Le Courrier de la Transplantation - Volume III - n o2 - avril-mai-juin 2003
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DOSSIER
thématique
es cancers cutanés sont les cancers
les plus fréquents après transplanta-
tion. Ils sont représentés par différentes
variétés de tumeurs incluant le méla-
nome, la maladie de Kaposi, les carci-
nomes anogénitaux et d’autres lésions
plus rares, mais 90 % des cancers cuta-
nés développés par les patients trans-
plantés sont des carcinomes (1-5).
ASPECTS ÉPIDÉMIOLOGIQUES
Les carcinomes cutanés, notamment les
carcinomes spinocellulaires, représentent
à long terme un facteur de morbidité
important, puisque leur risque augmente
avec la durée de l’immunosuppression. La
plupart des études montrent qu’après
20 ans de transplantation, 50 % des
patients des pays occidentaux et 70 à 80 %
des patients d’Australie développent au
moins un cancer cutané (1, 2, 4-6). Le
délai d’apparition dépend de l’importance
de l’exposition solaire et de l’âge au
moment de la transplantation. En
moyenne de 7-8 ans pour des patients
greffés à l’âge de 40 ans (7), il est plus
court pour les patients plus âgés (3 ans
pour les carcinomes spinocellulaires après
60 ans contre 13 ans avant 40 ans) (2).
ASPECTS CLINIQUES
La plupart des lésions siègent sur les par-
ties découvertes de la tête, du cou et des
membres supérieurs, mais la topogra-
phie dépend aussi des habitudes solaires
du patient, l’atteinte des jambes et de la
partie supérieure du dos étant également
fréquente. La majorité des patients vont
développer des carcinomes multiples
comportant non seulement des carci-
nomes spinocellulaires (taux multiplié
par 100) (8, 9), mais aussi des carci-
nomes basocellulaires (x 10). L’augmen-
tation des carcinomes avec le temps se
fait sur un mode linéaire pour les carci-
nomes basocellulaires et exponentiel
pour les carcinomes spinocellulaires, ce
qui conduit à une inversion des rapports
carcinomes spinocellulaires/basocellu-
laires observés dans la population non
immunodéprimée (4/1 au lieu de 1/4).
Les patients ont aussi fréquemment
d’autres lésions dysplasiques cutanées à
L
Cancers
et
transplantation
Coordinateur : E. Morelon,
service de néphrologie adultes,
hôpital Necker,
75015 Paris.
Cancers post-transplantation d’organes :
un enjeu majeur pour les vingt prochaines années - E. Morelon
Épidémiologie des cancers en transplantation rénale -
C. Antoine, P. Landais
Cancers transmis par le greffon -
N. Lefrançois
Conduite à tenir vis-à-vis des tumeurs préexistantes
en transplantation d’organes - B. Barou, K. Bensalah, L. Mercadal, M.O. Bitker
Carcinomes cutanés et transplantation - S. Euvrard
Immunosuppression et cancers : effet pro- et antitumoral
des traitements immunosuppresseurs - O. Thaunat, E. Morelon
* Service de dermatologie, hôpital Édouard-Herriot,
5, place d’Arsonval, 69437, Lyon Cedex 03.
Carcinomes cutanés et transplantation
S. Euvrard*
caractère multiple, essentiellement des
kératoses préépithéliomateuses et des
maladies de Bowen (correspondant à un
carcinome in situ), qui peuvent se trans-
former en carcinome spinocellulaire, et
des kératoacanthomes. Le diagnostic
d’une lésion tumorale doit être confirmé
par l’examen histologique, car des
lésions nodulaires d’aspect similaire
peuvent correspondre à un carcinome
basocellulaire, à un carcinome spino-
cellulaire ou à un kératoacanthome. La
distinction histologique entre carcinome
spinocellulaire et kératoacanthome n’est
pas toujours possible, et il est mainte-
nant admis que le kératoacanthome chez
un greffé doit être considéré comme un
carcinome spinocellulaire (10-12). Par
ailleurs, ces différentes tumeurs sont
souvent associées à des verrues et peu-
vent aussi prendre l’aspect clinique
d’une verrue à caractère inflammatoire.
De nombreuses études détaillent, année
par année, une augmentation globale de
l’incidence des cancers cutanés dans les
cohortes de greffés (2, 5, 8, 12-14), mais
peu de travaux analysent, pour un patient
donné, l’incidence annuelle de ces can-
cers. Une étude anglaise a fait le compte
des carcinomes basocellulaires et spino-
cellullaires, des kératoacanthomes et des
maladies de Bowen sur une petite série
de 15 patients ayant des tumeurs mul-
tiples, et a montré que la deuxième
tumeur apparaissait dans un délai de
15 mois et la troisième dans un délai de
11 mois après la deuxième, une tendance
à l’accélération existant pour les tumeurs
suivantes (10). Une étude suédoise por-
tant sur 172 patients ne prenant en
compte que les carcinomes spinocellu-
laires a montré que, à partir de l’appari-
tion du premier carcinome spinocellu-
laire, le risque pour un patient de
développer un deuxième carcinome est
de 25 % dans les 13 mois et de 50 % dans
les trois ans et demi (15).
Dans notre expérience, après l’apparition
du premier carcinome spinocellulaire, la
proportion de patients greffés rénaux
ayant développé d’autres carcinomes spi-
nocellulaires est de 50 % à deux ans avec
une moyenne de deux par an, et, si l’on
considère la totalité des tumeurs cutanées
(incluant non seulement les carcinomes
spinocellulaires, mais aussi les basocel-
lulaires, le kératoacanthome, la maladie
de Bowen et les kératoses prémalignes),
70 % des patients ont de nouvelles
tumeurs dans les deux ans (en moyenne
cinq par patient).
Les carcinomes spinocellulaires sont plus
agressifs que chez les sujets non immu-
nodéprimés (16, 17). Ils peuvent avoir
une croissance rapide et se compliquer de
récidives locales et de métastases dans
12 % et 8 % des cas respectivement. Les
facteurs cliniques de mauvais pronostic
comportent la multiplicité des tumeurs,
la localisation céphalique, la présence de
tumeurs extracutanées, l’âge plus éle
et l’intensité de l’exposition solaire. Les
critères histologiques d’agressivité com-
portent surtout l’épaisseur de la tumeur
(au-delà de 5 mm), l’atteinte des plans
profonds sous-jacents (hypoderme, plans
musculaires, cartilagineux, osseux,
atteinte nerveuse) et une mauvaise diffé-
renciation (16).
Ces carcinomes compromettent souvent
la qualité de vie par les interventions à
répétition nécessaires sur des zones
visibles. Certains patients doivent subir
l’ablation de plusieurs tumeurs chaque
mois, et développent jusqu’à 100 tumeurs
par an.
ASPECTS PATHOGÉNIQUES
Les deux facteurs les plus importants
dans le développement des carcinomes
cutanés sont l’exposition solaire et l’im-
munosuppression.
Le rôle de l’exposition solaire est lar-
gement illustré par la plus grande préva-
lence de cancers cutanés chez les sujets
exposés au soleil dans leur travail ou dans
leurs loisirs (avant ou après la greffe)
(18). Le phototype clair est aussi déter-
minant (19), et les études en Europe du
Nord montrent des chiffres plus élevés
que pour les pays d’Europe du Sud
comme l’Espagne ou l’Italie, où beau-
coup de patients sont de phototype brun.
Les carcinomes cutanés semblent être
associés à une profonde immunosup-
pression, puisque le nombre de lympho-
cytes CD4 est diminué de façon signifi-
cative chez les patients avec carcinome
en comparaison avec ceux sans carci-
nome (20) ; par ailleurs, les patients avec
carcinome semblent avoir un risque élevé
d’autres cancers comme les mélanomes,
les cancers anogénitaux, les lymphomes
non hodgkiniens et certains sarcomes
(21-24). L’immunodépression intervient
en elle-même par son intensité et sa durée
(5). Le risque de carcinome spinocellu-
laire est trois fois plus élevé chez les
patients sous trithérapie associant pred-
nisolone, azathioprine et ciclosporine que
chez ceux ne recevant que prednisolone
et azathioprine (9). Une étude randomi-
sée comparant deux protocoles immuno-
suppresseurs à base de ciclosporine a
montré que les faibles doses étaient asso-
ciées à moins de cancers (25). Les doses
cumulées d’immunosuppresseurs sont
difficiles à calculer, et une fréquence éle-
vée de rejet dans la première année (asso-
ciée à un traitement plus fort) pourrait
être corrélée à un risque supérieur (26).
Au moins deux raisons expliquent la dif-
ficulté d’évaluer le rôle spécifique onco-
gène de chaque drogue immunosup-
pressive. Il est en effet difficile de le
dissocier de son action immunosuppres-
sive. La constatation dans plusieurs
études de la plus grande fréquence de
cancers ou de leur apparition plus pré-
coce chez les patients sous ciclosporine
a généralement été interprétée comme le
résultat d’une action immunosuppressive
plus importante (3, 4, 9). Une étude
récente a montré que la ciclosporine pou-
vait favoriser la promotion tumorale par
une action directe sur le mécanisme cel-
lulaire en favorisant la production de
TGFß (transforming growth factor-ß)
indépendamment de son action immuno-
suppressive (27). La deuxième difficulté
tient aux variations individuelles de sen-
sibilité aux traitements immunosuppres-
seurs. Pour des doses équivalentes de trai-
tement, les patients peuvent avoir des
niveaux différents d’immunodépression.
Par exemple, le rôle des variations géné-
tiques de l’activité de la thiopurine
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méthyltransférase dans la sensibilité à
l’azathioprine n’a été connu que secon-
dairement (28).
Les autres facteurs étiologiques
Depuis plus de 30 ans, le rôle des papil-
lomavirus humains (PVH) a été envi-
sagé dans le développement des carci-
nomes chez les greffés rénaux (29), en
raison de l’association fréquente dans les
mêmes zones à des verrues virales. Les
études les plus récentes ont montré que
80 à 90 % des carcinomes spinocellu-
laires des greffés contenaient du génome
de PVH, mais leur rôle précis reste dis-
cuté (30). Les papillomavirus sont en
effet détectés dans la peau saine au niveau
des follicules pileux des sujets greffés, et
aussi chez les sujets immunocompétents
(31). Par ailleurs, un certain nombre de
patients peuvent avoir des verrues pen-
dant plusieurs années sans développer de
carcinome.
D’autres facteurs semblent aussi aug-
menter le risque de cancer cutané, en par-
ticulier la durée de la période de dialyse
(3) et le tabagisme (32, 33).
Certains facteurs génétiques pourraient
également intervenir, comme le poly-
morphisme de la p53 (34-36) et le poly-
morphisme des enzymes impliquées dans
le métabolisme des radicaux libres (glu-
tathion-transférase) (32, 37). Le rôle des
groupes HLA semble secondaire par rap-
port aux autres facteurs (38).
ASPECTS THÉRAPEUTIQUES
La prise en charge des patients greffés
ayant des lésions cutanées dépend du type
des lésions et de leur nombre.
Les traitements locaux
Les lésions débutantes superficielles,
kératoses prémalignes ou carcinomes
basocellulaires, peuvent être traitées par
les méthodes destructrices en fonction
des habitudes des praticiens (cryothéra-
pie, électrocoagulation, laser, 5 fluoro-
uracile) (1, 39). Les nouveaux immuno-
modulateurs topiques comme l’imiqui-
mod pourraient représenter une voie
d’avenir dans le traitement à la fois des
verrues, des kératoses prémalignes et
même de certains carcinomes, notam-
ment basocellulaires, mais leur innocuité
n’a pas encore été évaluée par des études
contrôlées (40). L’ablation chirurgicale
permettant un examen histologique est le
traitement de choix actuel des lésions pré-
malignes et malignes (41). Une chirurgie
plastique avec lambeaux de reconstruc-
tion et greffe de peau est parfois néces-
saire pour des tumeurs de grande taille
dans certaines localisations, en particu-
lier sur le visage. Une radiothérapie com-
plémentaire ne sera utilisée après lym-
phadénectomie que dans le cas de
métastases ganglionnaires multiples et/ou
avec extension extracapsulaire.
Les traitements généraux
La réduction du traitement immuno-
suppresseurralentit la carcinogenèse (1,
16, 39, 42), et elle est souhaitable pour
les lésions multiples, ou pour les récidives
locales ou les évolutions métastatiques.
L’amélioration (régression partielle ou
totale des kératoses et ralentissement
dans l’apparition de nouvelles lésions)
nécessite généralement quelques mois.
Les rétinoïdes per os peuvent être pro-
posés, car ils contribuent aussi à la régres-
sion des tumeurs préexistantes et au
ralentissement de l’apparition de nou-
velles lésions, mais leur effet n’est que
suspensif et leur tolérance est souvent dif-
ficile (sécheresse de la peau et des
muqueuses, prurit, hyperlipidémie) (43).
Par ailleurs, la possibilité d’induire un
rejet n’est pas exclue chez certains
patients (44). Ils peuvent aussi être utili-
sés soit à plus faibles doses (45), soit en
applications locales (46).
Les nouvelles stratégies
La réduction du traitement immunosup-
presseur peut se discuter dès l’apparition
du premier carcinome spinocellulaire.
Cette attitude est néanmoins limitée par
le risque de rejet et, par ailleurs, un cer-
tain nombre de patients ayant des doses
faibles de traitement immunosuppresseur
continuent à développer de nouvelles
lésions. La possibilité d’une molécule qui
aurait à la fois une bonne efficacité immu-
nosuppressive et des propriétés antitumo-
rales serait une alternative intéressante
pour ces patients. Il existe maintenant un
certain nombre de travaux qui montrent
que la rapamycine (Rapamune®) – ou
sirolimus – aurait ces deux qualités, et
pourrait avoir un intérêt particulier dans
la prise en charge des cancers cutanés
chez les greffés. La rapamycine inhibe la
croissance de diverses souches tumorales
in vitro (47)et bloque au niveau de la peau
certains mécanismes de carcinogenèse
induits par les UV-B (48-50).Chez la sou-
ris, l’application locale de rapamycine sur
la peau avant irradiation ultraviolette
empêche la suppression de l’hypersensi-
bilité retardée photo-induite (50).
Plusieurs études (51-53) ont montré
qu’après inoculation de cellules cancé-
reuses, la progression tumorale était inhi-
bée chez les souris traitées par rapamy-
cine, alors qu’elle était augmentée chez
les souris traitées par ciclosporine seule.
Cet effet est observé aussi bien chez les
souris BALB/c non immunodéprimées
que chez les souris SCID (souris immu-
nodéprimées ayant un déficit en lympho-
cytes B et T et NK). La rapamycine aug-
mente l’expression de l’E-cadhérine
impliquée dans l’adhésion cellulaire et
arrête la progression cellulaire en phase
G1/S. Son action antitumorale serait liée
à la diminution de VEGF (vascular endo-
thelial growth factor) et de TGFß. Une
étude clinique rétrospective analysant
l’incidence des cancers deux ans après la
transplantation rénale chez des patients
recevant de la rapamycine au long cours
a montré que celle-ci réduisait l’incidence
des cancers cutanés par rapport aux pro-
tocoles habituels, en particulier lorsque la
rapamycine est utilisée seule après retrait
de la ciclosporine à trois mois (4,7 % ver-
sus 2,3 %). Dans cette étude, l’incidence
des autres cancers est inférieure lorsque
la rapamycine est administrée sans ciclo-
sporine ou après un arrêt de la ciclospo-
rine à trois mois (54).
CONCLUSION
Les cancers cutanés représentent une
importante morbidité dans la vie à long
terme des greffés. La prévention de ces
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thématique
complications repose sur la collaboration
des transplanteurs et des dermatologues.
Une consultation dermatologique systé-
matique au moment de la greffe, puis une
fois par an, permet la détection et le trai-
tement précoce des lésions dysplasiques
cutanées (55, 56). Les patients doivent
recevoir des conseils détaillés sur la pro-
tection solaire, avant tout vestimentaire,
lors des activités extérieures (chapeau à
large bord, manches longues, pantalon,
etc.) et appliquer des crèmes solaires
d’indice élevé. Leur information passe
aussi par la mise à disposition de docu-
ments écrits fournis lors des consulta-
tions ou disponibles sur Internet
(www.sfdermato.org ou scopnet.org). À
partir de l’apparition de carcinomes, la
stratégie immunosuppressive doit être
reconsidérée.
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