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Le Courrier de l’Arcol et de la SFA (4), n° 1, avril/mai/juin 2002
tients. Ainsi, l’EBM se présente comme une
nouvelle approche pédagogique, et, soute-
nue par de gros intérêts organisationnels
mais aussi financiers, elle tente de s’impo-
ser dans les programmes de formation ini-
tiale et sur le marché des formations médi-
cales continues.
Mais, si l’EBM a validé par des publications
sa capacité à modifier le niveau de connais-
sance ainsi que le comportement de certains
médecins, aucun travail de grande ampleur
ne montre que l’EBM améliore réellement
l’état de santé de la population et permet de
répondre aux réelles attentes des patients :
le manque de données “prouvées” sur ces
deux points constitue le talon d’achille de
l’EBM !
Les innovations de la faculté canadienne –
reprises telles quelles ou adaptées par de
nombreux autres établissements anglo-
phones puis francophones – posent tout
d’abord la question de leur efficacité en
termes d’incidence sur la prise en charge des
patients. Elles posent par ailleurs la question
de leur pertinence en termes d’amélioration
non seulement de la prise en charge mais
également de réponses apportées aux aspi-
rations des patients, ces derniers n’attendant
pas des médecins une réponse uniquement
technique.
Une question sous-jacente fondamentale ap-
paraît : dès lors que l’approche d’une mé-
decine fondée sur les preuves pourrait mo-
difier les pratiques médicales, en quoi ses
fondements et les valeurs qu’elle véhicule
sont-ils toujours pertinents ? Les réponses
proposées répondent-elles aux besoins indi-
viduels et aux attentes de chaque patient ?
Améliorent-elles la qualité de ses soins ?
Des réponses “toutes faites” comme le pro-
pose l’EBM sont-elles transposables à toute
situation et à tout contexte socioculturel ?
Reflètent-elles ce que doit être la pratique
de la médecine ?
D’autres questions sont sous-jacentes :
un niveau de preuve standardisée fondé
sur des données statistiques et épidémio-
logiques souvent nord-américaines (bases
de l’EBM) doit-il être l’élément central de
la décision médicale ? Doit-il se substi-
tuer à l’expérience clinique du praticien
et aux préférences du patient ? Est-il per-
tinent, quel que soit le contexte person-
nel du patient et quelles que soient les
contraintes socioculturelles, éthiques, voire
économiques ?
Grey zones
et risques de dérives
Plusieurs critiques sont formulées sur
l’EBM. Tout d’abord, elle ne semble pas ap-
plicable à une médecine qui, comme la mé-
decine générale ou certaines situations com-
plexes de médecine interne ou de spécialités,
aborde des patients présentant des pro-
blèmes multiples et intriqués qui intera-
gissent fortement, souvent dans un cadre
polypathologique, et où se mêlent les di-
mensions sanitaires, sociales et familiales.
Ainsi, l’EBM n’apparaît pas adaptée au
concept de prise en charge globale des per-
sonnes, puisqu’elle est fondée sur une ap-
proche souvent monopathologique et ne
prend pas toujours en compte le contexte de
vie, ni les dimensions complexes de la per-
sonne et des comportements humains (5).
Noylor (6),dans le Lancet,a formulé une se-
conde critique fondamentale sur l’EBM qu’il
appelle les “grey zones”. Il explique que,
pour de très nombreux domaines de l’activité
clinique, il n’existe pas d’études ou de don-
nées scientifiques ou qu’elles ne sont pas
représentatives des malades auxquels elles
prétendent s’appliquer. Dès lors, “ce qui peut
être présenté comme blanc ou noir dans un
article d’une revue scientifique peut rapide-
ment devenir gris dans la pratique”.
Par ailleurs, il convient de souligner un
risque redouté, à savoir que l’EBM pourrait
s’imposer comme recommandations ou
comme références médicales qui viseraient
à normaliser et à encadrer rigoureusement
la pratique médicale. Une telle approche
comporterait alors un risque de dérives ju-
ridiques ou économiques si l’EBM était uti-
lisée comme seule référence médicale op-
posable en cas de conflits. Tout médecin qui
dérogerait à l’EBM pourrait dès lors être
sanctionnable. Or, nous connaissons tous
des situations cliniques dans lesquelles le
praticien prend un risque face à une incerti-
tude ou prescrit en dehors des règles tradi-
tionnelles, non pas de manière irrespon-
sable, mais en fonction de sa propre
expérience (ou de celle de ses maîtres ou
collaborateurs), en pesant le risque qu’il
prend en regard d’un bénéfice attendu, te-
nant compte de la spécificité d’un patient et
d’une situation. En regardant dans l’histoire
et le quotidien de la médecine, dans des ser-
vices tout à fait rigoureux, des traitements
connus pour être efficaces dans certaines
pathologies sont prescrits dans d’autres
indications de manière empirique ou com-
passionnelle, suivant le sens clinique du mé-
decin (7),en dehors des indications “régle-
mentaires” validées par l’autorisation de
mise sur le marché (AMM).
Ces réserves sur l’EBM sont réaffirmées par
une école française de grands cliniciens (8)
qui insistent sur la nécessité d’une pratique
médicale fondée sur l’expérience indivi-
duelle, sur le compagnonnage dans le cadre
d’une approche talentueuse de la médecine
clinique. Ce point de vue est parfaitement dé-
fendu dans les travaux du doyen P. Even et
de B. Guiraud-Chaumeil :
“Le principe même de l’EBM témoigne de
l’abandon d’un système dominé par la
confiance en l’intelligence, la formation et
l’expérience des médecins, en faveur d’une
politique de codification et de contrôle de la
pratique médicale. Au lieu de parier, en
amont, sur la qualité de médecins ayant ini-
tialement acquis à l’université, savoir, sa-
voir-faire, expérience clinique, aptitude au
raisonnement, goût de l’information cri-
tique, sens des responsabilités à l’égard des
malades et de la communauté, la politique
des guidelines vise, en aval, à encadrer et à
contrôler a posteriori l’activité médicale. Au
nom de ce que la médecine est un art autant
qu’une science, parce que le pari et l’incer-
titude sont inhérents à sa pratique et parce
que diagnostic et choix thérapeutiques relè-
vent plus d’une délibération interne que de
l’application simpliste d’algorithmes pré-
établis, les principes mêmes de l’expe-
rience-based medicine (c’est bien “expe-
rience” qui figure dans le texte original et
non “evidence”,lapsus !), présentée comme
un nouveau paradigme dominant, sont éner-
giquement combattus. Beaucoup, en effet,
n’acceptent pas la prétendue supériorité
d’une connaissance factuelle, statistique,
impersonnelle et soi-disant objective, sur les
connaissances acquises, l’intuition, l’expé-
rience individuelle, les rationnels physiopa-
thologiques et la qualité idiosyncrasique du
raisonnement clinique, seuls capables, à
leurs yeux, de répondre à des myriades de
situations cliniques différentes, qui ne peu-
vent être mécaniquement résolues à partir
de guidelines simplificatrices”.
D’un point de vue non plus conceptuel mais
méthodologique, la principale critique qui
peut enfin être faite à l’EBM est qu’elle co-