Monseigneur Charles GAY (1815-1892) Lettres extraites du premier volume de correspondance de direction spirituelle.1 PREMIERE PARTIE. Lettre I 19 août 1853 Ma bien chère fille, Je crois bien comprendre les états dont vous me parlez. Je ne me défie pas de ceux qui vous laissent paisible ; mais il faut que, par prière d’abord, puis par effort, vous vous mainteniez dans cette paix, si quelque chose tend à vous en faire sortir. Vous pouvez bien recevoir comme de Dieu ces moments de plénitude intérieure ; mais gardez-vous d’y prendre appui : ce n’est ni le signe de la vertu, ni sa récompense ; c’est un encouragement donné à votre faiblesse ; et vous êtes certainement plus agréable à Dieu quand, réduite à vous-même, vous restez patiemment sèche et impuissante, que quand, soulevée par sa bonté, vous vous laissez ravir par ses attraits. La charité, c’est bien plus donner que recevoir. Pensez que Dieu s’enrichit de vos pauvretés, se désaltère avec l’eau qu’il vous retire et mange les fruits dont vous jeûnez. Ce mariage des âmes avec Jésus n’est pas un vain mot. L’âme chrétienne ne vit plus toute seule : elle partage mystiquement la condition humaine de son Epoux, et son Epoux partage aussi la sienne. Je suis bien sûr que vous vous seriez très volontiers tout ôté pour que votre époux ne manquât de rien : si vous l’aviez fait pour un homme, combien plus pour un Dieu ! L’homme eût demandé le pain de votre corps : Jésus veut celui de votre âme. Ne lui refusez rien ; et d’ailleurs, sachant bien qu’étant Dieu, il ne demande que pour avoir à donner davantage. Car nous serons nécessairement vaincus par lui en charité, et nous sommes si indigents, que si nous lui donnons quelque chose, il faut d’abord qu’il nous le donne. Après cela, l’âme éclairée d’en haut trouve à son indigence une douceur incomparable, parce qu’elle est avide, avant tout, de la gloire de Celui qu’elle aime, et elle sait qu’il la trouve d’autant plus que l’âme aimée par lui est plus petite et plus misérable. Tâchez d’être égale en vos inégalités, et, de grâce, ne vous étonnez plus des mauvais sentiments qui sortent de votre fond. La merveille est qu’il n’en sorte pas de pires, et beaucoup plus souvent. Il faut s’acclimater à sa misère. L’humilité n’est surprise de rien. Elle sait que Dieu est tout bien, et que l’âme isolée de Dieu est capable de tout mal. Donc, plus de repentirs déraisonnables. Soyez miséricordieuse envers vous comme envers une petite enfant. Ne ressemblez pas à ces mères vaniteuses, qui s’emportent contre leurs petits, lorsque, devant - Charles Gay, Correspondance de Monseigneur Gay, évêque d’Anthédon, lettres de direction spirituelle, première série, H. Oudin, 1906. 1 le public, ils ont blessé leur amour-propre. Reprenez-vous, mais avec indulgence, cela ne fera pas mieux les affaires de votre nature, mais beaucoup mieux celles de la grâce : je veux dire que, paraissant vous traiter moins sévèrement vous vous corrigerez plus efficacement. En somme, il faut toujours imiter Dieu et être pour soi ce qu’il est pour ses chères créatures ; autrement, on manque à ce grand devoir envers soi-même, qui est une partie de la charité envers Dieu... Je ne pense pas qu’il y ait d’orgueil dans votre désir de savoir : c’est un besoin naturel et légitime de votre esprit. Il faut qu’il ne dégénère pas en passion et qu’il s’apaise par la pensée des évidences éternelles, lesquelles sont, après tout, prochaines. Mais, pourvu qu’on garde la paix et qu’on se résigne aux limites que tracent à nos compréhensions l’état présent et la volonté de Dieu manifestée par les circonstances, il est bon de vouloir connaître. L’amour, qui est la conclusion de toutes choses procède en Dieu et en nous de la connaissance, et c’est une erreur déplorable de croire que la foi exclut l’intelligence ou lui est préférable. La foi aux choses surnaturelles est préférable, et de beaucoup, à la science des naturelles ; mais la science des surnaturelles est préférable à la foi qu’on y doit avoir. « Le sentier des justes, dit le Saint-Esprit, est semblable à la lumière du matin, qui va croissant jusqu’au plein midi. » Cela est vrai en tous sens : de leur esprit comme de leur cœur, de la lumière de l’un comme de la pureté de l’autre, laquelle consiste surtout en leur sainteté et leur charité. Donc, ne vous gourmandez pas de vouloir comprendre les choses de Dieu ; car les comprendre est votre fin dernière, et vous devriez vous accuser, si vous ne désiriez point y arriver. Mais, quand Dieu lui-même, par le défaut de loisir ou de secours, vous arrête, soumettez-vous et dites à votre esprit de faire quarantaine avant d’entrer au port. Je suis noire, dit l’Epouse, c’est-à-dire ignorante, mais je suis belle parce que je suis obéissante et que contenter Dieu m’est toutes choses....... Adieu, ma fille, je vous bénis et suis, dans la charité de N.S., Votre tout dévoué père, Lettre VII Le Tréport, 9 juillet 1853. Je viens répondre à votre lettre de dimanche, ma chère fille en N.S. Il y a bien longtemps que l’Esprit-Saint nous a fait dire : « Mon enfant, quand tu entres au service de Dieu, prépare ton âme à la tentation ». « Celui qui n’est pas tenté, que sait-il ? » Quoi même ! Il semble que Dieu ne le connaisse pas avant de l’avoir éprouvé, car, après cette épreuve accomplie, il lui dit : « Je sais maintenant jusqu’où vont dans ton cœur ma crainte et mon amour ». « Dieu les a éprouvés, dit encore l’Ecriture, et il les a trouvés dignes de lui, et, les ayant fait passer comme l’or dans la fournaise, il les a agréés comme une hostie qu’il pouvait consommer. » Tout ce que vous ressentiez, vous deviez le ressentir, et bien peu versé dans les conduites de Dieu aurait été celui qui ne l’aurait pas prévu. Probablement vous en verrez bien d’autres ! Mais, comme Dieu est fidèle et qu’il suffit à tout, ni le présent ni l’avenir ne vous doivent donner d’inquiétude. Croyez donc, ma chère fille, que les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées ; ce qui nous semble un détriment, très souvent nous est devant lui un bénéfice. Nous sommes surtout frappés de ce dont il nous dépouille, parce que ce qu’il nous ôte est sensible et que nous y sommes fort attachés ; - Dieu considère surtout les admirables dédommagements auxquels ces dépouillements font la place, et, quand il fait en nous cet échange de l’éternel contre le temporel, de son Saint-Esprit contre notre cœur de chair, du bien invisible contre nos biens sensibles, il se réjouit dans l’amour qu’il nous porte et, plus encore qu’après sa création, il déclare que ce qu’il fait est bon. La création n’a fait que des anges et des hommes ; la sanctification fait des Dieux. Je vous conjure de ne vous défier pas des mains divines ni d’aucune de leurs opérations. L’Ecriture nous assure que ce sont des mains pleines d’intelligence, et, si une sagesse infinie règle leurs mouvements, un amour infini les inspire. Il vous est souverainement bon d’être ainsi crucifiée : j’ose à peine dire ce mot, tant les souffrances qu’il exprime sont plus grandes que vos souffrances ! Une épouse n’épouse pas seulement son mari, mais bien la condition de son mari. Si, parce qu’il est ruiné, exilé et flétri, elle lui retirait son cœur et sa présence, elle témoignerait que, même aux temps où elle semblait l’aimer, elle avait un cœur d’adultère et non un cœur d’épouse, ; un cœur vénal et non ami. Toute âme chrétienne est l’épouse du Christ. Vous savez quelle a été, quelle est la condition de Jésus en ce monde (voyez celle de l’Eglise dont trois mots disent la vie : amour, travail, souffrance) ; tirez la conclusion ! Souffrir selon le corps est pour vous peu de chose : Dieu sait où doit porter le coup pour vous toucher. Quand votre sensibilité est aux abois, votre cœur sous le pressoir de l’isolement, votre imagination pleine d’images décevantes, images de choses passées, qui, à tout prendre, seraient encore possibles, votre mémoire peuplée de souvenirs récents, vivants, qui pourraient peut-être encore redevenir des réalités ; quand l’ennui du présent vous accable et que le sacrifice, fait d’abord avec enthousiasme, pèse lourdement sur votre âme devenue languissante ; quand la lumière même de vos yeux n’est plus avec vous ; quand votre raison chancelle, quand votre esprit est plein de nuages, quand il vous semble que vous doutez, que vous doutez de vous, si vous aimez, si vous continuez à vouloir le bien, si vous croyez au bien ; quand vous doutez du bien lui-même, de la vérité elle-même, de la vie, de l’amour même qui est Dieu, et que vous êtes toute seule en cette tempête, sans un appui humain, sans l’appui même d’une conscience, hier paisible et maintenant d’autant plus troublée qu’elle ne sait pas ce qui la trouble, et qu’alors, vous élevant, comme l’arche, sur les flots de ce grand déluge, vous attachant par un effort suprême de votre volonté à un Dieu qui vous semble absent et que vous savez pourtant, par la foi, ne pouvoir jamais l’être ; quand vous espérez contre toute espérance ; quand vous aimez Celui qui paraît vous rebuter, quand vous lui dites avec les Saints, non pas même avec élan (on y aurait encore quelque douceur et la nature qui doit mourir, y trouverait un reste de vie), mais pauvrement, comme un infirme, quoique sincèrement : « Lors même que vous me tueriez, j’espérerais encore en vous » «à la vie, à la mort, je vous appartiens à vous seul » ; alors, mon enfant, plus que dans vos ferveurs et vos abondances, plus que dans vos élans de prière ou vos élans de bienfaisance, plus que dans une oraison où il semble que Dieu ne se distingue plus de votre âme ni votre âme de Dieu, tant ils s’unissent et se pénètrent ; plus que dans vos extases, si vous aviez des extases, vous pouvez fermement espérer plaire à Dieu et vous regarder, en tombant à genoux pour remercier celui dont c’est l’œuvre, comme commençant à devenir vraiment disciple de Jésus-Christ, vraiment chrétienne et vraiment sainte. Vous voyez que vous êtes loin de compte avec Dieu et que je ne partage pas vos effrois. Vous voudriez posséder votre propre vertu : vous ne le croyez pas, et je vois cependant, au fond cette finesse de votre amour-propre. Laissez Dieu vous montrer que vous n’avez point de vertu : soyez comme celui qui disait ! « Je suis un homme qui voit sa pauvreté » et qui ne perd, pour cela, ni le courage ni l’espérance, sachant que Dieu n’a pas besoin de nos biens, que sa miséricorde est toute-puissante et que, si nous sommes devant lui comme des vases vraiment vides et consentant à l’être, il nous remplira jusqu’aux bords et fera de nous des vases d’honneur. Donc, demeurez bien ferme par la foi et la volonté au milieu de ses inévitables et salutaires émotions qui surviennent. La foi, c’est assez pour l’esprit : la volonté, c’est assez pour le cœur. Le juste vit de la foi. Quelle foi ? Celle qui opère par la charité. Or, la patience, l’espoir patient est le comble de la charité en ce monde. Il ne faut point rejeter la pensée de vendre votre maison, mais la mûrir pour voir si Dieu le veut. Pour vos visites de pauvres, je vous engage à prendre conseil du bon abbé de *** : il est mieux placé que moi pour vous diriger en ceci. Merci de vos précieux linges sacrés : oui certes, je les veux bien, et je vous en ai grande reconnaissance. Adieu, je vous bénis. Votre tout dévoué père, Lettre X Ma chère fille en N.S. J.C., Moi aussi je suis content que vous soyez forcée de m’écrire ; et ces lettres, où vous jetez simplement vos impressions, m’aident mieux à vous connaître qu’un entretien au confessionnal. Je vois sans surprise aucune, que vous tenez vous-même, à présent, à continuer l’épreuve de votre conversation mentale avec Dieu. Je serais même surpris si ce petit noviciat n’aboutissait pas à une profession ; j’entends à une habitude, prise pour toute votre vie, de parler ainsi cœur à cœur avec Dieu. Ce sera là, pour vous, la source de grands progrès, et vous en direz, un jour, ce que Salomon disait de la Sagesse : « Tous les biens me sont venus avec elle ». Mettez-vous, du reste, de plus en plus au large en ceci et que toute votre méthode soit d’aimer Dieu. L’esprit, en un tel exercice, n’est que le très humble serviteur du cœur, et le cœur se trouve parfois en telle disposition que ce serviteur lui devient inutile : il le faut alors congédier sans scrupule. Ne redoutez point vos familiarités. Saint Bernard dit : « L’amour, oublieux de la dignité, arrive à l’oubli du respect ». Et la vérité est que ni le respect ni l’adoration ne perdent à ces filiales irrévérences. S’imaginer qu’on est aux pieds de Jésus-Christ est un secours que se donnent tous ceux qui prient ; et ce n’est point une pure imagination, puisque, Dieu étant toujours là où nous sommes, nous avons toujours à côté de nous et même en nous, le principal de Jésus-Christ, qui est sa divinité. Prenez donc pour vous cette parole qu’il dit plusieurs fois dans l’Evangile : « C’est moi, ne craignez pas » ; « Dilatez votre cœur et il le remplira ». La vivacité de vos émotions, outre qu’elle tient à votre nature, tient aussi à la nouveauté dont est, pour vous, cette intimité avec Dieu. C’est une infirmité qu’une plus longue pratique des choses divines guérira. Le signe de l’opération de Dieu est moins l’exaltation que la paix. Il arrive bien quelquefois que son opération exalte ; mais c’est tout passagèrement ; cela arrive d’autant moins que l’âme est plus forte, et la fin est toujours la paix intérieure. Il n’y a que Dieu, ma chère fille, qui soit toujours égal à lui-même, parce que sa vie n’est point une vie successive. Les Bienheureux, dans la gloire, participent à cette fixité dans la mesure de leur mérite, laquelle est celle de leur amour ; ici, plus on est saint, moins on a de vicissitude et d’inégalité dans la charité. Saint Paul disait : « Qui me séparera de la charité de Jésus-Christ ? Sera-ce la faim, ou le glaive, ou l’angoisse, ou la persécution ou la mort ? Ah ! je sais bien que rien au monde ne me pourra séparer de la charité de mon Dieu qui est en Jésus-Christ ». Son amour n’avait donc point d’alternative, quoique je ne voulusse point assurer qu’il n’y eût pas, même en un cœur si fidèle, des moments d’une moindre ferveur, ceci étant la condition presque inévitable de la vie présente. Mais, sans même en être au degré d’amour pour Dieu qu’avait saint Paul, il y a une sorte d’égalité qui est possible en ce monde et accessible à tous les chrétiens. Seulement, il faut se garder de la chercher dans le sentiment : c’est dans la volonté seule qu’elle peut être et qu’elle est, quand elle existe en nous. Jusqu’à un certain point elle est déjà chez vous. Quant à ce qui est de comparer cette charité envers Dieu avec l’amour naturel et sensible, que vous avez eu et dont vous vous sentiriez encore capable pour la créature, c’est bon de s’humilier un peu par cette comparaison ; mais il faut cependant comprendre que ces deux amours ne sont point du tout de même nature, et que telle âme, dont un nom ou un souvenir va mettre tout en feu la sensibilité, s’il s’agit de faire un péché, surtout un péché mortel, en favorisant ce souvenir dangereux, le repoussera avec énergie, encore que le nom et le souvenir de Dieu l’émeuvent beaucoup moins fortement. C’est assez pour qu’on soit fondé à conclure qu’elle aime bien moins la créature que Dieu. Vous avez une appréhension de la règle que je respecte en une mesure, mais qui est exagérée. Elle l’est quant à ce qui vous concerne, car je ne vous ai donné aucune règle ni, à part l’essai d’une conversation fort libre avec Dieu, imposé aucune pratique. Elle l’est en général, parce que, lorsque, dans la direction des âmes, on soumet quelqu’un à une règle, on ne fait que réduire en captivité l’homme animal et inférieur, lequel est bien, depuis le péché, ce mulet sans intelligence à qui le mors et la bride sont nécessaires, voire l’éperon quelquefois, pour assurer et étendre la liberté de l’homme spirituel et supérieur, seul capable des choses de Dieu. Tout aboutit donc à délivrer notre âme et à l’unir par l’intelligence à la vérité, par la volonté à l’amour infini... Ne vous défiez pas de l’ordre : tout ce qui est de Dieu est en ordre, dit saint Paul, et l’ordre est le signe de la présence et du règne de Dieu dans une vie. Je vous crois assez d’énergie dans le caractère pour accepter généreusement l’épreuve la plus mortifiante pour vos goûts, si on vous l’imposait par obéissance ; mais je souhaite que vous ne vous inquiétiez pas de choses imaginaires, que vous ayez confiance en Dieu quant à ce qu’il pourra m’inspirer pour votre bien, et que vous usiez toujours, avec simplicité, de la liberté où je vous ai mise de me dire toutes vos impulsions, m’en laissant juge. Je suis content que vous alliez à M.. où vous trouverez l’assistance si éclairée du cher et bon abbé de***. Si vous y voyez de l’utilité pour votre âme, il va sans dire que vous pourrez lui montrer mes lettres. Je ne vois non plus aucun inconvénient à ce que vous alliez à M... Si quelque chose survenait, là où ailleurs, et que vous sentiez le besoin de m’écrire, faites-le et je m’empresserai de vous donner tout le secours que Dieu permettra. J’ai vu avec plaisir que la réalisation de votre projet n’était pas jugée impossible à M... : je recommanderai la chose à Dieu. Si nulle autre porte ne s’ouvrait devant vous et que l’abbé de *** l’approuvât, je pourrais essayer de heurter à celle de l’hôpital de Limoges. Ce serait un pisaller, mais peut-être le préféreriez-vous encore à l’état présent. Nous verrons cela suivant le cours que prendront les choses. Adieu, ma chère fille. Ne dites plus que vos prières ne valent rien, car vous priez en union avec Jésus-Christ. Priez parce que c’est la volonté de Dieu : priez pour le prochain parce que c’est une charité, et laissez humblement à Dieu le soin d’attribuer à vous et aux autres le fruit de vos prières. Adieu, je vous bénis. Votre tout dévoué père, Lettre XVII Paris, 1856 Ma chère fille, Ne vous effrayez pas de vous voir, tantôt si près du Ciel en étant près de Dieu, et tantôt si près de la terre, pour être retombée sur vous-même. Le sentiment de notre infirmité ne nous est pas moins nécessaire que celui de la grandeur de Dieu. La vie, c’est l’amour. Or, l’amour vit de la connaissance de celui à qui il s’attache ; et Dieu, qui est cet objet béni, comment le connaîtrions-nous, sinon par sa bonté ? Et sa bonté, comment la mesurerons-nous, si nous ne savons pas jusqu’où elle descend en s’abaissant jusqu’à notre misère ? Notre bassesse est le cadre de la Majesté divine. Plus l’homme est rien, plus il paraît que Dieu est tout. Jouissez donc, selon la foi, de vous voir si petite, si faible, si asservie. Dieu n’a nul besoin de vous trouver grande, puisqu’il est la grandeur et qu’il se donne à vous ; ni libre parce qu’il est la liberté ; ni forte parce qu’il est la force et qu’il se répand dans votre âme. Comme, dans ce mariage divin, qui est la sainteté des âmes, Dieu lui-même, qui est l’Epoux, est en même temps la dot, il n’est pas nécessaire que l’Epouse en ait une. La pauvreté lui sied bien mieux. Demeurez-y paisible et contente. Sachez aussi que l’âme avance bien plus dans l’humiliation et le travail de la vie humaine ordinaire que dans les illuminations et les extases. Non certes que, quand elles viennent de Dieu, ces choses soient inutiles : mais, outre que souvent l’illusion se mêle à ces états, avancer, pour l’âme c’est donner, c’est se donner surtout ; et, dans les grâces sensibles, elle reçoit bien plus qu’elle ne donne. En somme, tenez-vous en paix, ne suivant pas absolument ces vicissitudes extérieures ; j’entends : ne vous enivrez pas dans les consolations, ne vous découragez jamais dans les peines, mais dominez le sentiment, dans ces divers états, par une fermeté et une constance de volonté qui vous lie uniquement au bon plaisir de Dieu. Vous recevrez de lui, avec un amour égal, des consolations inégales. Votre âme ne sort pas des mains de ce bon Maître ; je le vois dans une grande lumière. Que ce soit votre joie et votre confiance pour l’avenir. Sans doute tout n’est pas à approuver dans la dernière histoire que m’apporte votre lettre ; cependant je trouve que si vous êtes parfaitement restée dans votre droit, vous auriez pu y mettre moins de vivacité et de raideur. La forme, je le crains, aura empêché de voir que vous aviez raison dans le fond. Vous savez que saint François de Sales disait à sainte Chantal : Ma mère, vous êtes plus juste que bonne : il faut être plus bonne que juste. Un étonnement doux montré à B., une exposition tranquille de l’impossibilité où l’on était de le satisfaire, eût porté plus de fruit et donné plus de contentement à Notre Seigneur. Cela lui eût ressemblé davantage. Que faire donc ? Ne se troubler pas d’avoir ainsi été troublée, mais veiller sur soi-même humblement et supplier le bon Maître de nous préoccuper de lui tellement que nous devenions volontairement insensibles au reste. Qu’est-ce que cela fait ? C’est un grand mot dans la vie spirituelle et le secret d’un grand débarras. Oh ! que de choses en nous arrêtent que parce que nous ne les laissons pas tomber. Je pense à vous dire qu’il serait à propos que vous relussiez les lettres de saint François de Sales et son traité de l’amour de Dieu. Adieu, je vous bénis de tout mon cœur. Votre tout dévoué père, Lettre XXXIII Poitiers, 1859 Ma chère fille, Je suis vraiment peiné de pouvoir si peu correspondre avec vous. Je sens le besoin que vous auriez d’être guidée, soutenue, consolée, et je me vois quelquefois hors d’état de vous venir en aide. Dieu sait pourtant si je désire le faire ! Je dis vous venir en aide ; car, pour ce qui est de vous enlever vos souffrances, je ne l’espère point. Il y en a que vous n’éviterez jamais, étant ce que vous êtes et là où vous êtes. Mais, comme vous ne pouvez vous changer (et, à beaucoup d’égards, ce n’est point désirable) ; comme, de plus, vous êtes certainement dans la position où Dieu vous veut pour le présent, il faut nécessairement conclure que vos peines entrent, dans l’ordre de la sainte Providence, comme de divins moyens pour vous faire arriver à la sainteté. Je vous entends d’ici crier que votre grande douleur est précisément la conscience que vous avez de n’avancer point dans cette œuvre de votre sanctification. Je réponds, ma fille, que vous n’en savez rien. Les tapissiers des Gobelins travaillent à l’envers et ne voient ce qu’ils font que quand tout est fini. Dieu voit bien son ouvrage ; mais nous, qui sommes à la fois et l’ouvrier et l’ouvrage, nous ne voyons pas où il en est, et ce mystère ne sera levé que dans l’autre monde. C’est assez que vous ayez la certitude de ne vouloir jamais offenser Dieu, et que ceux qui vous dirigent vous rendent bon témoignage. Je vous conjure donc de vous tenir en paix, et si la lumière que je vous donne n’est pas une évidence sachez que l’évidence n’est pas de la terre, que le juste vit de foi, et que ce qui nous manque de clarté, la confiance aux mérites de Notre-Seigneur et l’abandon à Dieu le doivent suppléer. Pour moi, ma fille, je suis certain que vous êtes beaucoup plus près de Notre-Seigneur qu’il y a quelques années. Je vous trouve beaucoup plus éclairée, plus vraie, - ce qui ne veut pas dire plus sincère, mais plus avancée dans la vérité et l’acceptant avec plus de patience lorsqu’elle chasse les beaux nuages, qui étaient montés de votre cœur à votre tête. Vous êtes à Dieu par le fond de votre être, et si les branches de votre arbre intérieur sont encore agitées par le vent, cependant la racine est immobile. Ne regardez pas tellement le terme où vous voudriez parvenir que vous oubliiez celui d’où vous êtes partie. Je trouve que le chemin parcouru fournit matière à un beau chant d’action de grâces. Vous êtes un peu désorientée parce que vous aviez rêvé d’autres chemins pour arriver à la perfection. –Vos pensées ne sont pas mes pensées, vous répond Dieu, et mes voies ne sont pas vos voies ; comme le Ciel est élevé audessus de la terre, ainsi mes voies dépassent vos voies. Confiance, confiance aveugle : Dieu est notre père. Est-ce que cela ne suffit pas ? Que voulez-vous de plus ? Si tout ce que nous souhaitons n’est pas encore sorti de cette source infaillible, c’est que tout se doit faire avec ordre, la gloire de Dieu et notre propre intérêt l’exigeant. Mais tout n’en sortira-t-il pas à son heure ? Quelles raisons de douter ? Parce que le petit enfant n’a pas en mains tout l’héritage, s’estimera-t-il déshérité ? Qu’il joue, qu’il travaille, qu’il grandisse et qu’il attende ! son père est là ; c’est assez pour sa paix. Traitez Dieu comme un bon enfant traite son père. Est-ce trop demander ? Est-ce chose bien difficile ? Que si le nombre et la lourdeur des croix vous scandalisent, je vous renverrai, non plus au Père Céleste, mais au Fils premier-né, mourant sur le Calvaire. Et si, là, vous pouvez trouver une place au scandale, si vous avez le triste courage de vous plaindre avec amertume, je ne vous comprendrai plus. Mais c’est ce que vous ne ferez jamais. Entre cet amour infini, immuable, tout-puissant, qui veille là-haut, et cet amour fait chair, qui souffre et qui meurt sur la terre, il me semble qu’il y a toujours moyen de vivre, et de vivre avec quelque joie ; il me semble que ce double amour est, à toutes les questions, une réponse suffisante, et une solution péremptoire à toutes les difficultés. Adieu, ma chère fille ; je vous bénis de tout mon cœur. Votre tout dévoué père, TROISIEME PARTIE. Lettre XLII J’aurais voulu répondre plus tôt à votre lettre, ma chère enfant, je ne l’ai pas pu. Vous faites bien de tout me dire ; c’est à moi ensuite à juger ce qui appelle ou non une réponse. En m’écrivant comme je le souhaite vous ne suivez pas votre nature, mais la grâce, et il vous faut plutôt, en ceci, dépasser, sinon mortifier votre nature. Je ne vois rien dans l’ensemble de votre lettre, qui ne porte la marque de l’Esprit de Dieu. Croyez donc qu’il nous conduit et allez droit, sans retour sur vous-même et sans trop examiner des voies qui, quant au fond, sont déjà vérifiées, et que, pour les détails ou choses nouvelles qui y surviennent, vous pouvez toujours me soumettre. Je vous voudrais dans une paix profonde et immuable comme Celui en qui vous la prenez. La paix est le fruit de la confiance. Oui, soyez pure de tout et surtout de vous-même ; soyez vierge, soyez libre, soyez pauvre, mais, par-dessus tout, soyez confiante. Dieu vous conduit ; il est à vous, parce que vous êtes à lui. Pensez à cette réciprocité de l’amour de Dieu et du vôtre, et comptez sans réserve sur sa fidélité à lui. Il n’entre pas dans l’ordre de la Providence de nous préserver icibas de toute erreur ou illusion ; mais soyez sûre qu’il ne permettra jamais que ces erreurs ou illusions vous soient préjudiciables. De savoir qu’on peut se tromper tient dans l’humilité et oblige à un recours, qui fait pratiquer l’obéissance ; mais de savoir qu’en fait, Dieu dirige nos pas et que rien ne nuit, que tout profite au contraire à ceux qui l’aiment, donne la sécurité et dilate le cœur. Que Dieu vous veut donc simple, enfant, abandonnée, livrée et saintement joyeuse ! Oui, suivez ces mouvements qui vous portent à agir avec Dieu en grande liberté ; car cette liberté est le caractère propre de ses enfants et le fruit principal de votre incorporation à Jésus, le fils de toutes ses complaisances. Croyez aussi, et fermement, que Dieu exauce vos prières et se plaît dans votre cœur d’où elles montent jusqu’au sien. Cette fraternité avec les anges est réelle : non dans la nature, mais dans la grâce. Eux et nous formant la famille de Dieu sous un même chef, qui est Jésus Notre-Seigneur. Quant au sensible de la grâce, chère enfant, vous faites bien de ne vous y attacher point. Il ne le faut point mépriser, puisque c’est un don de Dieu ; mais ce n’est pas le meilleur ni le plus haut ; c’est pourquoi dépassez-le, vous en servant comme d’un marchepied pour vous élever dans la foi. Pour le reste, attendez que Dieu vous éclaire, ce qu’il fera s’il lui plaît et quand il lui plaira. Le certain c’est qu’on ne vit pas sans la croix sur la terre, puisque Jésus nous dit à tous de porter la nôtre chaque jour ; c’est, ensuite, que plus nous avançons dans l’amour, encore que, par un côté, nous avons plus de joie, - par l’autre nous avons plus de peines ; c’est, en troisième lieu, que toutes nos croix sont une participation à la croix de Jésus, et qu’enfin, ces croix étant toujours proportionnées aux forces que nous fait la grâce, il est vrai qu’elles ont juste la proportion de notre cœur. Chère enfant, pénétrez-vous de plus en plus de l’esprit de Jésus, le cherchant dans l’Evangile et les livres qui l’expliquent, puis dans l’Eucharistie qui vous l’éclairera plus encore que les livres. Vivez unie à votre Epoux qui est votre chef intérieur ; tenez-vous sous sa dépendance et baignée dans la charité. Défendez-vous des vaines craintes, des tracas d’esprit, des angoisses de conscience et de cœur. Je ne sais pas d’âme qui, plus que la vôtre, puisse marcher paisiblement et doive cet hommage pratique aux prévenances divines. Je prie tous les jours pour vous et ne manque pas de vous nommer au saint autel. Aidez-moi, j’ai beaucoup à faire. – Adieu, ma bien chère enfant ; c’est de toute mon âme que je vous bénis comme votre père en la grâce.