pouvoir (voir Chaves et Monzón, 2001). Une mutation dégénérative est plus susceptible de survenir lorsque les gestionnaires appartiennent à l’école de gestion, car ils adoptent un style directif de gestion (top-down), dicté dans un langage de spécialiste, et établissent une technostructure caractérisée par l’absence de mécanismes favorisant la 74 Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés participation des membres. De plus, ils privilégient un profil sociologique de gestion basé sur des rapports avec la technostructure de grandes entreprises capitalistes dans le secteur, avec qui ils partagent la même formation et la même culture de gestion. Après avoir établi la relation entre les différents modèles de gestion et les trajectoires que peuvent suivre les entreprises de l’économie sociale, il faut voir comment il est possible d’assurer une trajectoire positive. Deux options se présentent : la première, plus répandue, vise à contrôler les gestionnaires afin de réduire leur marge de manœuvre ; l’autre consiste à choisir des candidats ayant le profil d’un gestionnaire de l’économie sociale. LE CONTRÔLE ET LA SÉLECTION DES GESTIONNAIRES La première option présume qu’une marge de manœuvre trop grande encourage les gestionnaires à utiliser des stratégies d’enracinement et propose d’établir des mécanismes de contrôle pour réduire la marge de manœuvre discrétionnaire qui leur est accordée ; c’est l’approche dominante dans les écrits sur la gouvernance des entreprises. Ces mécanismes visent le renforcement du contrôle des actionnaires ou des membres sur les gestionnaires. Il existe quatre types de mécanismes de contrôle : 1) les innovations institutionnelles dans les structures et les modes de participation et de prise de décision par les membres, c’est-à-dire l’agent principal dans la théorie de l’agent (p. ex. des mécanismes qui facilitent la représentation des membres dans le réseau des filiales ou la formation d’une coalition de membres) ; 2) la mise en place d’assemblées externes neutres qui surveillent les activités de la direction de l’entreprise ; 3) une définition explicite et détaillée des objectifs de rendement social ou d’indicateurs sociaux qui seraient évalués périodiquement ; 4) des mécanismes de régulation publique de la gestion des entreprises. Toutefois, ces mécanismes de contrôle et leur utilisation isolée ont été sérieusement critiqués. Premièrement, étant donné le caractère presque irréversible du retranchement des gestionnaires, plus le processus est avancé, plus il est difficile d’introduire des mécanismes de contrôle. Deuxièmement, il y a le problème classique de savoir qui contrôle les contrôleurs. Des assemblées ou directions externes peuvent être « séduites » ou « conquises » par les gestionnaires ; elles Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés 75 peuvent être achetées, directement ou indirectement, ou soudoyées d’autres façons, et être ainsi invalidées comme contrôleurs. Le rôle de surveillance que devrait exercer le conseil d’administration, représentant les membres, peut également être détourné, par exemple lorsque les gestionnaires influencent le choix des administrateurs, par cooptation ou par connivence, ou lorsqu’ils les « conquièrent » tout simplement. L’apathie des membres rend ces scénarios plus plausibles. Ajoutons que les entreprises de l’économie sociale ne précisent pas suffisamment leurs objectifs sociaux et les indicateurs pour les évaluer ; les bilans et audits sociaux n’ont donc pas dépassé le stade expérimental. Ce manque de définitions des objectifs sociaux est encore plus frappant dans le cas d’organisations complexes avec diverses catégories de membres et d’agents économiques (des actionnaires multiples) dont les intérêts doivent être conciliés. Les gestionnaires, tiraillés entre le manque de définition de buts sociaux et la clarté des buts financiers, ont tendance à augmenter leur marge discrétionnaire. Il n’est pas facile, dans un tel contexte, d’établir une politique d’incitatifs et de buts pour les gestionnaires. Ce problème est aggravé par la difficulté de moduler les incitatifs (Orellana, 2002). En outre, même si les membres et leurs représentants au conseil d’administration contrôlent les gestionnaires, il est peu probable qu’ils possèdent une meilleure connaissance de l’entreprise, à moins d’y travailler. Les gestionnaires profitent alors d’une information asymétrique. Un exemple extrême peut se présenter si l’on décide de remercier un gestionnaire. Ce dernier aurait alors une raison de « piller » comme nous l’avons expliqué dans la section sur l’enracinement, ce qui entraînerait des coûts élevés de restructuration, coûts qui seraient proportionnels au degré d’enracinement. Par ailleurs, un contrôle efficace n’assure pas non plus la viabilité financière de l’entreprise. En effet, des membres fortement impliqués et un conseil d’administration vigoureux ne peuvent garantir un rendement coopératif optimal. Si les membres exigent une répartition plus grande que celle que peut assumer l’équilibre financier, si ces exigences ne sont pas contrées ou si elles sont soutenues par le conseil d’administration, les gestionnaires ne pourront les empêcher de miner l’entreprise, qui risquera alors de s’effondrer. Ce genre de situation peut se produire dans des coopératives de travail où les coopérateurs exigent des salaires plus élevés que ce que les activités et les surplus de l’entreprise permettent, ou encore dans des coopératives de commerce de détail qui sont trop « généreuses » envers les membres consommateurs. Ces politiques de redistribution sont néfastes pour les investissements, donc pour le rendement financier à long terme. 76 Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés L’autre option pour demeurer dans une trajectoire positive consiste à choisir judicieusement les gestionnaires. Deux types de gestionnaires, ceux qui ont été formés au sein même de l’entreprise et ceux qui l’ont été dans les écoles de l’économie sociale, parviennent à assurer la survie de l’entreprise tout en préservant son identité particulière. Deux caractéristiques définissent ce type de gestionnaire : la première a trait aux valeurs (loyauté, engagement envers les valeurs de l’économie sociale) et la seconde, à une formation adéquate aux outils spécifiques à l’économie sociale. Ces deux caractéristiques justifient le besoin d’une formation particulière pour les gestionnaires de l’économie sociale qui diffère de celle dispensée aux gestionnaires d’entreprises capitalistes (Davis, 2001 ; Young, 1987). Or comment choisir judicieusement ces ressources humaines stratégiques ? Étant donné que la culture de gestion et le talent sont des caractéristiques importantes, quels facteurs ou processus contribuent à « créer » un gestionnaire de l’économie sociale ? Davis (2001) plaide pour l’institutionnalisation de la profession de gestionnaires coopératifs (et par analogie des gestionnaires de l’économie sociale) et préconise la création d’organisations caractéristiques à toute profession, c’est-à-dire : – une association professionnelle ou collège spécifique à ce type de gestionnaires, qui diffuserait l’information sur la profession et agirait comme observateur officiel, indiquant ou dénonçant les bonnes et les mauvaises pratiques ; – un code de conduite propre à cette profession, pour opérationnaliser ses valeurs ; – des établissements d’enseignement spécialisés en économie sociale offrant de la formation sur les aspects techniques (comptabilité et régimes fiscaux) et organisationnels de l’économie sociale ainsi que ses valeurs ; – des mécanismes de recrutement et de placement adaptés à la profession, liés à l’association professionnelle et aux établissements d’enseignement, pour faciliter la recherche de ce type de gestionnaire. De telles mesures institutionnaliseraient la gestion de l’économie sociale (Charreaux, 1996). La création d’un cadre institutionnel dans ce domaine améliorerait le processus de sélection externe des entreprises de l’économie sociale. De plus, cela inciterait les gestionnaires eux-mêmes à favoriser le modèle de gestionnaire de l’économie sociale, en développant un marché pour ce genre de gestionnaire dont la réputation serait un atout central dans la logique de maximisation du capital de gestion. Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés 77 CONCLUSION L’importance des gestionnaires dans la gouvernance des entreprises de l’économie sociale s’accentue à mesure que ces entreprises grandissent et se complexifient. Certains facteurs économiques, liés aux exigences techniques et professionnelles requises qui ne cessent de croître, ainsi que des facteurs sociaux et organisationnels, liés à l’apathie des membres, contribuent à accroître la maîtrise des gestionnaires de l’information stratégique et ainsi leur marge de manœuvre. Ils peuvent alors amener l’entreprise à prendre une trajectoire dégénérative ou positive, qui renforcera son identité particulière à l’économie sociale. Cet article part de la prémisse que la gestion doit être incluse dans une théorie de gouvernance de l’économie sociale. Il analyse la nature et le rôle des gestionnaires dans ce type d’entreprises selon deux aspects : les intérêts économiques des gestionnaires en tant qu’agents économiques et la culture de gestion. Leurs intérêts économiques les poussent à maximiser leur capital de gestion (sécurité d’emploi, chances de promotion ou accès à un autre poste, rémunération, sphère d’influence, réputation, etc.) ; c’est un élément fondamental de la théorie traditionnelle de la gouvernance des entreprises. La culture de gestion, un amalgame de croyances, de valeurs et de styles de gestion, permet de faire ressortir deux types de gestionnaires : celui de l’école de gestion et le gestionnaire de l’économie sociale. Notre analyse nous a permis de conclure que des comportements qui empêchent les entreprises de poursuivre une trajectoire positive, tels que le dilemme du leader (avec comme résultat la perte des gestionnaires), des stratégies d’enracinement (particulièrement des stratégies politiques et institutionnelles) ou le pillage coopératif, sont moins susceptibles de se manifester chez un gestionnaire de l’économie sociale. Certains mécanismes de contrôle du pouvoir du gestionnaire peuvent certes être mis en place. Or cet article argumente que ces contrôles ont des faiblesses : le contrôleur peut être « conquis » par ceux qu’il est supposé contrôler. Le choix judicieux du gestionnaire peut prévenir la dégénérescence des entreprises de l’économie sociale et les encourager à poursuivre une trajectoire positive. D’un point de vue normatif, les facteurs ou processus qui contribuent à la formation des gestionnaires de l’économie sociale sont cruciaux pour le développement d’une économie sociale saine. Notes * 1. 78 Traduit de l’anglais par Célinie Russell, Université du Québec en Outaouais. Un coup d’œil sur l’origine sociale des leaders/gestionnaires renforce cette théorie. Placer des personnes qui viennent de l’élite sociale ou politique à des postes de gestion accroît leur pouvoir social et politique. Dans le contexte d’une organisation démocratique, cela contribue directement à une régression antidémocratique, comme Platon et Aristote l’ont souligné. Économie et Solidarités, volume 35, numéros 1-2, 2004 © 2005 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca Tiré de : Économie et Solidarités, vol. 35, nos 1-2, M. J. Bouchard, J. L. Boucher, R. Chaves et R. Schediwy, responsables • EES3501N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés 2. Voir par exemple DAVIS (2001) et VIERHELLER (1994, p. 648). 3. Voir DAVIS (2001), MUNKNER (2000) et PESTANA et GOMEZ (2003). 4. La réceptivité des gestionnaires de l’économie sociale à l’influence de l’idéologie (dans le sens que lui donne North) transmise par les think tanks de gestion, aussi connus sous le nom d’écoles de gestion, peut engendrer une forme d’isomorphisme décrit par DIMAGGIO et POWELL (1983) : l’isomorphisme normatif (CHAVES et MONZÓN, 2001). 5. Des recherches sur les gestionnaires de l’économie sociale démontrent que ces derniers consentent à des sacrifices sur le plan salarial (YOUNG, 1987, p. 176). On fait état de tels sacrifices aussi dans la littérature sur les coopératives, entre autres sur la coopérative Mondragón. Bibliographie BERLE, A. et C. MEANS (1932). The Modern Corporation and Private Property, New York, Macmillan. CASTANIAS, R.P. et C.E. 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