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Auteur
Olivier Crevoisier est professeur au Groupe de recherche en économie territoriale (GRET) de
l’Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel. Il aborde les phénomènes économiques selon
une approche institutionnaliste et territoriale. Ses principaux domaines de recherches sont les
milieux innovateurs, l’industrie financière et les ressources culturelles.
[email protected]
Université de Neuchâtel
Institut de sociologie
2000 Neuchâtel (Suisse)
Résumé
Cet article propose une manière alternative de considérer les relations entre connaissance et
développement territorial. Aujourd’hui, la connaissance peut être considérée comme
essentiellement mobile. Les régions qui prospèrent devraient être celles qui ancrent cette
connaissance et parviennent ensuite à la prolonger. Cette connaissance est ensuite supposée
générer de la valeur économique. Afin de comprendre ce processus de création de valeur, il faut
dépasser la distinction entre la connaissance tacite, que l’on suppose liée au contexte local, et la
connaissance codifiée, supposée mobile. Cet article propose une distinction entre d’une part la
connaissance substantive, dont la valeur économique découle des droits exclusifs d’exploitation, et
la connaissance signifiante, dont la valeur économique est d’autant plus grande qu’elle est
davantage diffuée, partagée.
Cette distinction est ensuite utilisée pour interpréter les résultats de l’enquête EURODITE. Une
typologie des dynamiques territoriales de connaissance et des milieux ancreurs est construite.
Enfin, un système européen de la connaissance est esquissé.
Mots-clés
Economie de la connaissance, développement territorial, milieu ancreur, dynamiques territoriales de connaissance,
EURODITE.
Remerciements
L’auteur adresse ses vifs remerciements à Valérie Angeon, Hugues Jeannerat et Leila Kebir pour leurs nombreux
commentaires concernant ce texte.
Cette recherche a été menée dans le cadre du projet FP6 EURODITE.
© 2010 by the author
ISSN : 1662-744X
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Dynamiques territoriales de connaissance et milieux ancreurs en
Europe
Olivier Crevoisier, GRET, Université of Neuchâtel
Au cours des vingt dernières années, la science régionale et la géographe économique ont abordé
le rôle de la connaissance principalement à travers les Modèles territoriaux d’innovation (TIMs)
(Lagendijk, 2006; Moulaert & Sekia, 2003; Simmie, 2005). Cette approche, qui s’est développée
entre 1985 et 1995, doit aujourd’hui être mise à jour en raison de la transformation du contexte. La
présente contribution propose, en s’appuyant sur des études de cas, un cadre conceptuel qui
repose sur les éléments suivants : premièrement, une distinction entre d’une part la connaissance
substantielle, contrôlée généralement par des entreprises de manière exclusive et dont la valeur
est liée à un contenu ; d’autre part la connaissance signifiante, dont la valeur économique repose
sur le partage et la diffusion, qui est largement partagée entre ses auteurs et les
consommateurs/citoyens; en second lieu, le concept de milieu ancreur qui rend compte des
capacités différenciées des régions d’ancrer des connaissances beaucoup plus mobiles
qu’auparavant. Ce cadre conceptuel permet de prolonger les TIMs sur trois points :
-
Les TIMs se concentraient essentiellement sur les conditions de l’accumulation locale des
connaissances (Crevoisier & Jeannerat, 2009). Avec les NTIC la facilité de déplacement
des travailleurs en Europe, les politiques européennes de recherche et de formation, c’est
plutôt de la capacité à ancrer des connaissances mobiles qu’il faut se préoccuper. Pour
poursuivre leur trajectoire, les régions ne doivent plus se reposer sur leurs propres
capacités pour faire évoluer leurs connaissances. C’est désormais leur capacité à utiliser
les connaissances développées ailleurs, leur milieu ancreur, qui devient déterminante ;
-
Les TIMs ont largement mobilisé la distinction de 1944 de Polanyi, reprise par Nonaka et
Takeuchi (1995), puis Lam (2000) entre connaissances « tacites », qui seraient liées à un
lieu, et les connaissances « codifiées » qui circuleraient avec coût très faible - voir entre
autres les contributions critiques de Bathelt, Malmberg & Maskell (2004) et de Cooke
(2008). Or, le problème n’est plus le coût de transport et les conditions techniques de cette
mobilité, mais la capacité au lieu d’arriver de capter ces connaissances mobiles pour créer
de la valeur économique. Ce sont donc les institutions économiques permettant la mobilité
et l’ancrage (Berset & Crevoisier, 2006a) des connaissances qui deviennent déterminantes.
On distinguera d’une part la contractualisation et l’appropriation pour la connaissance
substantielle et d’autre part le partage et la reconnaissance pour la connaissance
signifiante.
-
Très marqués par l’économie industrielle, les TIMs se préoccupaient exclusivement des
systèmes de production et d’innovation. Or, la valorisation de la connaissance ne passe
plus forcément par la médiatisation de biens manufacturés et prend des formes beaucoup
plus diversifiées. La production/consommation inclut aujourd’hui largement des médias ou
des interactions sociales directes, elle comporte davantage de contenu culturel et les
modalités de rémunération des producteurs sont souvent indirectes et plus complexes (Ng,
2010). De plus, dans des domaines aussi divers que le sport-spectacle, la diététique,
l’utilisation de smartphones, la santé, etc., ce sont les connaissances de plus en plus
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importantes des consommateurs et des citoyens qui déterminent la création de valeur
économique. Il est donc nécessaire de rendre compte de la complexité des réseaux de
production/consommation, y compris dans leur organisation territoriale.
L’objectif de cet article est de proposer un cadre conceptuel pour comprendre les dynamiques de
connaissance d’un point de vue économique et territorial dans une perspective institutionnaliste.
Cette approche paraît pertinente pour rendre compte des transformations actuelles :
premièrement, l’accessibilité accrue de la connaissance grâce d’une part au développement
considérable des NTIC que nous avons connu depuis vingt ans ; en second lieu l’intégration
institutionnelle qui caractérise la globalisation, avec une attention particulière à la construction
européenne. Ce travail s’inscrit d’ailleurs dans le cadre de la synthèse des travaux de terrain du
projet européen EURODITE1 (Cooke, Laurentis, Macneill, & Collinge, 2011; Macneill & Collinge,
2011), une recherche menée dans 24 régions européennes et dédiée à l’économie de la
connaissance dans une perspective territoriale. Le cadre conceptuel a été élaboré en parallèle
avec le dépouillement des études de cas.
La première partie passe en revue des contributions classiques en économie de la connaissance
ainsi qu’en économie territoriale consacrées aux dynamiques de connaissance.
La deuxième partie propose de remplacer la dualité codifiée/tacite par une distinction entre
connaissance contrôlée (owned) et substantielle d’un côté et une connaissance partagée
(authored) et signifiante de l’autre. La valeur économique de la connaissance contrôlée (owned) ou
substantielle, repose sur le contenu de la connaissance, bien identifié, stabilisé et délimité, et qui
sert de base à la rémunération lors d’une transaction. La valeur économique de la connaissance
partagée (shared ou authored) repose au contraire sur le statut d’auteur (ou de maître, de pair,
etc.) reconnu aux personnes ou aux communautés qui produisent, détiennent et adaptent ces
connaissances de manière évolutive aux différents contextes. La connaissance signifiante tire sa
valeur du sens qu’elle procure à ceux qui la partagent. Ces deux types de connaissance diffèrent
également du point de vue de leur mobilité et de leur ancrage.
La troisième partie définit le concept de milieu ancreur. Le milieu ancreur représente la capacité
qui réside à l’échelle d’une région à mobiliser des connaissances mobiles provenant d’ailleurs.
Aujourd’hui, le potentiel de mobilité de la connaissance s’est considérablement accru grâce aux
NTIC, mais surtout grâce aux réformes institutionnelles aux échelles nationales, européennes et
au-delà. Dès lors, à l’échelle régionale ou locale, c’est la capacité à s’inscrire dans cette économie
qui devient déterminante. Dans différentes régions émergent des modalités différentes de le faire
et c’est ce dont le concept de milieu ancreur rend compte.
Enfin, la quatrième et dernière partie développe tout d’abord quatre idéaux-types de milieux
ancreurs. Chacun de ces types est illustrés par quelques exemples tirés de l’enquête. La typologie
permet non seulement de rendre compte des dynamiques locales, mais aussi et surtout de leur
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URL: (http://www.eurodite.bham.ac.uk/). Nous remercions tous les participants pour leur apport à cet article, En particulier : Anna
BUTZIN, Christophe CARRINCAZEAUX, Chris COLLINGE, Phil COOKE, Margareta DAHLSTRÖM, Ben DANKBAAR, Frédéric GASCHET,
Henrik HALKIER, Ernst HELMSTÄDTER, Laura JAMES, Anders LARSSON, Stewart MACNEILL, Simone STRAMBACH, Mario VALE, Geert
VISSERS et Brigitta WIDMAIER.
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inscription dans le système plus large de la mobilité des connaissances en Europe. La typologie
montre comment la connaissance circule entre les différentes régions, en fonction de la présence
de milieux ancreurs. L’échelle européenne apparaît décisive dans le sens où les institutions qui
rendent possible la mobilité de la connaissance (standards industriels, marché unique, libre
circulation des personnes, etc.) sont développées à cette échelle. A l’inverse, l’échelle régionale
est déterminante pour l’ancrage de ces connaissances. Du point de vue des politiques publiques,
les objectifs sont donc clairement liés à des échelles d’intervention différentes.
1. Le modèle traditionnel: local=tacite, mobile=codifiée
1.1. Nonaka and Takeuchi: une distinction entre connaissance tacite et codifiée
La référence la plus citée en économie de la connaissance est sans doute Nonaka et Takeuchi
(1995). Ils se basent sur la distinction de Polanyi entre les types de connaissance “tacit” et
“explicit” (même si cette paternité est partiellement contestée (Gourlay, 2006)). L’idée est que les
interactions entre connaissances tacites et explicites est cruciale pour l’émergence de nouvelles
connaissances.
Dans le même esprit, mais en développant considérablement les aspects institutionnels et
organisationnels, Lam (2000) expose ce que l’on peut appeler aujourd’hui l’approche traditionnelle
de la connaissance. Brièvement, elle pose d’une part que les connaissances tacites sont
incorporées (« embodied ») dans les individus ou encastrées (« embedded ») dans des
communautés ; elles sont le résultat d’apprentissages sur le tas, résultant de l’action et qui sont
spécifiques au contexte ; elles ne peuvent pas être transmises sans le sujet qui les détient
(« knowing subject »). D’autre part, la connaissance explicite réside dans la tête des
professionnels (« embrained ») ou elle est encodée (« encoded ») dans les acteurs collectifs. Elle
peut par conséquent être centralisée et contrôlée par des organisations. Seules les formes
organisationnelles qui parviennent à mobiliser les connaissances tacites atteignent de hauts
niveaux d’innovation et d’apprentissage, car dans la perspective de Polanyi, de nouvelles
connaissances ne peuvent émerger que sur la base d’intuitions des individus.
En dépit de son très grand intérêt, cette approche présente une difficulté majeure. L’idée de
connaissance « tacite » est particulièrement floue et ne peut pas être traitée dans une perspective
économique. On la décrit comme une connaissance non conscientisée, développée à partir de la
pratique, non abstraite du contexte (« sticky »),… des caractéristiques souvent exprimées par des
métaphores ou des expressions par la négative plus que par du contenu. Les institutions relatives
à la connaissance ne devraient pas être fondées sur la forme sous laquelle la connaissance se
présente (« tacit » ou « codified »), mais bien sur son intérêt économique ainsi que sur les
modalités sociales et territoriales de sa production et de son utilisation.
1.2. La mobilité de la connaissance : l’opposition discutable entre tacite=local,
codifiée=global
En parallèle aux travaux en économie de la connaissance centrés sur les organisations, les
relations entre connaissance et innovation ont constitué un thème privilégié dans le domaine de
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l’économie territoriale. En effet, des approches comme celles des milieux innovateurs (Camagni,
1991; Maillat, 1995) et des systèmes régionaux ou nationaux d’innovation (Lundvall, 1994),
mettent systématiquement au centre de leurs préoccupations la question de la connaissance et de
l’innovation.
L’argument central repose également sur la distinction entre connaissance tacite et explicite.
Bathelt, Malmberg et Maskell (2004) rapportent ainsi le raisonnement de base: “The main
argument regarding the spatial aspect of this has been that – on the one hand – the more codified
the knowledge involved, the less place-sensitive should these processes tend to be. If- on the
other hand – the knowledge involved is diffuse and tacit, the argument is that such interaction and
exchange is dependent on spatial proximity between the actors involved. Only by being in the
same local environment and by meeting repeatedly in person, can and will such more subtle forms
of information be exchanged.” (p.32).
Afin de dépasser cette vision tacit = local et codified = global, ces auteurs font remarquer que le
problème n’est pas que la connaissance codifiée puisse voyager à coût faible, mais bien qu’il
existe des coûts substantiels pour identifier, évaluer, assimiler et appliquer cette connaissance. Or,
selon eux, ceci n’est possible que par la fusion avec des connaissances plus permanentes et
encastrées dans des contextes locaux, en fait des connaissances « tacites ». La combinaison
entre cette connaissance locale avec des connaissances – tacites ou codifiées – externes à la
région se réalise selon eux grâce à l’existence de « global pipelines » stabilisés qui permettent aux
acteurs locaux d’interagir à distance avec d’autres et de combiner ainsi les avantages du « buzz »
local à l’enrichissement induit par les connaissances développées ailleurs.
On voit donc que le modèle s’est considérablement enrichi, mais il n’en reste pas moins qu’il
repose toujours sur la distinction entre une forme tacite, non articulée, de connaissance et une
forme codifiée.
2. Une proposition alternative : une approche institutionnelle des
connaissances dans leur contexte territorial
Les paragraphes précédents ont permis d’identifier les limites du modèle traditionnel basé sur la
distinction entre connaissances tacites et codifiées ainsi que de l’assimilation entre connaissances
tacites et locales, connaissances codifiées et mobiles,
Dans cette partie, on propose une autre distinction entre connaissances substantielles et
signifiantes basée sur les institutions économiques et sociales de la valorisation de la
connaissance au lieu d’arrivée et non plus sur les conditions techniques de sa mobilité.
Le premier paragraphe s’interroge sur la manière dont la connaissance peut être valorisée
monétairement (2.1). Sur la base de ces différentes modalités de valorisation, on propose une
distinction entre la connaissance substantive (2.2) (qui a une valeur économique en raison du
contenu de la connaissance) et la connaissance signifiante (2.3) (qui a une valeur économique de
par le sens qu’elle procure à ceux qui se l’approprie). A ces deux types de connaissance,
correspondent des formes territoriales particulières ainsi que des modalités distinctes de mobilité
et d’ancrage (2.4). Enfin, le dernier paragraphe définit le concept de milieu ancreur (2.5).
2.1. Connaissance et valeur économique
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A l’instar de Lam (2000), les Territorial innovation models (TIMs) auxquels il a été fait référence
plus haut se concentraient sur l’innovation comme principal levier de transformation de l’économie.
L’innovation étant la mise sur le marché de nouveaux biens ou services, ou encore comme la
mobilisation, pour la production économique, de nouveaux processus, on comprend comment
l’innovation génère de la valeur. Cependant, dans un tel modèle, la valorisation se réalise
uniquement sur le marché des biens et des services.
Concernant la connaissance en revanche, la manière dont elle se transforme en valeur monétaire
ne va pas de soi. En effet, il n’existe pas de « marché de la connaissance » structuré et c’est ce
qui rend la compréhension difficile. On peut ainsi repérer différentes modalités plus ou moins
directes de valorisation selon que la connaissance est utilisée comme input ou comme output
(Antonelli & Calderini, 2008) du processus de production, selon son positionnement le long de la
chaîne de valeur (en amont, en aval ou en parallèle), etc.
Voici quelques exemples non exhaustifs de la manière dont la connaissance est valorisée
monétairement:
•
•
•
•
Via le marché du travail:
o
Certaines personnes qualifiées et qui ont un statut d’indépendant vont vendre leurs
connaissances presque directement sur le marché, par exemple sous la forme
d’expertises ou de prestations scientifiques, artistiques, techniques, etc.;
o
Plus généralement, les personnes qualifiées vont réaliser un travail qui mobilise et
qui génère de la connaissance dans le cadre d’entreprises qui leur versent un
salaire, avec des formes plus ou moins sophistiquées d’intéressement;
Via des activités ou des événements dont l’objet est plus ou moins directement la
connaissance:
o
Les colloques, conférences, foires, etc. sont des événements auxquels participent
des personnes généralement au titre d’une entreprise. La connaissance elle-même
n’est pas vendue, mais la participation suppose de financer les prestations autour
de l’activité ainsi que les salaires des personnes qui participent ;
o
La formation interne aux entreprises occasionne également des dépenses sous
forme de salaires;
Via les marchés des biens capitaux:
o
Les brevets, les design et modèles, etc. font l’objet de diverses transactions comme
les licences d’utilisation;
o
Les machines, les logiciels, mais aussi des prestations de services techniques,
scientifiques, économiques ou artistiques contiennent un haut degré de
connaissances et sont vendues sous la forme de biens ou de services aux
entreprises; elles nécessitent des apprentissages plus ou moins partagés;
Via le marché des biens et services:
o
Quantité de biens et de services achetés par les ménages ont un important contenu
en connaissances. La plupart de ces prestations ne nécessitent qu’un
apprentissage limité de la part des consommateurs avant utilisation. Ainsi, il n’est
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pas nécessaire de connaître la programmation avant d’utiliser un jeu vidéo ou de
connaître la musique pour aller écouter un concert;
•
o
D’autres services vendent plus directement de la connaissance aux particuliers,
comme la formation, divers conseils, etc.
o
Cependant, on voit aujourd’hui se développer des marchés dans lesquels les
compétences des utilisateurs jouent un rôle de plus en plus important dans le
développement de la prestation elle-même. Une personne qui a des connaissances
élaborées générera beaucoup plus de valeur dans l’utilisation de son téléphone
mobile qu’une personne qui ne saura qu’envoyer des messages. Il en va de même
dans des domaines comme la santé, la consommation culturelle, le sport, la
formation, etc. (Ng, 2010) ;
Via la rente foncière :
o
•
L’implantation d’entreprises ou de ménages dans des lieux de haute concentration
de connaissances comme une place financière internationale, une ville d’art ou
encore une région de haute technologie nécessite le paiement de loyers élevés ;
…
Il existe donc une grande diversité des modes de valorisation de la connaissance (directe ou
indirecte, du côté des producteurs ou des consommateurs, etc.). Pour la présente recherche, il faut
s’interroger sur la manière dont on peut penser cette valorisation dans le cadre de l’économie
capitaliste et de marché: quelle est la base sur laquelle se définit la valeur de la connaissance ?
Comment se calcule cette valeur? Quelles sont les parties prenantes et les institutions qui
définissent la répartition des gains et des dépenses liées à la constitution et à l’usage de la
connaissance ? Comment s’organise cette valorisation dans l’espace ? Etc.
Afin de répondre à ces questions, on propose ici une distinction institutionnaliste entre deux idéaux
types de connaissance : la connaissance substantielle, (2.2), basée sur le contrôle et la
possession de la connaissance, et la connaissance signifiante de l’autre (2.3), basée sur le
partage et la reconnaissance des auteurs.
2.2. La connaissance substantive
La valeur économique de la connaissance substantive repose l’exclusivité de son exploitation.
Pour établir ce droit, une identification poussée et précise de son contenu est nécessaire avant de
négocier le prix donnant le droit d’utiliser ce contenu. La rémunération peut prendre des formes
diverses : achat de biens (par exemple une automobile de série), de services (par exemple une
expertise dont le contenu appartient au mandant), de biens capitaux (logiciels, machines, brevets,
marques,…) ou encore sous la forme de salaires (par exemple versés à des experts engagés pour
développer telle ou telle connaissance sous le contrôle de l’entreprise).
La connaissance substantive se caractérise par un contenu stabilisé, clarifié, sur la base duquel
peuvent être développés des dispositifs techniques, des produits ou des services. Cette
connaissance est convergente, elle a évolué vers une stabilisation et une intégration. Elle est
également finie, dans le sens où elle possède des limites identifiées. Du point de vue économique,
elle peut dès lors être intégrée dans des dispositifs fonctionnels. Les ambigüités liées aux
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différences d’interprétation sont levées autant que possible et la connaissance tend vers le
monologique. Elle n’appelle pas à son propre dépassement. A un certain stade, cette clarification
peut permettre la formalisation de la connaissance, voir son codage sous forme de donnée.
Du point de vue des acteurs et des institutions, l’appropriation se caractérise par le transfert du
contrôle de la connaissance d’un certain nombre d’acteurs vers un acteur unique (une personne,
une entreprise, une organisation,…) identifiable. Ce contrôle ne signifie pas un monopole dans la
détention effective de la connaissance (il est difficile pour une personne de désapprendre quelque
chose), mais bien un droit social plus ou moins exclusif d’en faire usage, en particulier dans la
sphère économique. On a donc une certaine séparation qui s’opère entre la connaissance d’une
part et les acteurs qui en sont les porteurs d’autre part (objectivation). D’un point de vue
économique, la connaissance substantive correspond à une ressource incorporées aussi bien
dans des personnes que dans des objets, mais qui est placée sous le contrôle d’un acteur
(généralement une entreprise) qui, grâce à l’exclusivité, peut en tirer un revenu. On parlera ici de
connaissance contrôlée (controlled), voire possédée (owned), étant entendu que la propriété
juridique, ou le droit d’user, d’aliéner ou de faire évoluer la connaissance, doit être dissociée de
son contrôle psychologique, biologique ou physique.
En ce qui concerne le territoire, la mobilité et l’ancrage, la connaissance substantielle, par le
processus de stabilisation et de clarification qu’elle a subi, devient largement indépendante du
contexte local. Elle peut circuler en particulier par des échanges économiques contractualisés,
incorporée dans des biens et des services ou sous la forme de patentes, de brevets, etc. Son
ancrage se réalise par l’investissement, lors de l’achat, ainsi que par un apprentissage
instrumental (learning curve) permettant son utilisation.
2.3. La connaissance signifiante
La valeur économique de la connaissance signifiante repose sur son partage et sa diffusion. Elle
est liée aux personnes, aux communautés et aux contextes qui créent et diffusent ces
connaissances. La rémunération de ces dernières peut prendre la forme de salaires (par exemple
pour un chercheur du secteur public), de mandats (pour des commandes d’œuvres à des artistes),
d’achat de biens (pour des produits AOC) ou de services (restaurant d’un cuisinier reconnu). De la
valeur naît également du côté de la consommation par le fait que le consommateur qui possède
des connaissances signifiantes co-créera d’avantage de valeur (par exemple, le fait de connaître
l’histoire de la renaissance donne de la valeur à une visite de la ville de Florence ou de savoir
manier internet lors de l’utilisation d’un smartphone).
Du point de vue du contenu, la connaissance signifiante se caractérise par son insertion dans des
systèmes de pensée. Elle est hautement contextuelle, et par là ouverte, « open ended ». Elle se
caractérise par un dépassement continuel de ses contours et de sa profondeur. Elle est marquée
par la créativité, et donc par l’incertitude quant à l’évolution de son contenu. Chaque pas ouvre de
nouvelles questions et de nouvelles possibilités de développement. Les différences d’interprétation
d’une connaissance sont le moyen privilégié de son dépassement. C’est donc une connaissance
dialogique, qui perd son sens – et donc son intérêt - lorsqu’elle est réifiée et figée.
Du point de vue des acteurs et des institutions, la connaissance partagée se caractérise par sa
fusion avec la communauté qui la détient, l’enrichit et la partage. La dynamique de cette
connaissance résulte de la pluralité des acteurs qui la détiennent et interagissent à son propos.
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L’absence de propriétaire, d’un contrôle centralisé de son usage et de son évolution ainsi qu’une
certaine diversité dans la communauté sont les conditions qui permettent à cette connaissance de
rester évolutive. Ces connaissances se diffusent aussi bien dans la communauté des producteurs
que dans celle des consommateurs, et très souvent entre ces communautés.
Les règles du partage de la connaissance deviennent dès lors indispensables pour son existence
et son développement. Elles ne portent pas sur la propriété ou le contrôle de la connaissance,
mais sur la reconnaissance (le statut) accordée aux membres les plus emblématiques ou les plus
créatifs par la communauté ou encore à des lieux qui concentrent certaines connaissances
(métropoles créatives, villes universitaires réputées, régions ayant des appellations d’origine
réputées, etc.). Les règles de citation dans le monde scientifique, la reconnaissance et la critique
dans le domaine artistique sont des exemples de dispositifs institutionnels portant à la fois sur la
reconnaissance des individus et sur l’évolution des connaissances. Les instruments de propriété
intellectuelle mobilisés de manière privilégiée pour la connaissance signifiante sont le droit
d’auteur et les « creative commons ». Du côté des consommateurs, ou des interactions entre
consommateurs et producteurs, les modalités de développement et de partage des connaissances
sont très diverses et peuvent prendre des formes monétaires ou non monétaires : enseignement
obligatoire, communautés de pratiques (clubs informatiques, sportifs,…), campagnes de
sensibilisation, conseils prodigués par des médecins, cours d’auto-école, etc. Les médias,
spécialisés (par exemple des revues scientifiques) ou non, jouent un rôle important dans cette
diffusion. Une part importante des connaissances signifiantes réside donc dans les
consommateurs.
Concernant le territoire, la mobilité et l’ancrage, la valeur de la connaissance signifiante dépend
du contexte car le sens émerge de situations spécifiques, de la relation à des personnes ou des
communautés (la connaissance de l’histoire de la Renaissance prend une valeur différente à
Florence). La mobilité et l’ancrage se réalisent par le partage, la diffusion, qui est aussi
appropriation, spécification, différenciation ou dépassement de cette connaissance. Cette diffusion
crée également des interdépendances entre les lieux.
Figure 1: La distinction entre connaissance substantive et signifiante
Propriétés de la
connaissance
Connaissance substantive
Connaissance signifiante
(contrôlée, de propriétaire)
(partagée, d’auteur)
Stabilisée, finie, identifiée,
convergente.
Evolutive, ouverte, divergente.
Intégrée dans des dispositifs
fonctionnels
Valeur économique
Basée sur le contenu de la
connaissance et sa valorisation sur
différents marchés (exploitation).
Repose sur l’exclusivité.
Intégrée dans des systèmes de
pensée.
Liée à des personnes, des
communautés et/ou des contextes.
Repose sur le partage, la diffusion
et l’adaptabilité.
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Formes concrètes
Incorporée (embodied) dans des
biens capitaux (machines, logiciels,
rapports, etc.) mais aussi dans des
personnes sous contrôle (experts
salariés p.ex.).
Encastrée (embedded) dans des
interactions entre personnes, mais
aussi dans des objets (œuvres,
articles scientifiques, ouvrages,
traditions locales, expositions,
etc.).
Evolution
Sur commande, par
l’investissement, la spécialisation
et la décontextualisation.
Dépassement continuel par
interprétations divergentes et
contextualisation.
Acteurs
Propriétaire identifiable contrôlant la
connaissance
Auteur (autorité), pair ou institution
reconnue comme source de la
connaissance et diffusion auprès
des consommateurs/citoyens.
Institutions
Droits concernant le contrôle,
l’usage et la diffusion de la
connaissance (PI, secret, etc.).
Reconnaissance du statut
d’auteur, d’artiste, etc. ou de la
légitimité de la connaissance
Formes de la
rémunération
Directe par le marché des biens.
Indirecte par les salaires ou les
profits.
Directe par des salaires,
honoraires, cachets, subventions.
Indirecte par le marché des biens
et des services.
Mobilité
A travers l’échange contractuel et
les standards de qualité.
Par le partage et soumis aux
règles (références) de la
communauté.
Ancrage
Par investissement, apprentissage
instrumental (learning curve) et
adaptation.
Par investissement personnel,
construction de signification.
Imitation / différenciation et
contextualisation.
Mouvements,
temporalités
Du travail vers le capital
Du capital vers le travail
Embodying /disembedding
Embedding / disembodying
Centralisation, puis distribution ;
Diffusion sélective ;
Convergence vers stabilité, puis
échanges ponctuels et « learning
curves ».
Dépassements successifs par
rebonds.
Valeur indépendante du contexte;
Valeur contextuelle;
Spécialisation / intégration.
Spécification / différenciation
/interdépendance
Valeur territoriale
Source : élaboration propre
2.4. La mobilité/ancrage de la connaissance
Le grand changement auquel on a assisté depuis une vingtaine d’année est l’augmentation
considérable de la mobilité des facteurs de production, dont les travailleurs et les connaissances.
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Comme cela a été indiqué dans la partie précédente (1.2), la mobilité de la connaissance ne
devrait pas être traitée à partir de la notion de connaissance codifiée ou tacite. En effet, même la
connaissance dite « tacite » peut se déplacer dans l’espace, par exemple par la mobilité des
personnes qualifiées. Des modifications institutionnelles considérables comme la libre circulation
des travailleurs en Europe ont d’ailleurs affecté directement cette mobilité.
Cette augmentation de la mobilité potentielle doit conduire à un renversement de perspective : ce
n’est plus la possibilité de se déplacer dans l’espace qui est le facteur limitant, mais bien la
capacité locale dans le lieu d’arrivée à utiliser ces facteurs mobiles qui devient déterminante. C’est
ce que nous appelons l’ancrage (Berset & Crevoisier, 2006a, b).
- La mobilité est le moment où la connaissance se déplace physiquement dans l’espace. Ceci
peut se produire sous la forme de circulation de données dans les réseaux électronique, par des
télécommunications entre personnes, ou encore par le déplacement des personnes. On peut
postuler, sur le plan analytique, que la connaissance ne se modifie pas durant cette phase.
- L’ancrage est le moment où la connaissance interagit avec le contexte d’arrivée. Ce sont les
interactions entre des personnes et entre des personnes et des objets qui sont centrées sur le
lieu d’arrivée. C’est l’appropriation locale de la connaissance mobile. Analytiquement, on peut
postuler que l’ancrage est un processus d’apprentissage plus ou moins riche qui peut affecter
tant la connaissance fixe que la connaissance mobile. L’ancrage est le motif réel de la mobilité.
La mobilité et l’ancrage ne se succèdent pas forcément dans le temps : on n’a pas forcément
d’abord la mobilité, puis l’ancrage. Les deux processus peuvent se produire simultanément, par
exemple lorsque deux personnes interagissent lors d’une vidéoconférence ou lorsqu’elles se
retrouvent dans le cadre d’un colloque.
La mobilité de la connaissance substantielle peut s’opérer par différentes modalités : circulation de
biens incorporant de la connaissance, réalisation de services, circulation de titres de propriété
intellectuelle (brevets, marques, design, etc.). Le point commun entre ces diverses modalités est
qu’elles résultent d’une contractualisation, généralement bilatérale, comprenant dans un sens le
déplacement de la connaissance et dans l’autre sens une contrepartie, en principe monétaire. La
description précise du contenu de la connaissance est donc un préalable indispensable à sa
mobilité. De même, l’existence de standards techniques va jouer un rôle essentiel en facilitant ou
au contraire en compliquant cette description et par conséquent la conclusion du contrat.
Grâce à cette formalisation, la connaissance substantielle a été rendue largement indépendante
du contexte. C’est pourquoi son déplacement dans l’espace peut être peu coûteux et ne pas
entraîner des apprentissages importants sur le lieu de son arrivée. L’ancrage consistera, dans un
premier temps, à comprendre, à maîtriser et à utiliser cette connaissance. Par exemple, l’achat
d’un smartphone par un particulier, ou d’une machine-outil par une entreprise, ou encore la
transmission d’une technique de vente bien formalisée lors d’un séminaire de formation,
nécessitera une période d’apprentissage au lieu d’arrivée pour maîtriser les fonctions de ces
dispositifs. Cependant, cet apprentissage s’inscrit dans le cadre limité offert par les potentialités de
cette connaissance. La contextualisation au lieu d’arrivée s’apparente à une diffusion à l’identique,
une reproduction d’une connaissance déjà existante ailleurs. De plus, la connaissance qui s’est
déplacée n’est pas modifiée par l’ancrage. Le programme informatique, la machine ou la technique
de vente sont restés identiques.
12
Par la suite cependant, l’apprentissage réalisé sur place à partir de cette connaissance
substantielle pourra bien entendu dépasser ces limites et dès lors recréer des prolongements et
des différenciations locales spécifiques. On tombera alors dans le développement de nouvelles
connaissances signifiantes, et non plus substantielles.
La mobilité de la connaissance signifiante prend également des formes très variées : colloque qui
réunit des scientifiques, distribution de romans dans un réseau de librairies, revues scientifiques
en ligne, visite d’une exposition artistique, débat médiatique, etc. Ces différentes modalités se
réalisent toutes dans le cadre de règles d’interaction entre personnes qui caractérisent telle ou
telle communauté.
L’ancrage de la connaissance signifiante nécessite toujours un investissement personnel par la
personne au lieu d’arrivée. L’ancrage consiste à créer du sens pour cette personne et ce sens
prolonge, voir dépasse la connaissance telle qu’elle se présente au lieu de départ. L’ancrage est
donc non seulement une imitation, mais aussi une différenciation qui dépend du contexte d’arrivée.
Les règles en vigueur dans la communauté permettent cet ancrage car elles reconnaissent l’auteur
(le pair, l’artiste, le maître, etc.), voir dans certain cas le lieu (l’origine), qui a émis cette
connaissance. Par exemple, les règles de citation dans le monde académique permettent de partir
d’une connaissance pour la mettre en perspective, la critiquer, la dépasser, etc. Au contraire de la
connaissance substantielle, la connaissance signifiante qui s’est déplacée a été modifiée lors de
l’ancrage.
Par la suite, cette appropriation peut se prolonger par une incorporation de ces connaissances
dans des dispositifs, des designs, des marques, etc. et ainsi, sur la base de connaissances
signifiantes, déboucher sur la production de connaissances substantielles.
2.5. Le milieu ancreur
On voit que le développement à une large échelle, comme celle de l’Europe ou au-delà, de la
mobilité des connaissances change la situation des nations, des régions ou de toute autre entité
spatiale. D’un côté, elles voient leurs facteurs de production et plus particulièrement les
connaissances sur lesquelles reposait leur force économique devenir accessibles plus facilement à
partir de l’ailleurs et devenir également plus mobiles, susceptibles de quitter la région. D’un autre
côté, ces régions sont dans la position de capter d’avantage de connaissances développées
ailleurs, voyant ainsi le champ des nouvelles possibilités s’élargir considérablement, pour autant
bien sûr qu’elles développent de nouvelles capacités d’ancrage.
Ces deux mouvements, développement de la mobilité et des nécessités d’ancrage régional sont
donc simultanés et forment les deux côtés de la même pièce. En effet, la connaissance ne serait
pas mobile si elle ne pouvait s’ancrer dans un quelconque lieu d’arrivée.
Comment, dès lors, rendre compte des capacités différenciées des régions à jouer dans ce
contexte de mobilité accrue? On doit rendre compte des capacités qui résident à l’échelle
régionale, étant entendu que tous les acteurs présents dans une région ne participent pas à ces
échanges. Seuls certains d’entre eux vont remplir cette fonction, soit chacun de son côté, soit plus
collectivement, selon que des interactions plus ou moins intenses se déroulent dans la région.
Afin de cerner les capacités régionales différenciées d’ancrer les connaissances développées
ailleurs et dorénavant mobilisables, on emprunte le concept de milieu au GREMI (Groupe de
13
recherche européen sur les milieux innovateurs) (Crevoisier, 2004; Maillat, Quévit, & Senn, 1993)
pour l’adapter à une recherche qui ne porte pas directement sur l’innovation, mais sur la
connaissance et dans un contexte de mobilité accrue. Le milieu ancreur rend compte des
capacités existant à l’échelle d’une région pour ancrer la connaissance qui est mobile à une
échelle beaucoup plus large.
Le milieu ancreur est défini comme un ensemble d’acteurs locaux (entreprises, collectivités
publiques, institutions de recherche et de formation, entrepreneurs individuels, médias, musées,
associations, etc.) qui interagissent localement et avec d’autres acteurs mobiles et/ou distants afin
de développer des modalités collectives de création et de mobilisation des connaissances toujours
plus efficaces sur la base de règles de concurrence et de coopération.
3. Une typologie des milieux ancreurs et de la mobilité des
connaissances en Europe
A partir des dynamiques de connaissances substantive/signifiante développées ci-dessus, on peut
ainsi distinguer conceptuellement quatre types de milieux ancreurs qui participent de manière
différenciée à la mobilité des connaissances qui, elle, se déploie à une échelle plus large.
La Figure 2 est construite à partir de la distinction entre connaissances substantielle et signifiante.
Conformément à la perspective retenue ici, ces connaissances sont considérées comme des
activités humaines, des processus, et non des entités réifiées et figées. La figure rend donc
compte de la dynamique de ces connaissances : on entre par les lignes de la partie gauche du
tableau et qui reflètent l’état de la connaissance au début du processus ; suivant que cette
connaissance se développe selon des modalités signifiante ou substantielle, on sort du tableau par
la première ou la seconde colonne.
Les quatre idéaux-types ainsi identifiés reposent donc exclusivement sur la distinction élaborée cidessus. Leur statut théorique, jusqu’à présent, est de nature purement conceptuelle. L’objectif de
cette partie est de montrer que les quatre types ainsi dégagés sont également pertinents pour
comprendre les dynamiques territoriales de connaissances (DTC) concrètes décrites dans le cadre
d’EURODITE. Comme dans toute démarche idéal-typique, c’est uniquement par cette
confrontation que les catégories élaborées ci-dessus pourront être établies comme pertinentes.
Sur le plan méthodologique, il est nécessaire de préciser que la distinction entre les
connaissances signifiantes et substantielles a été élaborée a partir des cas décrits par les
enquêtes de terrain. Cependant, elle n’est pas strictement induite à partir des résultats. D’ailleurs,
de très nombreux tâtonnements ont été nécessaires avant de trouver les termes adéquats.
Autrement dit, il y a eu une phase de lecture des résultats qui s’est déroulée en parallèle et en
étroite interaction avec l’élaboration des catégories conceptuelles. De cette confrontation sont
issus ces concepts.
14
DYNAMIQUES DE
CONNAISSANCE
→
DE LA
CONNAISSANCE
SIGNIFIANTE...
→
DE LA
CONNAISSANCE
SUBSTANTIVE...
...A LA CONNAISSANCE
SIGNIFIANTE
... A LA CONNAISSANCE
SUBSTANTIVE
↑
↑
Le milieu s’approprie des
connaissances signifiantes
développées localement ou
ailleurs et les fait évoluer vers
de nouvelles formes par la
contextualisation et sur la base
de la concurrence/coopération.
Le milieu mobilise des
connaissances mobiles,
substantives ou signifiantes,
développées ailleurs et les ancre
dans des dispositifs stabilisés et
fonctionnels.
è Milieu encastrant les
connaissances signifiantes,
partagées
CAS 1
è Milieu incorporant la
connaissance mobile
CASE 3
è Milieu encastrant la
connaissance substantielle
CASE 4
è Milieu incorporant la
connaissance substantielle,
contrôlée
CASE 2
Le milieu acquiert des
connaissances substantielles,
Les entreprises du milieu
stabilisées, développées
achètent des connaissances
ailleurs et les fait évoluer par
mobiles, les améliorent et les
la contextualisation dans des
revendent.
formes évolutives sur la base
de concurrence et de la
coopération.
Figure 2: Quatre types de milieux ancreurs des connaissances substantives et signifiantes.
Source: Elaboration propre
Cependant, dans la logique linéaire d’un rapport de recherche, la présente partie présente les
résultats à la suite des concepts. Ceci ne doit pas laisser penser que la typologie a été développée
avant, ou indépendamment des résultats.
15
3.1. Cas 1: Les milieux qui encastrent des connaissances mobiles et partagées
Le premier cas concerne les milieux qui s’approprient de la connaissance signifiante dans et hors
de la région et qui la font évoluer par le partage, sur la base des règles de la communauté ou du
lieu.
Concrètement, il s’agit de régions dans lesquelles se développe une importante dynamique dans
le domaine culturel (mode, spectacles, arts,…) ou scientifique (vie intellectuelle, controverses
scientifiques, etc.). Ces apprentissages continuels se caractérisent par des processus de
participation à la vie culturelle du lieu, d’imitation et de différenciation des connaissances, des
produits et des services qui en sont issus. Dans un tel contexte, les nouvelles idées attirent
continuellement leur propre dépassement par d’autres. Les connaissances ne sont donc pas
stabilisées et c’est au contraire leur dépassement continuel qui fait la force de ces milieux. Les
règles en vigueur passent par la reconnaissance de statuts (de créateur/trice, d’artiste, de
chercheur/euse, de scientifique, de maître, etc.) ou par l’existence de communautés de producteur
ou d’utilisateurs et sont à l’intersection de logiques marchandes et non marchandes (droits
d’auteur, subventionnement public, échanges non marchands). A ce titre, elles génèrent des
connaissances qui sont souvent considérées comme non directement applicables. Très souvent,
mais pas toujours, le soutien de l’argent public contribue largement à la création et la diffusion de
ces connaissances, en particulier dans des domaines considérés comme relevant de la culture.
La mobilité de la connaissance s’opère par le biais de médias qui jouent souvent un rôle dans la
reconnaissance des acteurs (revue scientifiques, artistiques, culturelles ou professionnelles, sites
internet de communautés de pratique, etc.), par la diffusion à travers le système d’enseignement et
de la recherche, par des clusters temporaires (Bathelt et al., 2004) – conférences, foires,
événements, etc.
L’ancrage s’opère par le « urban buzz », la participation des acteurs aux débats, controverses ou
événements locaux. Il nécessite un investissement personnel pour que la connaissance soit
appropriée et intégrée à un système de signification.
Tableau 1 : Deux exemples de milieux de connaissance signifiante (cas 1)
- Les restaurants fast-food « de qualité » (nourriture bio ou certifiée, fraîcheur, diététique,
inventivité, etc.) qui se développent à Paris répondent à une demande locale des personnes, de
plus en plus nombreuses, qui déjeunent dans le quartier où elles travaillent. Ces restaurants
sont généralement des projets ad hoc, développés souvent par des personnes issues de la
communication ou du marketing et qui combinent la restauration avec différentes dimensions
de la vie culturelle parisienne et en étroite interaction avec des médias (décoration, mode,
diététique, etc.).(Jeannerat, Kebir, & Crevoisier, 2009)
- Dans le sud-est de la région de Skane, en Suède, le tourisme lié au cinéma se développe à
partir du commissaire Wallander, le personnage des romans policiers de Henning Mankell.
Aujourd’hui, les touristes sont attirés par la réputation des livres et des séries TV. Différents
lieux ont été mis en scène et des activités de production cinématographiques, ainsi que des
formations dans le domaine du cinéma ont été développées.(Dahlström et al., 2009)
Source : EURODITE
16
Dans le cadre d’EURODITE, les régions typiques dans lesquelles se développe ce genre de
dynamique sont principalement de deux types:
- Les métropoles culturelles entretiennent une dynamique permanente concernant la vie culturelle
et artistique (mode, arts plastiques, life style, musique, architecture, etc.), les événements, les
formes, les goûts et les couleurs quelque fois appelée « urban buzz ».
- Il existe également des régions plus rurales dans lesquelles ont voit se développer de telles
dynamiques dans le domaine du paysage, de la production agro-alimentaire, de la littérature,
des événements, des sports et loisirs.
Dans les deux cas, les médias et les autres canaux de diffusion de la connaissance vers les
communautés de consommateurs jouent un rôle très important. Les producteurs également se
positionnent les uns par rapport aux autres, dans un jeu de continuel renouvellement de leurs
prestations.
3.2. Cas 2: Les milieux qui incorporent des connaissances mobiles contrôlées
A l’opposé du cas précédent, les milieux basés principalement sur la connaissance substantive
développent des connaissances afin de les rendre plus stables, mieux définies et moins
dépendantes de leur contexte. Ces milieux sont composés essentiellement d’entreprises ou de
centres de recherche qui ont avant tout une logique marchande, voire une logique de contrôle des
techniques et des marchés sur lesquels elles sont actives. Les connaissances, acquises sur la
base de contrats bilatéraux, sont ensuite développées par l’entreprise et prennent la forme
d’investissements, en propre ou pour le compte de tiers. Elles seront par la suite revendues sur le
marché.
Ces milieux n’ont pas à proprement parler de dynamique autonome, car les connaissances
évoluent avant tout sur l’initiative des entreprises individuelles et à l’intérieur de ces dernières. Ces
entreprises vont cependant mobiliser de manière intensive les connaissances résidant dans la
main-d’œuvre locale, dans les personnes immigrées, ainsi qu’en passant des contrats avec les
institutions de recherche. Le contexte local apparaît donc principalement comme un pourvoyeur de
compétences créées en partie grâce à l’argent public.
La mobilité des connaissances se réalise principalement grâce aux entreprises qui partent à la
recherche de brevets, de modèles ou de « solutions » à un problème ou à une demande d’un
client. C’est une recherche focalisée, réalisée via des bases de données ou par des contacts à
distance dans la profession ou encore au sein de l’entreprise. Ensuite, la mobilité se réalise
concrètement par la signature de contrats bilatéraux.
Dans un premier temps, l’ancrage consiste à apprendre à utiliser ces connaissances. Il prend donc
la forme d’une « learning curve » classique. Par la suite, les entreprises peuvent développer ces
connaissances en investissant dans la recherche et développement pour leur compte ou pour des
tiers.
17
Tableau 2 : Deux exemples de milieux de connaissance substantive (cas 2)
- A Munich, les entreprises du secteur des biotechnologies travaillent sur les thérapies du cancer
en utilisant des connaissances selon le principe du in-licensing knowledge. Elles achètent à
d’autres entreprises localisées au Japon, aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne le droit de
développer des connaissances protégées par des brevets et de les revendre lorsqu’elles sont
améliorées à différentes entreprises.(Kaiser, Lieke, & Kripp, 2008)
- A Bratislava, les questions de sécurité dans les services aux entreprises sont traitées avec des
entreprises internationales de consultance qui opèrent à la fois en local, avec une
connaissance fine des clients et des besoins, et à l’échelle européenne. En parallèle les
universités soutiennent l’apport de connaissances extérieures. Cette dynamique est donc
caractérisée par une forte mobilisation de la connaissance générée ailleurs dans des
entreprises multinationales et les universités et par un apprentissage local dédié à l’utilisation
de ces connaissances mobiles.(Rehak, Pastor, & Suranova, 2009)
Source : EURODITE
Plus généralement, parmi les cas d’EURODITE, ce type de développement semble caractéristique
des secteurs à haut contenu technologique. Ce sont avant tout les opérations de services en
amont de la production industrielle ou de l’application commerciale qui sont concernées. Ainsi, les
secteurs des biotechnologies, de la pharma et des télécoms, semblent privilégier ces modalités de
recherche et développement. Les grandes entreprises du secteur fiduciaire et des conseils en
gestion font également circuler la connaissance entre leurs succursales à partir de régions
centrales, dans lesquelles les solutions sont développées, et les régions plus périphériques, dans
lesquelles elles sont transférées, adaptées et vendues.
On peut également se demander dans quelle mesure cette dynamique n’est pas aujourd’hui
particulièrement présente dans les pays d’Europe de l’Est. En effet, l’implantation d’entreprises de
l’Ouest qui se sont emparées de marchés locaux ou qui produisent sur place pour les marchés de
l’Ouest ont largement importé des connaissances mobiles pour les exploiter ou les adapter aux
conditions locales. Il en résulte une mobilisation des compétences de la main-d’œuvre et des
institutions de formation et de recherche, mais l’ancrage demeure contrôlé par les entreprises et
les apprentissages ne se diffusent guère à l’échelle régionale.
Les knowledge intensive business services (KIBS) semblent jouer un rôle déterminant dans ces
dynamiques. En effet, leur fonction semble précisément être d’ancrer de la connaissance pour un
client particulier, c’est-à-dire de collecter, d’adapter, de faire converger et de stabiliser des
connaissances dispersées.
3.3. Cas 3: Les milieux qui incorporent des connaissances partagées
Le cas 3 concerne des milieux qui centralisent des connaissances développées souvent ailleurs,
mais aussi dans la région, et qui les font converger, les articulent et les combinent dans des
dispositifs stables, fonctionnels, contrôlables. La grande force des ces milieux est leur capacité de
transformer des connaissances relativement diffuses et quelques fois non valorisées dans des
produits ou des services et de développer de nouveaux circuits économiques sur cette base.
18
Cependant, ces pratiques instaurent un contrôle sur des connaissances qui souvent pouvaient
évoluer et se diffuser plus librement auparavant.
Les principaux acteurs de ces milieux sont soit des entreprises, soit des centres de recherche qui
développent de nouveaux dispositifs, qu’ils soient technologiques ou du domaine de la mode, du
luxe, etc. Les connaissances mobilisées peuvent être des connaissances signifiantes développées
dans des milieux spécialisés. Par exemple, dans le domaine de la mode et du luxe, les principales
entreprises du secteur vont collecter les nouvelles tendances et les talents émergents, que ce soit
par immersion dans le milieu local ou en ouvrant des succursales dans les principales métropoles
concernées. Dans le domaine technologique, les entreprises en question, ou les centres de
recherche, vont collecter des résultats et recruter des chercheurs, voire des équipes de recherche
entières également dans les principaux centres de leur spécialité. Ces connaissances sont ensuite
incorporées (embodied) dans de nouveaux produits et services sous une forme stabilisée et
largement protégée, par exemple par le dépôt de brevet (patents) ou de design.
Dans le domaine des connaissances symboliques (mode, luxe, presse, sport, communication,
etc.), ces milieux doivent jouer à la fois sur la logique du partage et de la diffusion de la
connaissance, afin de faire connaître et apprécier leurs produits, et sur la logique de l’exclusion,
afin d’en tirer profit grâce à la vente des produits. Ceci n’est pas sans ambigüité. Ainsi, les
créateurs, recrutés par les grandes marques du luxe, ont à la fois un statut d’auteur, voir d’artiste,
tout en étant contrôlés par de grandes entreprises. Il en va de même pour les footballeurs.
Dans le domaine technoscientifique également, les articulations entre les deux logiques donnent
régulièrement lieu à des discussions et des négociations. En effet, les chercheurs universitaires,
par exemple, souhaitent souvent tirer profit de leurs travaux lorsque ces derniers débouchent sur
des applications commerciales importantes plutôt que de se contenter de la renommée. De la
même manière, les entreprises qui travaillent avec des centres de recherche cherchent à obtenir
l’exclusivité des développements ultérieurs de la technologie, alors que ceci est contraire à l’esprit
de la connaissance signifiante.
La mobilité de la connaissance peut se faire selon différentes modalités, contractuelles ou non, à
partir de lieux qui font émerger la connaissance, souvent selon les modalités de la connaissance
signifiante, partagée. L’ancrage en revanche est réalisé par des entreprises, souvent grandes, et
qui stabilisent les connaissances tout en s’appropriant leur contrôle et en les rendant moins
dépendantes de leur contexte.
Plus généralement, les cas d’EURODITE suggèrent que de telles DTC sont caractérisée par une
certaine centralisation et par conséquent par des pôles urbains qui polarisent des connaissances
provenant d’espaces plus ou moins éloignés et dispersés.
Lorsqu’il s’agit de connaissances analytiques ou synthétiques, on pourrait assimiler ces cas aux
technopoles ou aux science parks dans lesquels la connaissance coule de manière plus ou moins
harmonieuse de la recherche partagée à l’application commerciale exclusive dont le cas
emblématique était la Silicon Valley. Dans plusieurs cas, ce sont les KIBS qui jouent le rôle
d’intermédiaires et qui réalisent le travail de collection des connaissances pertinentes à distance
pour les adapter aux produits et services des grandes entreprises qui sont leurs clients.
19
Tableau 3 : Deux exemples de milieux incorporant la connaissance (cas 3)
- A Toulouse, le projet “Global navigation satellite systems” (GNSS) articule au moins quatre
domains: les infrastructures, avec quelques rares acteurs localisés dans des régions très
spécialisées, le hardware et le software, avec de nombreux acteurs, enfin les entreprises de
services qui créent des applications avec une pléthore d’utilisations potentielles. En amont, la
phase d’exploration est largement décentralisée et elle mobilise largement des connaissances
mobiles, signifiante et partagées de scientifiques et techniciens localisés dans quelques
clusters dans le monde. L’ancrage local se produit lorsque des solutions techniques sont
progressivement mises au point et stabilisées dans la région Midi-Pyrénées. Ensuite, avec la
diffusion en aval, les connaissances deviennent mobiles et des services se développent dans
de nombreuses régions en relation avec les marchés finaux. Les standards techniques jouent
un rôle crucial dans cette mobilité et cet ancrage.(Brossard & Vicente, 2010)
- A Stuttgart, les entreprises du secteur automobile mobilisent intensivement les entreprises de
service pour développer de nouvelles méthodes d’ingénierie et de visualisation numérique.
Elles mobilisent des connaissances provenant de divers endroits et en parallèle développent
les relations avec leurs clients et partenaires locaux. Les services aux entreprises jouent
clairement le rôle de pont entre les secteurs, les régions et les entreprises dans les dynamiques
de connaissance. De cette manière ils produisent des techniques et des systèmes intégrés
pour leurs clients en aval.(Strambach, Stockhorst, & Sandmüller, 2009)
Source : EURODITE
Dans le domaine des connaissances symboliques, les grandes entreprises des industries
culturelles et créatives du cinéma, des médias, du luxe ou de la mode fonctionnent également sur
cette double logique de l’incorporation de connaissances signifiantes dans des dispositifs de
connaissance substantielle.
3.4. Case 4: Les milieux qui encastrent des connaissances contrôlées
Les milieux qui caractérisent le cas 4 mobilisent des connaissances venues d’ailleurs et se les
approprient en acquérant leur maîtrise, puis en les prolongeant en formes évolutives, diverses,
plus ou moins concurrentes les unes des autres. La force de ces milieux est leur capacité à
décliner des principes techniques ou symboliques en biens et services à la fois évolutifs et
concurrentiels.
La connaissance mobile et générées ailleurs, généralement substantive, doit tout d’abord être
maîtrisée localement, généralement par des « pionniers », puis par un cercle d’imitateurs plus ou
moins large. L’ancrage se produit par contextualisation et par une appropriation par les
entreprises, les centres de formation et de recherche, mais aussi plus largement par une partie de
la population et avec le soutien des autorités publiques. Cet ancrage se caractérise par l’imitation
et la différenciation, par le prolongement des modèles techniques ou symboliques importés vers
des formes locales plus variables et évolutives. Les différents acteurs vont développer des règles
de concurrence et de coopération permettant de s’appuyer sur les apprentissages des uns dans la
mesure où les autres les prolongent dans des formes alternatives.
L’ancrage se caractérise donc par le partage, par les différentes entreprises qui produisent
dorénavant des biens ou des services concurrents, de règles de fonctionnement communes, plus
20
ou moins explicites, qui leur permettent de maintenir le niveau de qualité des produits, d’innover
régulièrement et de maintenir la valeur économique collective de ces connaissances.
Tableau 4 : Deux exemples de milieux encastrant la connaissance (cas 4)
- A Antalya, quelques hôtels ont commencé à accueillir des équipes de football pour leur camp
d’entraînement de manière occasionnelle parce que certains directeurs d’hôtels étaient
également actifs dans le management de clubs de football. Ils ont commencé durant la saison
morte et progressivement, un processus d’apprentissage s’est mis en place, d’abord
localement, puis avec des tours operators européens spécialisés afin d’améliorer les services et
attirer de nouveaux clients. Cette connaissance s’est diffusée à de nombreux hôtels. Un autre
exemple de dynamique de connaissance est le développement d’un marketing pour vendre la
destination d’Antalya. Au départ, il s’agissait de s’inspirer de l’exemple de Barcelone. Ensuite,
ces connaissances ont pu être prolongées par exemple pour vendre d’autres ressources
locales, comme la côte de Konyaalti.(Dulupçu et al., 2009)
- La région de la Ruhr est parvenue à une certaine reconversion vers l’organisation de grands
événements de stature mondiale, mais nés ailleurs. Un important réseau de villes de taille
moyenne à supérieure avec, entre autre, de grands clubs de football a permis à cette région
d’organiser la coupe du monde de football. De la même manière, la Love Parade, qui est née à
Berlin, a ensuite été organisée tour à tour par des villes de la Ruhr, jusqu’au drame de
Duisbourg.(Butzin & Widmaier, 2009)
Source : EURODITE
Plus généralement dans EURODITE, les régions dans lesquelles se développent de tels milieux
sont des régions intermédiaires (ni rurales, ni métropolitaines) de tradition industrielle ou
touristique. Par rapport aux cas précédents, ces régions sont d’avantage spécialisées dans la
production de biens et de services plutôt que dans la recherche et le développement. Cependant,
elles restent dynamiques car leur compétitivité résulte de la capacité à recréer en permanence de
nouveaux modèles sur la base des techniques de production qu’elles maîtrisent traditionnellement
bien.
Il en va de même pour les destinations touristiques. Il s’agit à la fois de correspondre à certaines
images, à certains stéréotypes traditionnels tout en maintenant un certain degré d’innovation dans
les services, les produits et l’infrastructure.
3.5. Une représentation territoriale du système européen de connaissance
La Figure 3 illustre la manière dont les différents types de milieux interagissent, la manière dont ils
sont complémentaires les uns avec les autres ainsi que les principales circulations de
connaissance entre eux. La partie supérieure de la figure représente les DTC dominées par la
connaissance substantive et qui sont avant tout le fait d’entreprises individuelles. La partie
inférieure regroupe celles où le partage de la connaissance domine. L’intérieur de chaque case
caractérise l’ancrage par le milieu local. Les mobilités de connaissance entre ces différents milieux
sont représentées au centre de la figure, avec les mobilités contractuelles qui jouent un rôle
moteur entre les régions du haut de la figure et les mobilités par le partage qui relient les milieux
du bas.
21
Figure 3 : A possible representation of the European knowledge system
Management of (owned)
Knowledge
Type 2
Milieu of
Knowledge
Embodying
Type 3
Markets of machines, softwares,
licenses, fairs, etc.
Milieu of Knowledge
Embedding
Type 4
Mobility of people, conferences, exhibitions, media, etc.
Milieu of (authored) Knowledge
Type 1
Source : élaboration propre
Sur le plan empirique, cette typologie permet de positionner les DTC qui ont été identifiées dans
EURODITE :
- Les milieux centrés sur la connaissance signifiante peuvent être des métropoles culturelles, des
villes universitaires, mais aussi des régions plus rurales qui vont mettre en jeu leurs ressources
culturelles ou naturelles grâce à la diffusion de connaissances relatives vers d’autres espaces.
- Les milieux qui incorporent de la connaissance sont typiques des technopoles, ces lieux qui
mobilisent diverses connaissances développées ailleurs dans le domaine des hautes
technologies pour réaliser des dispositifs stabilisés, des produits vendables, pour déposer des
brevets, etc. On retrouve ce genre de logique dans le domaine des connaissances symboliques
lorsque de grandes entreprises des industries culturelles (mode, cinéma, horlogerie, etc.)
mobilisent des connaissances signifiantes pour en faire des produits protégés par des designs,
22
des marques, etc. C’est la logique des start-ups qui développent de nouveaux produits et de
nouvelles idées pour être rachetées par de grands groupes qui en assurent la stabilisation et la
distribution à large échelle. C’est aussi là que les KIBS jouent un rôle déterminant en amenant
et en adaptant des connaissances dispersées aux besoins bien identifiés d’un client principal.
- Certains milieux développent des DTC dominées par la logique de firmes individuelles. Ces
dernières mobilisent certes les connaissances locales, mais elles s’inscrivent avant tout dans
une logique de contractualisation concernant la mobilité et le développement de la
connaissance. Ces entreprises achètent, transforment et vendent de la connaissance. Ces
logiques semblent très présentes dans le secteur de la pharma et des biotechnologies.
- Enfin, certains milieux mobilisent des formes substantielles de connaissance développées
ailleurs et parviennent à maintenir leur valeur économique en les prolongeant, en les
différenciant les unes des autres tout en assurant une production économique importante. Ce
sont traditionnellement des régions de PME industrielles ou touristiques qui vont voir ce genre
de milieux se développer. La compétitivité régionale dans des secteurs comme le tourisme, les
produits industriels marqués par la mode ou l’authenticité (automobiles de niche, haute
horlogerie, etc.) repose sur ces processus d’imitation/différenciation, de développements
innovants sur la base de connaissances traditionnelles.
3.6. Les politiques européennes de la connaissance
Comme on l’a vu ci-dessus, la mobilité et l’ancrage sont les deux faces d’un même processus
d’apprentissage. Cependant, du point de vue institutionnel, ce ne sont pas les mêmes instances
qui promeuvent la mobilité et qui développent l’ancrage. Il est donc nécessaire d’identifier les
instances pertinentes. Dans EURODITE, qui se situe d’emblée dans une perspective européenne,
les DTC ont été abordées à partir de l’échelle locale en tant qu’interactions avec d’autres lieux.
L’objectif premier de la recherche était de comprendre comment ces interactions entre lieux se
développaient dans le contexte de l’intégration européenne et dans la perspective de la politique
de l’UE. Dès lors, deux échelles apparaissent déterminantes : celle de l’Europe, pour la promotion
de la mobilité (3.6.1), et l’échelle régionale, où les préoccupations sont avant tout celles de
l’ancrage (3.6.2).
3.6.1. L’échelle européenne ou la promotion de la mobilité
L’intégration européenne, au cours de ces vingt dernières années, a été caractérisée par la
promotion de la mobilité des biens (par exemple le marché unique de 1992), des personnes (libre
circulation des travailleurs, reconnaissance des diplômes, etc.), de la connaissance (mobilité des
étudiants grâce à des programmes comme ERASMUS, recherche européenne, etc.).
Il s’agit principalement de transformations institutionnelles qui autorisent par exemple des
personnes à exercer leur métier ailleurs ou à étudier dans d’autres pays. Il s’agit aussi de
reconnaître des normes techniques et administratives qui rendent techniquement possibles ces
circulations, la circulation des biens et des composants ainsi que l’entrée d’entreprises étrangères
sur des marchés nationaux différents.
23
Il s’agit également du développement d’infrastructures techniques intégrées, comme les réseaux
de télécommunication, la circulation des paiements, les réseaux de transport, etc.
Remarquons que ces mesures rendent possible la mobilité et les interactions à travers l’espace
européen. Cependant, elles n’imposent aucun déplacement à qui que ce soit ou à quoi que ce soit.
Ainsi, pour comprendre la mobilité effective qui se développe à partir de ces possibilités nouvelles,
il faut prendre en compte l’autre dimension, à savoir l’ancrage.
3.6.2. L’échelle régionale, ou l’ancrage des connaissances
Dans le contexte de l’intégration européenne, c’est-à-dire de l’ouverture des frontières, de la mise
en continuité des institutions et des réseaux techniques, les acteurs sont mis dans une situation
qui leur ouvre de nouvelles possibilités d’apprentissage tout en imposant de nouvelles conditions
concurrentielles. Les différents acteurs (entreprises, travailleurs, étudiants, etc.) ne vont pas
automatiquement se déplacer, mais vont examiner l’intérêt de bouger ou d’interagir davantage
avec d’autres espaces. Ce sont donc bien les caractéristiques des lieux vers lesquels on se
déplace qui vont induire ou non la mobilité à partir d’une région donnée.
L’ancrage, c’est l’ensemble des capacités d’un lieu à interagir avec des personnes, des
entreprises, des organisations,… potentiellement mobiles. Si l’attractivité peut être comprise
comme la capacité d’un lieu à attirer physiquement des personnes ou des entreprises dans une
région, l’ancrage rend plutôt compte de la qualité des interactions entre les éléments mobiles et les
capacités de la région, c’est-à-dire des capacités d’apprentissage que la région développe à partir
des interactions avec l’ailleurs.
A l’échelle régionale, la promotion de la mobilité opérée à l’échelle européenne apparaît en
premier lieu comme une menace de délocalisation des entreprises ou d’émigration de la
population. L’ancrage en revanche est la manière dont différents acteurs vont, à l’échelle
régionale, utiliser la mobilité des ressources provenant d’autres espaces pour réaliser des
apprentissages.
Sur le plan des politiques publiques, les concepts d’ancrage et de milieu ancreur suggèrent de
nouvelles pistes par rapport aux politiques régionales inspirées par le modèle des clusters.
L’objectif n’est plus d’obtenir un système de production ou d’innovation cohérent au niveau de la
région, mais d’insérer la région dans des réseaux de circulation et d’ancrage de connaissance.
Une région n’a plus besoin de maîtriser toutes les connaissances nécessaires à une production ou
une innovation pour être compétitive, mais elle doit avoir des capacités intégratives. Il s’agit par
exemple de développer des formations qui comprennent des domaines jusqu’à présent séparés,
comme la technologie et l’histoire, le design et l’ingénierie, etc.
L’accessibilité à la connaissance est aujourd’hui telle qu’il s’agit pour la politique régionale de
promouvoir les relations à distance. Il existe d’ailleurs pour cela déjà de nombreux outils
(INTERREG programmes d’intégration des migrants, attraction sélective de travailleurs qualifiés,
mobilité des étudiants, etc.). Cependant, la plupart de ces actions étaient considérées comme
complémentaires aux actions traditionnelles.
La distinction entre connaissances substantielles et signifiantes suggère également d’accorder
plus d’attention aux compétences des consommateurs, car ils seront probablement à l’avenir
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centraux dans la création de valeur économique. Les politiques basées sur les clusters restent
exclusivement centrées sur les connaissances du côté de l’offre.
4. Conclusions : Un système de mobilité et d’ancrage des
connaissances en Europe
EURODITE avait pour objectif de rendre compte de la manière dont les différentes régions
européennes s’insèrent dans l’économie de la connaissance. La présente contribution s’inscrit
dans ce cadre. Plus précisément, elle construit une approche territoriale et institutionnaliste des
dynamiques de connaissance.
L’espace n’est pas conçu ici comme un simple réceptacle des processus d’apprentissage et
d’innovation réalisés par les acteurs de l’économie de la connaissance (entreprises, centres de
recherche, etc.). Au contraire, le processus d’apprentissage lui-même est défini comme une
interaction spatiale, une interaction entre des acteurs qui occupent chacun un espace distinct de
celui des autres. C’est la confrontation des différences qui est à l’origine de l’apprentissage. Sans
espace, c’est-à-dire sans différences entre les acteurs, pas d’apprentissage. L’apprentissage est
une activité collective qui met en relation des acteurs et es objets dispersés dans l’espace et plus
ou moins mobiles.
Après vingt années de fort développement de la mobilité des facteurs de production en Europe,
dont la mobilité des travailleurs, des étudiants et des chercheurs, des entreprises et plus largement
de la connaissance, une économie territoriale de la connaissance consiste à identifier la manière
dont cette connaissance circule et se combine ici ou là, de quelle manière et avec quels effets.
Pour cela, il a été nécessaire de dépasser la distinction traditionnelle entre la connaissance tacite
qui serait immobile et coûteuse à déplacer, et la connaissance codifiée, qui peut circuler à bas
coût. En effet, le problème aujourd’hui n’est plus le coût de la mobilité, mais bien les difficultés
d’ancrer cette connaissance mobile, dorénavant facile d’accès : mobiliser de la connaissance
développée ailleurs pour faire quoi? Et selon quelles modalités ?
On a répondu à cette question en distinguant deux dynamiques de connaissances. La
connaissance substantielle est achetée parce que son contenu, contrôlé de manière exclusive par
une entreprise, offre d’une manière ou d’une autre une valeur économique. La connaissance
signifiante circule au contraire parce que c’est son partage qui représente une valeur économique.
L’exclusion et le partage définissent des territoires, des mobilités et des ancrages différents. C’est
ainsi qu’il est possible de distinguer différents types de milieux ancreurs de connaissance, des
milieux qui vont montrer des capacités distinctes d’ancrer localement la connaissance mobile à
l’échelle européenne et au-delà.
Les approches traditionnelles des TIMs des années nonante mettaient exclusivement l’accent sur
le rôle de la connaissance dans les systèmes de production et d’innovation. La connaissance
signifiante permet de mettre l’accent sur l’importance d’une connaissance partagée, y compris
auprès des consommateurs et des citoyens, pour créer de la valeur économique.
Enfin, les TIMs, sans ignorer les connaissances provenant de l’extérieur de la région, mettaient
l’accent sur les conditions d’une accumulation locale des savoirs. Le concept de milieu ancreur
25
permet de repenser ces dynamiques locales à partir de la mobilité et de l’ancrage des
connaissances, une approche probablement plus en phase avec le contexte actuel.
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