«ªTout l’art poétique est par nature énigmatique, et
il n’est pas donné à tout le monde de le comprendre.ª»
[Platon], Second Alcibiade.
INTRODUCTION
Comment ne pas éprouver la tentation du découragement avant même d’a-
border l’Alexandra de Lycophronª? Stace évoquait les «ªreplis de l’obscur Lyco-
phronª»(latebras Lycophronis atri), Lucien y voyait l’exemple, à ne pas suivre,
de la littérature absconse, et pour la Souda, la grande encyclopédie byzantine du
Xesiècle, elle est par excellence «ªle poème obscurª»(…ª «≤∑…|§μªμ√ßä¥`)1. Une
épigramme anonyme de l’Anthologie palatine (IX, 191) la dit également un «ªla-
byrinthe aux mille détoursª»(
√∑≥z짻 `yƒßμ¢§») dont il est malaisé
de sortir pour trouver la lumière, mais où peut se retrouver qui est «ªaimé de
Calliopeª».
Plus près de nous, voyons ce qu’en pense, en 1820, l’un des meilleurs hellé-
nistes du temps, Jean-François Boissonade (1774-1857)ª:uªpoème assez diffi-
cile, assez obscur pour embarrasser les plus doctes pensionnaires du Muséum
d’Alexandrieª; poème qui dut faire le désespoir de Callimaque lui-même et qui
sera, dans tous les temps, le supplice de tous les lecteurs.ª» Et le même savant
d’ajouter que ce poème est un «ªvéritable prodige d’érudition comme d’une pa-
tience sans bornes, [un] véritable monstre de bizarrerie et de ténèbres plus que
cimmériennesª», avant de détailler l’«ªartifice perpétuelª» d’un auteur «ªcons-
tamment amphigouriqueª»2. Encore n’était-il pas plus sévère qu’Alfred Croiset,
1Stace, Silves, V, 3, v. 156-158ª; Lucien, Lexiphanes,25ª;Suidae Lexicon, édité par Ada Adler, III,
Leipzig (Teubner), 1933, p. 299.
2Biographie universelle ancienne et moderne, vol. 25, Paris, 1820, p. 509, s.u. «ªLycophronª».
ALEXANDRA
10
pour lequel «ªil n’est à peu près aucun savant qui ne recule épouvanté devant
cette avalanche de phrases interminables et inintelligiblesª» où l’«ªon perd pied
au bout de peu d’instantsª» pour n’y plus voir «ªqu’une monstruosit骻3. Et Karl
Ziegler en fait «ªle plus long (et le plus absurde) zƒ±»que nous ayons de l’An-
tiquité4ª».
On ne s’étonnera donc pas qu’Auguste Couat l’ait négligé dans son étude
sur La Poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées, en précisant toutefois
avoir «ªlaissé de côté l’Alexandra de Lycophron, non par dédain pour une œu-
vre célèbre et curieuse, plutôt par défiance de [ses] forces, surtout parce que l’é-
tude de ce poème est plus intéressante au point de vue grammatical ou mytho-
logique qu’au point de vue littéraire5ª», ou que la dernière traduction annotée
d’Alexandra publiée en France, celle de Félix-Désiré Dehèque, remonte à 18536.
Seul Pascal Quignard osa chez nous, au XXesiècle, vouloir faire revivre ce texte,
sans craindre l’«ªinégalité surenchérie, prononcée, surabondanteª» de la répéti-
tion7.
Mais, condamné parfois en termes vifs, devenu l’archétype du poète obs-
cur, Lycophron ne cessa de fasciner. En témoigne le nombre des manuscrits par-
venus jusqu’à nous — au moins cent vingt-cinq, du Xeau XVIIIesiècle8—, comme
l’existence de paraphrases anciennes et d’abondantes scholies9et les allusions ou
3Alfred et Maurice Croiset, Histoire de la littérature grecque,V,Période alexandrine, Paris (A.
Fontemoing), 1899, p. 242 et 243.
4Realencyclopädie de Pauly, Wissowa et alii, XIII/2 (1927), col. 2334. Certains jugements ont été
moins sévères, comme ceux de G. O. Hutchinson (Hellenistic Poetry, Oxford [Clarendon Press],
1988, p. 264)ªªIn stature there is no comparisonª; but Lycophron’s poetry comes closer than his
contemporaries’ to the spirit of Lucanª», ou d’Alan Cameron (Callimachus and his critics, Prince-
ton University Press, 1995, p. 81)ªªLycophron’s Alexandra is simply a vastly expanded riddle,
simply meant to amuse rather than instructª».
5La Poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées (324-222 av. J.-C.), Paris (Hachette),
1882, p. IX. Albin Lesky estime encore, dans sa Geschichte des Griechischen Literatur (p. 745 de la
traduction anglaise [1966]), que l’érudition y laisse peu de place à la poésie.
6 F.-D. Dehèque, La Cassandre de Lycophron, Paris (A. Durand et F. Klincksieck), 1853.
7 P. Quignard, LYCOPHRON,Alexandra, Paris (Mercure de France), 1971 (citation p. 24).
8Cf. Robert E. Sinkewicz, Manuscript Listings for the Authors of Classical and Late Antiqui-
tyª(Greek Index Project Series, 3), Toronto (Pontifical Institute of Mediaeval Studies), 1990.
9Voir Eduard Scheer, Lycophronis Alexandra, I (texte et paraphrases)-II (scholies et commentaire
de Tzetzès), Berlin, 1881-1908 (réimpression Berlin [Weidmann], 1958), et Pietro Luigi M. Leone,
«ªLa tradizione manoscritta degli scholia in Lycophronem (I)ª», QCCCM, 3 (1991), p. 34-40 et 71-75.
Les scholies anciennes du Marcianus 476 ont été réunies par Gottfried Kinkel à la suite de son
édition d’Alexandra (Leipzig [Teubner], 1880).
INTRODUCTION 11
citations des grammairiens, lexicographes et savants, de Julius Pollux (IIesiècle)
et Étienne de Byzance (VIesiècle)10 à Michel Psellos (XIesiècle), Michel Italicos
et Eustathe de Thessalonique, qui le cite plus souvent qu’aucun autre poète mis
à part Homère, ou Constantin Manassès, Eustathe Macrembolite (XIIesiècle),
Nicétas de Chônai (vers 1155-1215/1216), sans oublier l’auteur controversé du
Christus Patiens11. Cependant notre dette est particulièrement grande envers
Jean Tzetzès, auquel est dû le commentaire attribué par les manuscrits12 à son
frère aîné, Isaac Tzetzès, mais vraisemblablement écrit peu après la mort de ce
dernier, à l’automne 113813.
L’auteur
Outre l’Alexandra et quatre fragments de son drame satyrique et d’une tra-
gédie14, une Vie de Tzetzès, quelques témoignages et une notice de la Souda font
de Lycophron un peu plus qu’un nom. D’abord cette notice (s.u. M≤∫ƒ›μ),
inspirée par Hésychios de Milet (VIe siècle) ou son abréviateur du IXe siècleª:
Lycophronª: de Chalcis d’Eubée, fils de Sôclès, mais, par adoption, de Lycos
de Rhègion. Érudit et auteur tragique. Il est un des sept que l’on nomma la
Pléiade. Ses tragédies sont Éole, Andromède, Alètès15,Le Fils d’Éole, Éléphènor,
Héraclès, Les Suppliants, Hippolyte, Les Cassandriens16,Laios, Les Maratho-
niens, Nauplios, Œdipe I et II, L’Orphelin, Penthée, Les Descendants de Pé-
lops, Les Alliés, Tèlégonos, Chrysippe. Parmi cela, Nauplios est une nouvelle
version. Il écrivit aussi l’œuvre intitulée Alexandra, le poème obscur.
10 E. Scheer, op. cit., I, p. XVIII-XXXII.
11 Cf. Anna Pontani, «ªNiceta Coniata e Licofroneª», BZ, 93 (2000), p. 157-161.
12 Cinquante-neuf donnent le texte complet ou quasi complet du commentaire de Tzetzès, et dix-
sept se contentent d'extraits (Pietro Luigi M. Leone, art. cit., p. 40-71 et 75-76).
13 Sur la question de l’attribution du commentaire, voir encore l’article «ªTzetzes 1)ª»deC.Wen-
del, dans la Realencyclopädie, VIIA 2 (1948), col. 1978-1982, et Pietro Luigi M. Leone, art. cit.,
p.ª75 et la note 1, p. 33. Cf. Jean Tzetzès lui-même, Chiliades, IX, v. 298, et sa lettre au protono-
taire patriarcal Basileios (Ioannis Tzetzae Epistulae, par Pietro A. M. Leone, Leipzig [Teubner],
1972, p. 38).
14 Bruno Snell, Tragicorum Graecorum fragmenta, I (1971), 2eédition revue par Richard Kannicht,
Göttingen (Van den Hoeck et Ruprecht), 1986, p. 273-278.
15 Ou, s’il s’agit d’un nom commun, L’Errant.
16 Probablement les habitants de Cassandreia, l’ancienne Potidée, ville de Chalcidique refondée en
316 par Cassandros, fils d’Antipatros.
ALEXANDRA
12
Rapprochons une autre notice de la Soudaª:
Lycos, ou encore Bouthèras, de Rhègionª: historien, père du poète tragique
Lycophron, contemporain des successeurs d’Alexandre et victime d’une ma-
chination de Dèmètrios de Phalère. Il écrivit une histoire de la Libye, et sur la
Sicile.
Athénée (II, 55 c-d et X, 420 a-c), dont la source est la Vie de Ménédèmos
d’Antigonos de Carystos (IIIesiècle avant J.-C.), parle également du drame saty-
rique dans lequel Lycophron raillait Ménédèmos d’Érétrie. Mais selon Diogène
Laërce (II, 140ª; cf. II, 133), il s’agissait d’une pièce écrite pour Ménédèmos, ce
que peuvent confirmer les relations amicales de ce philosophe — une sorte de
cynique mondain — et du «ªpoète tragiqueª». Toutefois Lycophron se fit con-
naître encore, en tant qu’érudit, par un traité Sur la Comédie (R|ƒ® ›¥È{ß`»)
comptant au moins neuf livres. Ératosthène de Cythère, le savant disciple de
Callimaque, l’utilisa (Athénée, XI, 501 d), et Diodôros, un grammairien du Ier
siècle avant J.-C., lui rendit un hommage involontaire en composant une Ré-
ponse à Lycophron (Rƒª» M≤∫ƒ∑μ`) connue par Athénée (XI, 478 b), lequel
fait encore plusieurs fois allusion au Sur la Comédie (VII, 278 a-b, XI, 485 d-e,
XIII, 555 aª; cf. IV, 140 a, XI, 501 e).
Mais l’Alexandra ? Notre plus ancien témoignage littéraire, celui de Stace,
est postérieur de quatre siècles à ceux, indirects, d’Ératosthène et Antigonos de
Carystos sur le drame satyrique Ménédèmos et le traité Sur la Comédie.Ilen
prouve toutefois le caractère déjà classiqueª: ce poème, expliqué par le père de
Stace dans une école napolitaine, vers le milieu du Ier siècle après J.-C., au même
titre que les «ªpoèmes du fils de Battosª» (Callimaque), «ªl’embrouillé Sophronª»
et les «ªsecrets de la maigre Corinneª»17, excitera toujours la sagacité des philolo-
gues un siècle plus tard, au temps de Clément d’Alexandrie, en attendant de fi-
gurer dans les programmes de certaines écoles du XIIesiècle, et probablement du
XIIIe18.
17 Cf. Charles McNelis, «ªGreek Grammarians and Roman Society during the Early Empireª: Sta-
tius’ Father and his Contemporariesª», Classical Antiquity, 21 (2002), p. 67-94, surtout p. 71, 76, 87
et 89.
18 Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 50, 3 (avec le commentaire d’Alain Le Boulluec, dans la
collection Sources chrétiennes, II, Paris [Cerf], 1981, p. 192), Jean Tzetzès, Chiliades, VIII, v. 486-
499 (à propos d’un confrère qui expliqua l’Alexandra d’après son commentaire, en s’attribuant le
mérite des explications données). Et les manuscrits de l’Alexandra copiés au XIIIesiècle dans la
Terre d’Otrante semblent l’avoir été pour répondre aux besoins de l’enseignement (Jean Irigoin,
INTRODUCTION 13
Outre ces allusions et celle, à nouveau, de Lucien, nous ne pouvons citer,
au IIesiècle après J.-C., que la Clé des songes d’Artémidore (IV, 63), où l’Alexan-
dra est le premier exemple donné des œuvres rapportant des légendes peu con-
nues, puis quelques citations d’Hésychios d’Alexandrie et d’Étienne de Byzance
et un témoignage de Jean Philoponos, au VIesiècle19. Ovide, lorsqu’il prête à
«ªLycophron le porte-cothurneª»(cothurnatumªªLycophrona) une mort trop
proche de celle de son homonyme homérique — il aurait été tué d’une flèche —,
parle en effet de lui, selon toute évidence, comme d’un poète tragique20. Pour-
tant nous savons par Étienne de Byzance que, dans la seconde moitié du Ier siè-
cle avant J.-C., Théon d’Alexandrie étudia l’Alexandra aussi bien que les œuvres
de Callimaque et de Théocrite ou les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes.
Et, pour laisser de côté la remarque d’Eustathe, d’après lequel Aristophane de
Byzance (257-180) voyait une forme propre au parler de Chalcis dans l’imparfait
}«¤câ«`μdu vers 21 d’Alexandra21, l’Etymologicum Magnum (s.ªu. ˜H§»)a
gardé le souvenir d’un commentaire de Sextion22, qui paraît être, avec celui de
Théon, la source des scholies anciennes.
Mais les papyrus d’Oxyrhynchos nosª2094+3445 et 3446 (IIesiècle après J.-
C.), 4428 (début du IIIesiècle) et 4429 (fin du Ier siècle-début du IIe) et celui de
Munich, inv. 156 (Ier siècle après J.-C.ª?), provenant d’Arsinoë, auxquels sont à
joindre deux fragments de commentaire, dont un incertain (PSI,n
o724, du IIIe
siècle, et peut-être le papyrus d’Oxyrhynchos no2463, du IIeou IIIesiècle), témoi-
gnent directement du succès de l’Alexandra dans les premiers siècles de notre
ère. Et si rien ne prouve que Lycophron ait influencé Callimaque ou même
Euphorion de Chalcis, au IIIesiècle avant J.-C.23, son œuvre dut avoir une place
«ªL’Italie méridionale et la tradition des textes antiquesª» [1969] dans La Tradition des textes grecs,
Paris [Belles Lettres], 2003, p. 455 et 457ª; cf. p. 547).
19 Adrian S. Hollis, «ªSome Neglected Verse Citations in Hesychiusª», ZPE, 123 (1998), p. 64,
Paola Ceccarelli et Martin Steinrück, «ªÀ propos de schol. in Lycophronis Alexandram 1226ª»,
MH, 52 (1995), p. 86-87.
20 Ovide, Ibis, v. 531-532 (cf. Iliade, XV, v. 439-440).
21 William J. Slater, Aristophanis Byzantii fragmenta, Berlin-New York (W. de Gruyter), 1986, fr.
19A.
22 Autres références, sans nom d’auteur, au commentaire de Lycophron dans le même Etymologi-
cum magnum, p. 76, l. 57, p. 164, l. 26, p. 191, l. 47, et p. 298, l. 29.
23 Voir par exemple la première édition de Lorenzo Mascialino (Alejandra, Barcelone [Alma Ma-
ter], 1956), p. XLIII, et, pour une l’influence inverse, de Callimaque, Euphorion, mais également
Apollonios, sur Lycophron, Valeria Gigante Lanzara, «ªIl tempo dell’Alessandra e i modelli elle-
nistici di Licofroneª», PP, 53 (1998), p. 412-417. L’Autel, poème figuré attribué à Dosiadas de
Crète, pourrait également trahir l’influence de l’Alexandra, outre celle de la Syrinx théocritéenne.
1 / 33 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !