L Si les ophtalmologistes m’étaient comptés… Santé publique

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Santé publique
Si les ophtalmologistes m’étaient comptés…
J.L. Seegmuller
(Président du Syndicat national des ophtalmologistes de France)
L
a santé publique est comme la philosophie (qui, d’ailleurs,
la sous-tend) et la politique (dont elle est une partie) : en
la matière chacun se croit hautement autorisé à trancher
sur tous les sujets.
Ainsi en est-il du manque d’ophtalmologistes tel qu’il semble
régner en bien des régions de France. Criant au point de susciter
des pétitions (plus de 400 000 signataires ont proclamé “Je veux
voir mon ophtalmo !”), ce manque demeure l’un des exemples
les plus cités dans les discours officiels. Mais il donne aussi
lieu à des commentaires très divers, voire contradictoires.
Moyenne nationale et réalités régionales
En effet, tandis que les uns exigent très logiquement que le
desserrement du numerus clausus limitant l’accès aux études
médicales s’assortisse d’une augmentation du nombre de
postes d’internes formateurs en ophtalmologie afin qu’il profite
pleinement à cette discipline, d’autres pointent les inégalités
de répartition des spécialistes sur le territoire, et attendent
simplement que l’on obtienne une bonne moyenne en équilibrant la pénurie qui affecte la région Champagne-Ardennes
(5,4 ophtalmologistes pour 100 000 habitants) avec la relative
pléthore observable dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur
(12 pour 100 000 habitants).
Ces esprits pragmatiques apportent ainsi aux décideurs une
solution qui paraît à portée de main, mais dont la mise en œuvre
pose quelques difficultés pratiques. La grande majorité (plus
des quatre cinquièmes) des ophtalmologistes français est en
effet en exercice libéral. En finançant l’acquisition de son équipement et le local qui l’abrite, chaque praticien a conquis le droit
de choisir son lieu d’implantation. L’autorité qui prétendrait le
déplacer s’obligerait à le dédommager, même si un bon potentiel de patientèle lui était assuré à destination. D’autant que
son transfert risque fort, dans bien des cas, de faire passer le
médecin concerné, avec toute sa famille, vers une région moins
attractive que la région d’origine. Si l’on estime à 1 300 le nombre
de transferts nécessaires, et à 250 000 � le coût approximatif
de l’installation d’un ophtalmologiste correctement équipé
en 2008, c’est près de 400 millions d’euros que devrait trouver
le courageux gouvernement qui déciderait de s’y atteler.
Obligation, incitation, capitulation…
Rien n’indique d’ailleurs que les médecins installés céderaient
devant ce pactole (à supposer que, dans la conjoncture actuelle,
l’État ou l’Assurance-maladie puisse se permettre de le distribuer), compte tenu de leurs attaches personnelles à une ville
ou une région.
Il importe enfin de noter que la timidité des prétendues
“mesures incitatives à l’installation en zone sous-dotée”
explique l’extrême modestie de leur impact.
Un angle d’attaque moins onéreux aurait pu être de viser les
nouveaux diplômés, présumés avoir moins d’attaches géographiques. La tentative récente d’introduire dans un projet de loi
un dispositif restreignant la liberté d’installation a suscité chez
les internes et les chefs de clinique une révolte si vigoureuse
qu’elle a fait reculer le ministère de la Santé.
Spécialité et surspécialités
On doit admettre que cette vive résistance était moins égoïste
et corporatiste qu’il n’y paraît. Elle était en effet justifiée par la
conscience d’une réalité que l’Administration peine à percevoir :
la population des ophtalmologistes n’est pas constituée de
pions interchangeables. L’émergence des surspécialités diversifie la discipline et répartit entre ses praticiens son champ
de compétence. Rien ne sert de confier à un contactologue
le traitement des urgences chirurgicales. Par ailleurs, bon
nombre des virtuoses de la phacoémulsification ne pratiquent
pas l’adaptation des lentilles ; bien des chirurgiens eux-mêmes,
habiles à opérer des cataractes, évitent de s’aventurer dans le
segment postérieur et, le cas échéant, passent la main à un
confrère plus familier de la chirurgie rétino-vitréenne.
Il en résulte que, pour assurer une prise en charge optimale
de leurs patients, irréprochablement “conforme aux données
actuelles de la science médicale”, et les faire bénéficier de
toutes les techniques utiles, les ophtalmologistes sont tenus
de travailler au sein d’un réseau intradisciplinaire qui, pour être
souvent informel, n’en est pas moins solide et fiable : celui des
plateaux techniques – d’investigation (angiographies, échographies, tomographie par cohérence optique, etc.) et de traitement (segment antérieur de l’œil, segment postérieur, chirurgie
oculoplastique, lasers de divers types, etc.) – mais aussi celui des
confrères capables de les utiliser. Il s’agit là d’une spécificité bien
mise en évidence par les auteurs du Rapport (1) d’avril 2006 :
l’ophtalmologie a la particularité de gérer elle-même la plupart
de ses examens complémentaires, et de ne pouvoir être suppléée
par aucune autre discipline, même très voisine (comme l’ORL,
la neurochirurgie, la chirurgie maxillo-faciale, etc.), et ce pour
au moins 90 % de son activité chirurgicale !
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Santé publique
Ainsi s’explique le fait que les ophtalmologistes concluent plus
de 15 % des consultations en adressant le patient concerné à
un autre ophtalmologiste.
Rationalisation ou accessibilité ?
Autre exemple qui montre combien, à une analyse purement
démographique, sommaire et trop superficielle, échappent
des réalités capitales : celui de la chirurgie ambulatoire. Le
maître mot des agences régionales de l’hospitalisation est, très
légitimement, celui du regroupement des plateaux techniques
chirurgicaux, afin de les concentrer en grands établissements
pluridisciplinaires, dont on espère une meilleure performance
et une meilleure productivité, notamment grâce à des économies d’échelle. Or, tandis que l’on s’évertue à constituer ces
prestigieux ensembles en suppprimant de plus petites installations, on éloigne des usagers le lieu où ils devront être traités.
Le malade doit alors organiser à ses frais son “hospitalisation”
à l’hôtel (2), afin de pouvoir bénéficier d’un suivi postopératoire,
essentiel dans le traitement d’une éventuelle endophtalmie.
On néglige aussi l’évaluation de la performance et de la productivité comparatives de ces plateaux techniques chirurgicaux
que l’on voit à présent se créer çà et là, dévolus à une seule
spécialité (l’ophtalmologie), voire à une seule pathologie (la cataracte), qu’ils soient intégrés à un établissement ou qu’ils soient
indépendants (annexés à un cabinet libéral). En l’absence de
nécessaires études objectives, les partisans et les adversaires
de telles structures en sont réduits à se lancer des anathèmes
d’un dogmatisme également stérile. Pour le patient, anxieux
du résultat de son intervention, mais aussi confronté à toutes
les perturbations – et à tous les débours – que celle-ci va occasionner, comme pour la santé publique, les a priori sectaires sont
sans intérêt. L’un et l’autre attendent de véritables arguments.
Aides techniques de l’ophtalmologiste
En matière de délégation de tâches sous contrôle médical (le
Syndicat national des ophtalmologistes de France a définitivement invalidé le terme, initial mais inacceptable, de “transfert
de compétence”, car une compétence ne se transfère pas, elle
s’acquiert), ces arguments existent, en ce qui concerne l’ophtalmologie. Ils résultent de diverses expérimentations, tentées par
des pionniers inventifs et courageux, réalisées dans des conditions rigoureuses et astreignantes, sous l’égide de l’Observatoire national de la démographie des professions de santé, de
l’Assurance-maladie et de la Direction de l’hospitalisation et de
l’organisation des soins du ministère de la Santé (3).
Le résultat est clair : le “temps-médecin” de l’ophtalmologiste
est libéré par le recours à des aides techniques, favorisé depuis
la parution du décret du 27 novembre 2007 (4) : jusqu’à 30 % de
disponibilité en plus pour étudier l’ensemble des résultats, en tirer
les conclusions et s’en entretenir avec le patient. Les praticiens
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qui exercent ainsi – et ils sont nombreux – sont unanimes à souligner la satisfaction exprimée par la grande majorité des patients,
et le meilleur confort d’exercice pour le médecin. Mais c’est lui
qui assume le risque financier et personnel de ce passage à une
véritable PME ophtalmologique, dont les implications en termes
d’investissements, de locaux, d’organisation, de management, de
gestion des ressources humaines, de communication… intimident très légitimement bien des médecins spécialistes d’exercice
libéral. Il reste que l’ophtalmologie est une fois de plus, parmi les
spécialités cliniques (l’imagerie médicale, avec la profession de
manipulateur en radiologie, est à mettre à part), très en avance
dans cette démarche tant de par le volontarisme de son engagement que de par le nombre de médecins impliqués.
Objectif : améliorer l’offre de soins
Quoi de commun, en termes de modalités d’exercice et de nombre
de patients accueillis chaque jour, entre un ophtalmologiste
consultant à temps partiel et un patron d’entreprise médicale qui
gère une équipe de quinze associés et collaborateurs (5) ? Quoi de
commun entre un ophtalmologiste britannique salarié du National
Health Service, qui accepte 67 patients par semaine, et son homologue français libéral qui en examine 127, ou leur collègue allemand qui, fortement secondé par la délégation de tâches et le
renforcement de son plateau technique, en accueille 240 !
Cette extrême diversité est, on peut le dire et le déplorer, totalement négligée par les décideurs de notre pays et ceux qui
les conseillent. Elle représente pourtant un facteur essentiel
à prendre en compte dès lors que l’on s’attaque à la véritable
question, qui n’est pas tant celle de la répartition de pions
ophtalmologistes sur le “Monopoly” des technocrates que celle
d’une offre de soins associant qualité et accessibilité.
C’est dire combien il importe que les professionnels eux-mêmes
se préoccupent et s’emparent des questions de santé publique
qui concernent leur domaine de compétence. En décidant de
donner à celles-ci la place qu’elles méritent, la revue Images en
Ophtalmologie a pris une initiative très opportune. Tout indique,
en particulier ces temps-ci, combien elle était nécessaire. II
Références bibliographiques
1. Bour T, Corre C. Rapport “L’ophtalmologie et la filière visuelle en France
– Perspectives et solutions à l’horizon 2030”, avril 2006.
2. Thorn S, Fischer B, Weill G. Aspects de la chirurgie ambulatoire en ophtalmologie : synthèse d’une étude nationale 2001-2003. Revue de l’Ophtalmologie
française 2005;148.
3. Rapport officiel de l’expérimentation sous la direction de J.B. Rottier.
Annexe XII: Réseau ophtalmologique de la Sarthe.doc. http://www.lestroiso.
org/doc/index.htm
4. Décret n° 2007-1671 du 27 novembre 2007 fixant la liste des actes pouvant
être accomplis par les orthoptistes (JO du 28 novembre 2007).
5. Bour T. Évolution de l’activité des ophtalmologistes. Revue de l’Ophtalmologie française 2007;159.
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