«ªTout l’art poétique est par nature énigmatique, et il n’est pas donné à tout le monde de le comprendre.ª» [Platon], Second Alcibiade. INTRODUCTION Comment ne pas éprouver la tentation du découragement avant même d’aborder l’Alexandra de Lycophronª? Stace évoquait les «ªreplis de l’obscur Lycophronª» (latebras Lycophronis atri), Lucien y voyait l’exemple, à ne pas suivre, de la littérature absconse, et pour la Souda, la grande encyclopédie byzantine du 1 Xe siècle, elle est par excellence «ªle poème obscurª» (…ª «≤∑…|§μªμ √∑ßä¥`) . Une épigramme anonyme de l’Anthologie palatine (IX, 191) la dit également un «ªlabyrinthe aux mille détoursª» (√∑≥ zμc¥√…∑§» ≥`y ƒßμ¢∑§») dont il est malaisé de sortir pour trouver la lumière, mais où peut se retrouver qui est «ªaimé de Calliopeª». Plus près de nous, voyons ce qu’en pense, en 1820, l’un des meilleurs hellénistes du temps, Jean-François Boissonade (1774-1857)ª: un «ªpoème assez difficile, assez obscur pour embarrasser les plus doctes pensionnaires du Muséum d’Alexandrieª; poème qui dut faire le désespoir de Callimaque lui-même et qui sera, dans tous les temps, le supplice de tous les lecteurs.ª» Et le même savant d’ajouter que ce poème est un «ªvéritable prodige d’érudition comme d’une patience sans bornes, [un] véritable monstre de bizarrerie et de ténèbres plus que cimmériennesª», avant de détailler l’«ªartifice perpétuelª» d’un auteur «ªconstamment amphigouriqueª»2. Encore n’était-il pas plus sévère qu’Alfred Croiset, 1 Stace, Silves, V, 3, v. 156-158ª; Lucien, Lexiphanes, 25ª; Suidae Lexicon, édité par Ada Adler, III, Leipzig (Teubner), 1933, p. 299. 2 Biographie universelle ancienne et moderne, vol. 25, Paris, 1820, p. 509, s.u. «ªLycophronª». 10 ALEXANDRA pour lequel «ªil n’est à peu près aucun savant qui ne recule épouvanté devant cette avalanche de phrases interminables et inintelligiblesª» où l’«ªon perd pied au bout de peu d’instantsª» pour n’y plus voir «ªqu’une monstruosit骻3. Et Karl Ziegler en fait «ªle plus long (et le plus absurde) zƒ±⁄∑» que nous ayons de l’Antiquité4ª». On ne s’étonnera donc pas qu’Auguste Couat l’ait négligé dans son étude sur La Poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées, en précisant toutefois avoir «ªlaissé de côté l’Alexandra de Lycophron, non par dédain pour une œuvre célèbre et curieuse, plutôt par défiance de [ses] forces, surtout parce que l’étude de ce poème est plus intéressante au point de vue grammatical ou mythologique qu’au point de vue littéraire5ª», ou que la dernière traduction annotée d’Alexandra publiée en France, celle de Félix-Désiré Dehèque, remonte à 18536. Seul Pascal Quignard osa chez nous, au XXe siècle, vouloir faire revivre ce texte, sans craindre l’«ªinégalité surenchérie, prononcée, surabondanteª» de la répétition7. Mais, condamné parfois en termes vifs, devenu l’archétype du poète obscur, Lycophron ne cessa de fasciner. En témoigne le nombre des manuscrits parvenus jusqu’à nous — au moins cent vingt-cinq, du Xe au XVIIIe siècle8 —, comme l’existence de paraphrases anciennes et d’abondantes scholies9 et les allusions ou 3 Alfred et Maurice Croiset, Histoire de la littérature grecque, V, Période alexandrine, Paris (A. Fontemoing), 1899, p. 242 et 243. 4 Realencyclopädie de Pauly, Wissowa et alii, XIII/2 (1927), col. 2334. Certains jugements ont été moins sévères, comme ceux de G. O. Hutchinson (Hellenistic Poetry, Oxford [Clarendon Press], 1988, p. 264)ª: «ªIn stature there is no comparisonª; but Lycophron’s poetry comes closer than his contemporaries’ to the spirit of Lucanª», ou d’Alan Cameron (Callimachus and his critics, Princeton University Press, 1995, p. 81)ª: «ªLycophron’s Alexandra is simply a vastly expanded riddle, simply meant to amuse rather than instructª». 5 La Poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées (324-222 av. J.-C.), Paris (Hachette), 1882, p. IX. Albin Lesky estime encore, dans sa Geschichte des Griechischen Literatur (p. 745 de la traduction anglaise [1966]), que l’érudition y laisse peu de place à la poésie. 6 F.-D. Dehèque, La Cassandre de Lycophron, Paris (A. Durand et F. Klincksieck), 1853. 7 P. Quignard, LYCOPHRON, Alexandra, Paris (Mercure de France), 1971 (citation p. 24). 8 Cf. Robert E. Sinkewicz, Manuscript Listings for the Authors of Classical and Late Antiquityª(Greek Index Project Series, 3), Toronto (Pontifical Institute of Mediaeval Studies), 1990. 9 Voir Eduard Scheer, Lycophronis Alexandra, I (texte et paraphrases)-II (scholies et commentaire de Tzetzès), Berlin, 1881-1908 (réimpression Berlin [Weidmann], 1958), et Pietro Luigi M. Leone, «ªLa tradizione manoscritta degli scholia in Lycophronem (I)ª», QCCCM, 3 (1991), p. 34-40 et 71-75. Les scholies anciennes du Marcianus 476 ont été réunies par Gottfried Kinkel à la suite de son édition d’Alexandra (Leipzig [Teubner], 1880). INTRODUCTION 11 citations des grammairiens, lexicographes et savants, de Julius Pollux (IIe siècle) et Étienne de Byzance (VIe siècle)10 à Michel Psellos (XIe siècle), Michel Italicos et Eustathe de Thessalonique, qui le cite plus souvent qu’aucun autre poète mis à part Homère, ou Constantin Manassès, Eustathe Macrembolite (XIIe siècle), Nicétas de Chônai (vers 1155-1215/1216), sans oublier l’auteur controversé du Christus Patiens11. Cependant notre dette est particulièrement grande envers Jean Tzetzès, auquel est dû le commentaire attribué par les manuscrits12 à son frère aîné, Isaac Tzetzès, mais vraisemblablement écrit peu après la mort de ce dernier, à l’automne 113813. L’auteur Outre l’Alexandra et quatre fragments de son drame satyrique et d’une tragédie14, une Vie de Tzetzès, quelques témoignages et une notice de la Souda font de Lycophron un peu plus qu’un nom. D’abord cette notice (s.u. M ≤∫⁄ƒ›μ), inspirée par Hésychios de Milet (VIe siècle) ou son abréviateur du IXe siècleª: Lycophronª: de Chalcis d’Eubée, fils de Sôclès, mais, par adoption, de Lycos de Rhègion. Érudit et auteur tragique. Il est un des sept que l’on nomma la Pléiade. Ses tragédies sont Éole, Andromède, Alètès15, Le Fils d’Éole, Éléphènor, Héraclès, Les Suppliants, Hippolyte, Les Cassandriens16, Laios, Les Marathoniens, Nauplios, Œdipe I et II, L’Orphelin, Penthée, Les Descendants de Pélops, Les Alliés, Tèlégonos, Chrysippe. Parmi cela, Nauplios est une nouvelle version. Il écrivit aussi l’œuvre intitulée Alexandra, le poème obscur. 10 E. Scheer, op. cit., I, p. XVIII-XXXII. Cf. Anna Pontani, «ªNiceta Coniata e Licofroneª», BZ, 93 (2000), p. 157-161. 12 Cinquante-neuf donnent le texte complet ou quasi complet du commentaire de Tzetzès, et dixsept se contentent d'extraits (Pietro Luigi M. Leone, art. cit., p. 40-71 et 75-76). 13 Sur la question de l’attribution du commentaire, voir encore l’article «ªTzetzes 1)ª» de C. Wendel, dans la Realencyclopädie, VIIA 2 (1948), col. 1978-1982, et Pietro Luigi M. Leone, art. cit., p.ª75 et la note 1, p. 33. Cf. Jean Tzetzès lui-même, Chiliades, IX, v. 298, et sa lettre au protonotaire patriarcal Basileios (Ioannis Tzetzae Epistulae, par Pietro A. M. Leone, Leipzig [Teubner], 1972, p. 38). 14 Bruno Snell, Tragicorum Graecorum fragmenta, I (1971), 2e édition revue par Richard Kannicht, Göttingen (Van den Hoeck et Ruprecht), 1986, p. 273-278. 15 Ou, s’il s’agit d’un nom commun, L’Errant. 16 Probablement les habitants de Cassandreia, l’ancienne Potidée, ville de Chalcidique refondée en 316 par Cassandros, fils d’Antipatros. 11 12 ALEXANDRA Rapprochons une autre notice de la Soudaª: Lycos, ou encore Bouthèras, de Rhègionª: historien, père du poète tragique Lycophron, contemporain des successeurs d’Alexandre et victime d’une machination de Dèmètrios de Phalère. Il écrivit une histoire de la Libye, et sur la Sicile. Athénée (II, 55 c-d et X, 420 a-c), dont la source est la Vie de Ménédèmos d’Antigonos de Carystos (IIIe siècle avant J.-C.), parle également du drame satyrique dans lequel Lycophron raillait Ménédèmos d’Érétrie. Mais selon Diogène Laërce (II, 140ª; cf. II, 133), il s’agissait d’une pièce écrite pour Ménédèmos, ce que peuvent confirmer les relations amicales de ce philosophe — une sorte de cynique mondain — et du «ªpoète tragiqueª». Toutefois Lycophron se fit connaître encore, en tant qu’érudit, par un traité Sur la Comédie (R|ƒ® ≤›¥È{ß`») comptant au moins neuf livres. Ératosthène de Cythère, le savant disciple de Callimaque, l’utilisa (Athénée, XI, 501 d), et Diodôros, un grammairien du Ier siècle avant J.-C., lui rendit un hommage involontaire en composant une Réponse à Lycophron (Rƒª» M ≤∫⁄ƒ∑μ`) connue par Athénée (XI, 478 b), lequel fait encore plusieurs fois allusion au Sur la Comédie (VII, 278 a-b, XI, 485 d-e, XIII, 555 aª; cf. IV, 140 a, XI, 501 e). Mais l’Alexandra ? Notre plus ancien témoignage littéraire, celui de Stace, est postérieur de quatre siècles à ceux, indirects, d’Ératosthène et Antigonos de Carystos sur le drame satyrique Ménédèmos et le traité Sur la Comédie. Il en prouve toutefois le caractère déjà classiqueª: ce poème, expliqué par le père de Stace dans une école napolitaine, vers le milieu du Ier siècle après J.-C., au même titre que les «ªpoèmes du fils de Battosª» (Callimaque), «ªl’embrouillé Sophronª» et les «ªsecrets de la maigre Corinneª»17, excitera toujours la sagacité des philologues un siècle plus tard, au temps de Clément d’Alexandrie, en attendant de figurer dans les programmes de certaines écoles du XIIe siècle, et probablement du 18 XIIIe . 17 Cf. Charles McNelis, «ªGreek Grammarians and Roman Society during the Early Empireª: Statius’ Father and his Contemporariesª», Classical Antiquity, 21 (2002), p. 67-94, surtout p. 71, 76, 87 et 89. 18 Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 50, 3 (avec le commentaire d’Alain Le Boulluec, dans la collection Sources chrétiennes, II, Paris [Cerf], 1981, p. 192), Jean Tzetzès, Chiliades, VIII, v. 486499 (à propos d’un confrère qui expliqua l’Alexandra d’après son commentaire, en s’attribuant le mérite des explications données). Et les manuscrits de l’Alexandra copiés au XIIIe siècle dans la Terre d’Otrante semblent l’avoir été pour répondre aux besoins de l’enseignement (Jean Irigoin, INTRODUCTION 13 Outre ces allusions et celle, à nouveau, de Lucien, nous ne pouvons citer, au IIe siècle après J.-C., que la Clé des songes d’Artémidore (IV, 63), où l’Alexandra est le premier exemple donné des œuvres rapportant des légendes peu connues, puis quelques citations d’Hésychios d’Alexandrie et d’Étienne de Byzance et un témoignage de Jean Philoponos, au VIe siècle19. Ovide, lorsqu’il prête à «ªLycophron le porte-cothurneª» (cothurnatumª…ªLycophrona) une mort trop proche de celle de son homonyme homérique — il aurait été tué d’une flèche —, parle en effet de lui, selon toute évidence, comme d’un poète tragique20. Pourtant nous savons par Étienne de Byzance que, dans la seconde moitié du Ier siècle avant J.-C., Théon d’Alexandrie étudia l’Alexandra aussi bien que les œuvres de Callimaque et de Théocrite ou les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes. Et, pour laisser de côté la remarque d’Eustathe, d’après lequel Aristophane de Byzance (257-180) voyait une forme propre au parler de Chalcis dans l’imparfait 21 }«¤câ∑«`μ du vers 21 d’Alexandra , l’Etymologicum Magnum (s.ªu. ˜H√§∑») a gardé le souvenir d’un commentaire de Sextion22, qui paraît être, avec celui de Théon, la source des scholies anciennes. Mais les papyrus d’Oxyrhynchos nosª2094+3445 et 3446 (IIe siècle après J.C.), 4428 (début du IIIe siècle) et 4429 (fin du Ier siècle-début du IIe) et celui de Munich, inv. 156 (Ier siècle après J.-C.ª?), provenant d’Arsinoë, auxquels sont à joindre deux fragments de commentaire, dont un incertain (PSI, no 724, du IIIe siècle, et peut-être le papyrus d’Oxyrhynchos no 2463, du IIe ou IIIe siècle), témoignent directement du succès de l’Alexandra dans les premiers siècles de notre ère. Et si rien ne prouve que Lycophron ait influencé Callimaque ou même Euphorion de Chalcis, au IIIe siècle avant J.-C.23, son œuvre dut avoir une place «ªL’Italie méridionale et la tradition des textes antiquesª» [1969] dans La Tradition des textes grecs, Paris [Belles Lettres], 2003, p. 455 et 457ª; cf. p. 547). 19 Adrian S. Hollis, «ªSome Neglected Verse Citations in Hesychiusª», ZPE, 123 (1998), p. 64, Paola Ceccarelli et Martin Steinrück, «ªÀ propos de schol. in Lycophronis Alexandram 1226ª», MH, 52 (1995), p. 86-87. 20 Ovide, Ibis, v. 531-532 (cf. Iliade, XV, v. 439-440). 21 William J. Slater, Aristophanis Byzantii fragmenta, Berlin-New York (W. de Gruyter), 1986, fr. 19A. 22 Autres références, sans nom d’auteur, au commentaire de Lycophron dans le même Etymologicum magnum, p. 76, l. 57, p. 164, l. 26, p. 191, l. 47, et p. 298, l. 29. 23 Voir par exemple la première édition de Lorenzo Mascialino (Alejandra, Barcelone [Alma Mater], 1956), p. XLIII, et, pour une l’influence inverse, de Callimaque, Euphorion, mais également Apollonios, sur Lycophron, Valeria Gigante Lanzara, «ªIl tempo dell’Alessandra e i modelli ellenistici di Licofroneª», PP, 53 (1998), p. 412-417. L’Autel, poème figuré attribué à Dosiadas de Crète, pourrait également trahir l’influence de l’Alexandra, outre celle de la Syrinx théocritéenne. 14 ALEXANDRA dans la bibliothèque de Virgile24, quoique puisse être fortuite, par exemple, la ressemblance avec le début d’Alexandra de ce passage de l’Énéide (II, v. 77-78)ª: Cuncta equidem tibi, rex, fuerit quodcumque fatebor Vera,… Toute chose, ô roi, quoi qu’il puisse advenir, je t’avouerai Sincèrement,…25 Et surtout l’on ne saurait oublier le skyphos A du trésor de BerthouvilleBernay (département de l’Eure), découvert en 1830 et conservé au Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale de France. Sur ce vase, daté par Charles Picard de peu après le milieu du IIIe siècle avant J.-C., un homme imberbe, tenant un long bâton dans sa main droite — Lycophron, presque à coup sûr —, est figuré assis en face de Cassandre, c’est-àdire Alexandra, celle-ci debout, un rouleau de papyrus dans la main gauche et un rameau de laurier dans la main droiteª; entre eux, un grand vase oraculaire et un masque de théâtre26. Encore faut-il préciser que le skyphos A fait partie d’un ensemble de deux vases jumeaux en argent, du même atelier, assurément grec, représentant un «ªcénacle littéraire hellénistiqueª» où figurent également Aratos et Théocrite, accompagnés respectivement des Muses Uranie et Thalie, et Ménédèmos d’Érétrie, dont on sait les liens avec Lycophron. Restent des témoignages tardifsª: a) Jean Tzetzès, Chiliades, VIII, vers 481-485ª: Ce fils de Lycos ou bien de Sôclès, Lycophron, qui était le contemporain de Ptolémée, Composa beaucoup de pièces, des tragédies, 24 Cf. l’appendice ajouté par Stephanie West à ses «ªNotes on the Text of Lycophronª» (CQ, 33 [1983], p. 132-135). Valeria Gigante Lanzara («ªEchi dell’Alessandra nella poesia latinaª», Maia, 51 [1999], p. 331-347) pense également au poème 7 de Catulle, et Giorgio Brugnoli («ªNaves Idaeaeª», RCCM, 1 [1996], p. 45-52) à une «ªconfluence Lycophron-Horace-Virgileª» et à Stace. Pour l’influence probable de Lycophron sur ce dernier, voir F. Delarue, «ªSur deux passages de Staceª», Orpheus, 15 (1968), p. 18-24. 25 Voir pourtant l’article de St. Josifovic, dans la Realencyclopädie, Suppl. XI (1968), col. 922. 26 Charles Picard, «ªUn Cénacle littéraire hellénistique sur deux vases d’argent du trésor de Berthouville-Bernayª», MMAI, 44 (1950), p. 53-82 (surtout p. 60-67 et, pour la datation, p. 72-79, avec la figure 5 et la planche VI), et «ªDu nouveau sur Lycophron et sur son Ménédémos d’après les monuments figurésª», Actes du Premier Congrès de la Fédération Internationale des Associations d’Études Classiques, Paris (Klincksieck), 1951, p. 191-196. INTRODUCTION 15 Ainsi qu’un livre auquel il donna le titre Alexandra, Pour lequel Tzetzès écrivit un commentaire, et d’autres. b) Jean Tzetzès, dans la Vie précédant son commentaire (II, p. 4-7 Scheer)ª: Ce Lycophron était originaire de Chalcis, fils de Sôclès ou, selon quelquesuns, de l’historien Lycos. Il était un des sept poètes qui, parce qu’ils étaient sept, furent dits de la Pléiade. Leurs nomsª: Théocrite (l’auteur des poèmes bucoliques), Aratos (l’auteur des Phénomènes et d’autres œuvres), Nicandros, de la tribu Aiantide, puis Apollonios (celui des Argonautiques), Philicos, le poète tragique Homère le Jeune […], qui composa 57 pièces, et ce Lycophron, quoique certains, par ignorance, assurent que d’autres firent partie de la Pléiade. Ces poètes vivaient au temps de Ptolémée Philadelphe et de Bérénice27, qui tous deux étaient nés de Ptolémée, fils de Lagôos, et de Bérénice, la fille d’Antigonos. Lycophron est moins célèbre à cette époque pour sa poésie que parce qu’il compose des anagrammesª: Ptolémée (R…∑≥|¥`±∑»), par exemple, donne par la transposition de ses lettres «ªde mielª» (a√ª ¥Ä≥§…∑»), et Arsinoé (ıAƒ«§μ∫ä) «ªviolette d’Héraª» (©∑μ ˘Hƒ`»), et d’autres du même genre. Ce Lycophron, pour le plaisir des lecteurs amateurs de nouveautés, a publié le présent livre, qui se trouve rempli d’histoires. Car il raconte, en abrégeant, ce qui s’est passé depuis Héraclès et la guerre de Troie jusqu’à Alexandre de Macédoine et au-delà, et revient en arrière vers la fin du livre, en disant également, à cette occasion, l’enlèvement d’Iô par les Phéniciens, qui fit éclater la guerre entre barbares et Grecs. […] Pourquoi le présent poème de Lycophron fut-il intitulé Alexandraª? Pour être distingué du reste des œuvres de Lycophron. Car j’ai dit28 qu’il composa 64 ou 46 pièces ressortissant au genre tragique. c) Jean Tzetzès, Prolegomena sur la comédie, Prooemium I (p. 22-23 Koster29)ª: Alexandre d’Étolie et Lycophron de Chalcis furent décidés par les largesses royales à corriger pour Ptolémée Philadelphe les œuvres théâtrales, c’est-à-dire les œuvres comiques et tragiques, ainsi que les drames satyriques. Les assistait et participait également au travail de correction le fameux conservateur de la grande bibliothèque, Ératosthène. Callimaque avait rédigé le catalogue de ces œuvres. Alexandre corrigeait les pièces tragiques, Lycophron les comiques. 27 En fait Arsinoé II, sœur-épouse de Ptolémée II Philadelphe, et donc fille de Bérénice et de Ptolémée I Sôter, le fils de Lagos (et non Lagôos). 28 À la fin de l’introduction (E. Scheer, op. cit., II, p. 4, l. 20-21). 29 W.ªJ.ªW. Koster, Scholia in Aristophanem, pars I, fasc. IªA. Prolegomena de comoedia, Groningue (Bouma), 1975. 16 ALEXANDRA Le second Prooemium du même auteur (p. 31-33 Koster) n’ajoute rien pour ce qui concerne Lycophron, non plus que le Scholion Plautinum d’un savant italien du XVe siècle (p. 48 Koster30) ou même ce texte anonyme révélé par J.ªA. Cramerª: d) Anonymus Crameri II (p. 43 Koster)ª: Il faut savoir qu’Alexandre d’Étolie et Lycophron de Chalcis, à la demande de Ptolémée Philadelphe, corrigèrent ({§‡ƒ¢›«`μ) les œuvres théâtrales, Lycophron les œuvres comiques, Alexandre les tragiques, mais également les drames satyriques. D’après ces témoignages, Lycophron se fit donc connaître par un ouvrage sur la comédie, un drame satyrique et plus encore des tragédies — au moins vingt, dont la Souda donne le titre, peut-être quarante-six ou soixante-quatre —, sans oublier l’Alexandra, et fut l’une des sept étoiles de la Pléiade. Ce poète fameux, qui était aussi un érudit, vécut à Alexandrie au temps de Ptolémée Philadelphe (roi de 283 à 247), et très vraisemblablement fit partie du Musée. Les anagrammes qu’on lui prête tendraient même à prouver qu’il vécut dans l’entourage du souverain et de son épouse, Arsinoé Ire ou Arsinoé II, sœur de Ptolémée, qui supplanta la précédente vers 278 et mourut en 270. Revenons pourtant à son origine, à sa familleª: l’hésitation n’est-elle pas étrange, qui fait de Lycophron soit un Eubéen de Chalcis, fils de ce Sôclès dans lequel il n’est aucunement sûr qu’il faille reconnaître l’ami du poète Hédylos de Samos31, soit le fils de l’historien Lycos de Rhègion, le moderne Reggio di Calabriaª? L’adoption évoquée dans une des notices de la Souda paraît en effet une solution de désespoir inventée pour concilier deux traditions opposées. De plus, cet usage était romain bien plus que grec et devait faire entrer l’enfant dans une famille proche, ce que même l’origine chalcidienne de Rhègion n’autorise pas à supposer. Car si le souvenir de sa lointaine métropole y restait vif dans la seconde moitié du Ve siècle, quelque trois cents ans après sa fondation et malgré la présence d’une importante communauté messénienne, sa prise par Denys l’Ancien, en 386, et le dépeuplement quasi total qui suivit entraînèrent la rupture de ces liens, que sa refondation par Denys le Jeune, guère avant le milieu du IVe siècle, ne put rétablirª: la chute de Rhègion consacra «ªla disparition à peu près 30 Cf. déjà, du même auteur, «ªScholion Plautinum plene editumª», Mnemosyne, 14 (1961), p.ª2337. 31 D. L. Page, Epigrammata Graeca, Oxford (Clarendon Press), 1975, v. 1486. INTRODUCTION 17 totale de l’élément chalcidien d’Occidentª»32. Mais aussi les scholiastes remarquaient déjà le problème posé par les vers 1226-1280 (II, p. 351, l. 17-21 Scheer)ª: Il parle à partir d’ici des Romains, et il faut admettre que le poème est d’un autre Lycophron, non pas de celui qui a écrit la partie troyenne33. Car étant un familier de Philadelphe, il ne consacrerait pas un développement aux Romains. Comment, en effet, ne pas s’étonner qu’au temps de Ptolémée Philadelphe — certains diraient à sa cour —, quand le royaume des Lagides était au faîte de sa grandeur, quand les poètes, à commencer par Théocrite, dans l’idylle XVII, rivalisaient de flatteries envers le souverain, un membre de la Pléiade ait dit non pas la gloire du roi, de son épouse ou de son père, le fondateur de la dynastie, voire celle, à venir, de ses descendants, mais la puissance romaineª? Car Lycophron ne se borne pas à évoquer un bref épisode de l’histoire romaine, ainsi que le fit Callimaque à propos d’un certain Gaius34, pas plus qu’il ne témoigne, comme Apollonios de Rhodes, d’une simple curiosité pour la partie du monde, encore mal connue, située au nord de la Grande-Grèce. Et pouvait-on imaginer en Égypte ou en Grèce, dans la première moitié du IIIe siècle avant J.-C., avant la fin de la première guerre punique (264-241), que de prétendus descendants des compagnons d’Énée allaient venger la défaite troyenneª? Rome ne devint la maîtresse de l’Italie centrale qu’après le début du IIIe siècleª: c’est seulement en 290 qu’une paix définitive fut conclue avec les Samnites, qui avaient fait passer une armée romaine sous les fourches Caudines en 321, et la Sabine se souleva en cette même année 290. Il fallut également attendre les environs de 280 pour que s’éloignât le danger présenté par les Étrusques, qui avaient massacré le préteur Lucius Caecilius devant Arezzo, avec seize mille de ses hommes, en 284, et dont une cité, Volsinies, resta indépendante jusqu’en 264. Quant à l’Italie méridionale, la soumission de la Lucanie, avec l’installation d’une colonie romaine à Paestum en 273, puis la capitulation de Tarente l’année suivante, ne suffirent pas à la pacifier tout entière, les peuples de la Pouille 32 Georges Vallet, Rhégion et Zancle. Histoire, commerce et civilisation des cités chalcidiennes du détroit de Messine, Paris (E. de Boccard), 1958, p. 380ª; cf. p. 56, 66-80, 126 et 378-379. 33 Nous lisons …éμ …ƒ›c{` plutôt que …éμ …ƒ`zÈ{ß`μ. Ce passage a été éclairé par Paola Ceccarelli et Martin Steinrück, art. cit., p. 77-89, notamment p. 84 et 89. 34 Fr. 106-107 Pfeiffer. Cf. Pierre Lévêque, «ªLes Poètes alexandrins et Romeª», IH, 22 (1960), p. 4752. 18 ALEXANDRA n’ayant capitulé qu’en 266. Alors seulement Rome et Carthage restèrent face à face en Occident. Rome était loin d’être la maîtresse du monde au temps de Ptolémée Philadelpheª: elle ne domina le bassin méditerranéen qu’après la deuxième guerre punique (achevée en 202), la victoire de Cynoscéphales (197), le traité d’Apamée (188), puis la défaite macédonienne à Pydna, en 168. Le royaume des Lagides faisait encore plus que l’égaler. D’où l’idée, ancienne35, que les vers en question sont interpolés et peut-être l’œuvre d’un «ªdeutéro-Lycophronª» qui, à l’époque augustéenne, aurait «ªitalianis骻 l’Alexandra pour un autre public36, ou mieux — car ils ne se distinguent en rien par la langue, le mètre ou le style37 —, qu’il faut attribuer l’ensemble du poème à un autre Lycophron, au moins postérieur à la première guerre punique, probablement du début du IIe siècle avant J.-C. Telle était déjà l’opinion de Barthold Georg Niebuhr38, et «ªle Lycophron qui écrivit l’Alexandraª» est distingué deux fois par les commentateurs anciens (II, p.ª60, l.ª4 et p.ª62, l. 10 Scheer). Rien d’étonnant donc à ce que, par exemple, Jacques Perret écrive que l’Alexandra tout entière a été composée vers 196 en l’honneur de Flamininus, témoignage de cette idylle éphémère qui devait unir pour un temps Grecs et Romains dans le sentiment d’une bienveillance réciproque39. Plus récemment, Elizabeth Kosmetatou a vu dans l’auteur — un «ªLycophron IIª» qui était peut-être le petit-fils du premier — un érudit de Pergame participant, entre 196 et 194, à l’effort de propagande en faveur des Attalides, alliés aux Romains40, tandis que Heather White estimait l’Alexandra postérieure à Pydna, et que Valeria Gigante Lanzara, en reconnaissant P. Cornelius Scipion dans le «ªlutteur uniqueª» qui «ªprendra le chemin des réconciliationsª» (vers 35 Elle pourrait remonter à Théon, la scholie citée précédemment devant appartenir au fonds le plus ancien. Idée reprise en 1800 et 1801 par Charles James Fox, dans sa correspondance avec Gilbert Wakefield (cf. l’introduction d’A. W. Mair dans l’édition de la Collection Loeb, Londres et Cambridge [Mass.], 1921, p. 308-309, ou Stephanie West, «ªLycophron Italicisedª», JHS, 104 [1984], p. 127). 36 Stephanie West, art. cit., p. 127-151, pour laquelle plusieurs «ªpassages romainsª» sont interpolés. Cf. Lorenzo Braccesi, «ªLicofrone e l’interpolatore augusteoª», Athenaeum, 80 (1992), p. 506-511. 37 Karl Ziegler, notamment, dans son grand article sur Lycophron, s’est élevé contre l’idée d’une interpolation (Realencyclopädie, XIII/2 [1927], col. 2365). 38 «ªÜber das Zeitalter Lykophrons des Dunkelnª», RhM, 1 (1827), p. 108-117. 39 Les Origines de la légende troyenne de Rome (281-31), Paris (Belles Lettres), 1942, p. 348ª; cf. p.ª502 et 505. 40 «ªLycophron’s ‘Alexandra’ Reconsidered: The Attalid Connectionª», Hermes, 128 (2000), p. 32-53. INTRODUCTION 19 1446-1450), croyait donc ce poème postérieur à la bataille de Zama (202)41. Longtemps en faveur — elle est notamment dans les deux articles de la Realencyclopädie42 —, l’hypothèse selon laquelle ce poème daterait du IIe siècle est devenue cependant difficile à défendre depuis l’identification des personnages du skyphos A de Berthouville-Bernay43 et depuis qu’Arnaldo Momigliano a montré que les vers 1141 à 1173 d’Alexandra doivent être antérieurs au rétablissement du tribut payé par les Locriens en expiation du forfait d’Ajax. Or ce tribut — des jeunes filles devaient se faire les servantes d’Athèna dans son temple de Troie-Ilion —, une inscription de Locride occidentale, vraisemblablement du premier tiers du IIIe siècle avant J.-C. (IG IX, 12, 3 [1968], noª706), nous apprend qu’il fut rétabli à l’époque d’un Antigonos qui ne peut guère être qu’Antigonos Gonatas, roi de Macédoine de 276 à 23944. Faut-il donc revenir à la position «ªunitaireª», malgré des difficultés que l’on aurait tort de sous-estimerª? En d’autres termes, oserons-nous prêter un authentique don de voyance à Lycophron, lequel aurait prévu, avec un siècle d’avance, le glorieux avenir de Rome45ª? Ou bien convient-il d’atténuer la portée de cette allusion à la «ªcouronneª», au «ªsceptreª», à la «ªsouverainet骻 exercée sur la terre et sur la mer (vers 1228-1229), en supposant que le poète n’a fait que reprendre un motif alors banal46ª? 41 H. White, «ªAn interpretative problem in Lycophron’s Alexandraª», Habis, 28 (1997), p. 49-51ª; V. Gigante Lanzara, «ªIl tempo dell’Alessandra e i modelli di Licofroneª», p.ª410-411 (cf. l’Alessandra du même auteur, Milan [Biblioteca Universale Rizzoli], 2000, p. 18-19). 42 Realencyclopädie, XIII/2 (1927), col. 2316-2381, par K. Ziegler (historique de la question col. 2354-2365), et Suppl. XI (1968), col. 888-930, par St. Josifovic. Cf. Der kleine Pauly. Lexikon der Antike, III (1969), col. 815-816, par K. Ziegler, et Der neue Pauly. Enzyclopädie der Antike, 7 (1999), p. 569ªa, par Bernhard Zimmermann. 43 Voir déjà la mise au point de Pierre Lévêque, «ªLycophronicaª», REA, 57 (1955), p. 36-40. 44 A. Momigliano, «ªThe Locrian maidens and the date of Lycophron’s Alexandraª, CQ, 39 (1945), p. 49-53. Cf. Lucien Lerat, Les Locriens de l’ouest, II, Paris (de Boccard), 1952, p. 19-22, et Pierre Vidal-Naquet, «ªLes esclaves immortelles d’Athèna Iliasª» (1975), dans Le Chasseur noir, nouvelle édition revue et corrigée, Paris (La Découverte), 1991, p. 249-266. Ce tribut, rejeté par les Locriens après la fin de la guerre de Phocide (347/346), puis rétabli, n’aurait été supprimé définitivement que peu avant le temps de Plutarque (Sur les délais de la justice divine, 557c-d). 45 Cf. U. von Wilamowitz-Moellendorff, Hellenistische Dichtung in der Zeit des Kallimachos, II, Berlin, 1924, p. 146, mais aussi Manuel Fernandez Galiano, «ªSobre la fecha de la “Alejandra” de Licofrònª», dans Studi di filologia classica in onore di Giusto Monaco, I, Università di Palermo, 1991, p. 401-413. 46 U. von Wilamowitz-Moellendorff, De Lycophronis Alexandra commentatiuncula, Greifswald, 1883, p. 10, et surtout A. Momigliano, «ªTerra mariqueª», JRS, 32 (1942), p. 53-64, avec la réponse de S. West, art. cit., p. 131. «ªSur terre et sur merª» peut être une simple locution (cf. Thucydide, 20 ALEXANDRA Et pourquoi cet intérêtª? Même la venue, en 273, d’une ambassade romaine à Alexandrie, simple prise de contact que ne suivit, à notre connaissance, aucun accord ni traité, ne pouvait retenir longuement l’intérêt des savants et poètes de la grande ville47, et moins encore déchaîner un enthousiasme tel qu’on oubliât Ptolémée pour chanter en termes aussi forts le pouvoir prétendument universel de ce qui restait un peuple barbare. Enfin — il semble qu’on l’ait oublié — l’expansion romaine en Occident était plus inquiétante qu’admirable pour les Grecs. Elle pouvait laisser craindre qu’après avoir étendu son empire sur toute l’Italie, puis mis fin, d’une manière ou d’une autre, à son face-à-face avec Carthage, Rome ne portât ses regards vers les monarchies hellénistiques. Cela fait bien des questions auxquelles il faudra répondre, bien des difficultés qu’il faudra résoudre en disant d’abordª: 1. Pourquoi l’on hésite sur l’identité du père de Lycophron, et donc sur l’origine de ce dernier. 2. Comment Lycophron put vivre dans la première moitié du IIIe siècle, s’il faut bien retenir cette époque malgré les difficultés créées par les «ªpassages romainsª» d’Alexandra, à commencer par les vers 1126-1180, tout en célébrant le pouvoir universel de Rome. 3. Pourquoi ce pouvoir universel d’un peuple barbare était admirable pour lui, et non point surprenant, scandaleux ou inquiétant. 4. Pourquoi il le pouvait chanter sans invraisemblance ni inconvenance au temps d’un roi, Ptolémée Philadelphe, qui protégeait le Musée d’Alexandrie, où Lycophron, semble-t-il, œuvra longuement. Un début de solution se présente immédiatementª: admettons, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, qu’il exista deux Lycophron, l’un de Chalcis, l’autre de Rhègion. Non pas deux Lycophron de deux siècles différents, comme on l’a cru jusqu’à présent, mais deux poètes actifs dans la première moitié du IIIe siècle avant J.-C. Le nom — celui, entre autres, d’un personnage homérique (Iliade, I, 2, 2, Démosthène, Sur la Couronne, § 324, ou encore Longus, III, 2, 3). 47 On a pourtant voulu voir une allusion à cette ambassade dans le vers 1449 d’Alexandra (Massimo Fusillo, «ªL’Alessandra di Licofroneª: racconto epico e discorso ‘drammatico’ª», ASNP, 14 [1984], p. 522, André Hurst, «ªSur la date de Lycophronª», dans les Mélanges d’histoire ancienne et d’archéologie offerts à Paul Collart [= Cahiers d’archéologie romande, no 5], Lausanne, 1976, p. 234235). Maurice Holleaux émet des réserves sur l’importance de cet échange d’ambassades (Rome, la Grèce et les monarchies hellénistiques au IIIe siècle avant J.-C. (273-205), Paris [de Boccard], 1921, p. 60-83). INTRODUCTION 21 XV, v. 429-435), du plus jeune fils de Périandre (Hérodote, III, 50-53), de deux tyrans de Phères (Xénophon, Helléniques, II, 3, 4 et Diodore, XIV, 82, 5ª; Aristote, Rhétorique, III, 1410ªa 17-18 et Diodore, XVI, 14, 1, XVI, 37, 3, XVI, 39, 3), d’un Spartiate cité par Thucydide (II, 85, 1), d’un sophiste critiqué par Aristote (Rhétorique, III, 1405 b 36-37 et 1406ªa 6-7) — était en effet loin d’être rare, et la confusion de deux homonymes est plus vraisemblable si l’on fait de ceux-ci des contemporains pratiquant la même activité. Elle l’est même d’autant plus que l’un d’eux, le poète de la Pléiade auteur de nombreuses tragédies et d’un drame satyrique, en son temps l’égal de Théocrite ou d’Aratos, chargé de réviser le texte des comédies conservées à la bibliothèque du Musée, possédait une réputation que l’autre était loin d’avoir. Rien d’étonnant, donc, à ce que ce dernier, l’auteur d’Alexandra, ait été confondu très tôt, apparemment dès le milieu du IIIe siècle, avec son illustre homonyme. Mais l’auteur d’Alexandra était-il le poète de Chalcis ou celui de Rhègionª? On ne peut hésiter longuement48. Notre Lycophron, à l’œuvre apparemment bien mince, s’effaça d’autant plus facilement devant son homonyme qu’il était, dirons-nous, un provincial et non pas un poète officiel vivant dans la grande ville qui était à la fois la capitale intellectuelle et artistique du monde grec et celle des Lagides. Poète hellénistique, mais non point alexandrin, ce Grec d’Italie, originaire d’une ville qui s’était signalée dès le VIe siècle par une exceptionnelle floraison artistique49 et la naissance d’Ibycos, et qu’honorait toujours un historien de l’envergure de Lycos, n’avait pas à ménager la susceptibilité d’un souverain qu’il ne connaissait vraisemblablement pas et dont il ne recherchait pas la faveur ou les subsides. La puissance même de la lointaine Égypte, le pouvoir de Ptolémée Philadelphe, encore plus grand, plus solidement établi que celui de son père, ne le concernaient pas. Une autre puissance, un autre pouvoir étaient infiniment plus proches, qu’il sentait protecteursª: nous parlons évidemment de Rome. Quelle est, en effet, la situation de la Grande-Grèce, à commencer par Rhègion, dans la première moitié du IIIe siècleª? Ses contacts avec Rome sont anciens, quoique cette dernière se soit longtemps gardée d’intervenir dans les affaires des cités grecques d’Italie. Il faudra que Naples se déchire et que le parti populaire y fasse appel aux Samnites pour qu’elle envoie des troupes en 326 et impose, en traitant avec les responsables napolitains, une tutelle qui, toutefois, 48 Voir cependant KarlªJulius Beloch, Griechische Geschichte, IV, 2 (1927), réédition, Berlin et Leipzig (W. de Gruyter & cie), 1967, p. 573-574. 49 Cf. G. Vallet, op. cit., p. 312-313. 22 ALEXANDRA laissait à la ville sa pleine autonomie et même sa monnaie, et ne remettait en cause ni son appartenance culturelle au monde grec ni les formes, helléniques, de sa vie locale50. Il existait, de plus, une collusion de fait contre les Samnites, mais aussi d’autres peuples italiques, souvent menaçants, entre Grecs d’Italie et Romains. Barbares, donc, mais barbares réputés pour leur philhellénisme — Héraclide du Pont, au IVe siècle, ne semble-t-il pas avoir déjà fait de Rome une lointaine ville grecque51ª? —, barbares civilisés, «ªfréquentablesª», les Romains occupaient une place à part dans l’esprit des Grecs de Sicile ou d’Italie. C’est seulement appelée par les habitants de Thourioi, menacés, vers 285, par les Lucaniens, que Rome intervint dans les affaires des cités de la ligue italiote, fondée quelques années plus tôt devant la pression grandissante des Lucaniens et Messapiens sur les villes de la frange littorale. Bien des Grecs, en effet, préféraient déjà la protection de Rome à celle de Tarente, ce qui se comprend d’autant mieux que les Tarentins eux-mêmes avaient dû faire appel aux Spartiates, commandés par Archidamos III, en 344 ou 343, puis au roi d’Épire Alexandre le Molosse, oncle d’Alexandre le Grand, en 334, et au Spartiate Cléonymos, en 302, en attendant Pyrrhos. Rome était devenue la grande puissance régionale. De cela, il fallait s’accommoder, lorsque des progrès si rapides ne le faisaient pas trouver admirable. La victoire, en 282, du consul C. Fabricius Luscinus, qui dégagea Thourioi, fut immédiatement suivie de l’installation d’une garnison romaine dans cette ville, puis à Locres et Crotone. Bien plus, en 282 également, oubliant apparemment le traité qui, depuis 302, délimitait les zones d’influence respectives de Rome et de Tarente, Rome envoyait une petite escadre, qui doublait le cap Lacinien et entrait dans le golfe de Tarente pour aller croiser devant la grande ville grecque. Rome avait cessé d’être une puissance exclusivement terrestre et montrait l’étendue de ses ambitions. Et, volontaire ou non, cette provocation fut à l’origine de la guerre qui vit l’intervention de Pyrrhos, appelé par les Tarentins en 281, en Italie puis en Sicile, et finalement la prise de Tarente, en 272. Mais Rhègionª? Il reçut aussi, probablement en 28252, une garnison, non point composée de soldats romains, comme à Locres, Thourioi ou Crotone, mais de Campaniens, la legio Campana. Excellents combattants, qui toutefois se 50 Tacite en fera encore «ªpratiquement une ville grecqueª» (Annales, XV, 33). Cf. Charles McNelis, art. cit., p. 74. 51 Héraclide, fr. 102 Wehrli = Plutarque, Vie de Camille, 22, 3. 52 Polybe, Tite-Live et Diodore de Sicile datent le fait de 280, mais «ªqui croira qu’en 280, au moment où l’arrivée de Pyrrhos et ses succès exaltaient toute l’Italie méridionale, Rhégion ait pu recevoir une garnison romaineª?ª» (Pierre Lévêque, Pyrrhos, Paris [de Boccard], 1957, note 4, p. 246). INTRODUCTION 23 transformaient trop volontiers en soudards, ces Campaniens ralliés à Rome eurent tôt fait de s’emparer de la cité qu’ils devaient protéger53. Nous ne savons pas si Lycophron vivait toujours à Rhègion en 282. Il aurait alors, vraisemblablement, d’autant plus souffert de la présence des Campaniens que sa famille n’était pas sans importance, quoiqu’on ne puisse arguer de ce que son père, Lycos, aurait été en butte à l’hostilité de Dèmètrios de Phalère, épimélète ou, si l’on préfère, tyran d’Athènes de 317 à 307, puis, après un séjour à Thèbes ou près de Thèbes, ami et conseiller de Ptolémée Ier. Le fait, allégué par la Souda, est d’autant plus suspect qu’il évoque immanquablement l’exil d’un demi-siècle, à Athènes, de Timée, confrère et contemporain de Lycos, obligé par Agathoclès de quitter sa ville de Tauroménion. Dèmètrios n’eut jamais le moindre pouvoir à Rhègion, et rien ne confirme que Lycos se trouva dépendre de lui, à Athènes ou Alexandrie. Quoi qu’il en soit, Lycophron dut applaudir à la prise de Rhègion, en 270, par les Romains, qui infligèrent aux soldats campaniens, devenus plus dangereux qu’utiles, un châtiment exemplaire, également destiné à faire oublier qu’ils avaient eux-mêmes installé ces encombrants auxiliaires et à impressionner favorablement les populations grecques de la région. Des protecteurs, voire des libérateurs, voilà donc ce qu’étaient, aux yeux de beaucoup, ces barbares influencés déjà par les Grecs et dont on pressentait qu’ils devaient l’être bien davantage. Car Loin […] de représenter la disparition des valeurs culturelles et artistiques de l’hellénisme de l’Italie, la défaite de Pyrrhus et la mainmise de Rome sur l’ensemble des cités grecques de l’Italie méridionale leur ouvraient, paradoxalement, un champ nouveauª: dans la péninsule désormais réunie sous l’hégémonie de l’Vrbs elles formaient la base d’une nouvelle koinè culturelle54. Lycophron, s’il fut un Grec d’Italie, put donc être un partisan et admirateur de Rome, par ailleurs la seule puissance en mesure, au IIIe siècle, de contenir les ambitions de Carthage dans la Sicile toute proche, et peut-être sur le continent, où Rhègion, de l’autre côté du détroit de Messine, était particulièrement exposé. Dès lors, plus de difficultés, l’excès de certains mots, l’exagération de la puissance, surtout navale, de Rome, s’expliquant aisément par un enthousiasme incompréhensible de la part d’un poète et savant de Chalcis devenu 53 Polybe, I, 7, 6-12. Dominique Briquel et Giovanni Brizzi, dans l’Histoire romaine sous la direction de François Hinard, I, Paris (Fayard), 2000, p. 333-334. 54 24 ALEXANDRA alexandrin et familier du roi, mais naturel, en ce temps, de la part d’un poète de Rhègion. Cela ne fait, cependant, que rendre possible l’attribution d’Alexandra à un Lycophron de Rhègion tôt confondu avec un homonyme et contemporain plus illustre. Notre théorie doit se révéler plus féconde pour emporter l’adhésion. Or, elle permet d’expliquer d’abord la place, si importante, accordée dans le poème à l’Occident, surtout à l’Italie et la Sicile, place qui a fait parler d’un «ªitalocentrisme55ª». Quelque quarante pour cent d’Alexandra, à commencer par l’essentiel des vers 592-1140, puis les vers 1226-1280, lui sont consacrés. Diomède, Philoctète, Épeios (le constructeur du Cheval de Troie) et surtout Ulysse sont, en quelque sorte, naturalisés italiens, et les trois derniers, au moins, reposeraient en terre «ªausonienneª»ª; Ménélas y cherche Hélène. Mieuxª: Ulysse, époux de l’Italienne Circé bien plus que de la Grecque Pénélope, la chienne, la prostituée qui l’a ruiné avec le concours des Prétendants (vers 771-773 et 791-792), y joint ses forces à celles d’Énée, Grecs et Troyens se réconciliant dans un monde nouveau. La légende troyenne de Rome est donc bien déjà, dans Alexandra, un moyen de rattacher la nouvelle puissance occidentale à l’épopée homérique, mais non point seulement par l’intermédiaire des Troyens, comme le fera Virgile56. Et l’allusion, la première de toutes, à la Sibylle de Cumes, celle, unique à notre connaissance, au culte rendu par les Dauniennes à une Alexandra, l’abondance et la précision des indications géographiques — ainsi l’allusion aux «ªrudes pentesª» de Naples (vers 737) ou au lac d’Averne, «ªdans le cercle qui l’étrangleª», celui d’un ancien cratère (vers 704)57 —, peuvent confirmer que le poète ne fut pas seulement un lecteur de Timée ou de Lycos de Rhègion58, mais connaissait personnellement l’Italie, à commencer par la Grande-Grèce59. 55 S. West, art. cit., p. 143. Lycophron dut avoir un prédécesseur en la personne de Stésichore (d’Himère, en Sicile), qui aurait dit au VIe siècle le séjour d’Énée en «ªHespérieª» (Geneviève Dury-Moyaers, Énée et Lavinium. À propos des découvertes archéologiques récentes, Bruxelles [Collection Latomus], 1981, p. 48-53). 57 Valeria Gigante Lanzara (Alessandra, p.ª299) remarque aussi que l’évocation de l’île de Diomède (v.ª600) «ªfa pensare a una conoscenza diretta dell’ambienteª». 58 Gabriella Amiotti estime que son unique source livresque, pour ce qui concerne l’Italie et la Sicile, fut l’œuvre de Lycos de Rhègion, aussi date-t-elle l’Alexandra de la fin du IVe siècle ou du début du IIIe («ªLico di Reggio e l’Alessandra di Licofroneª», Athenaeum, 70 [1982], p. 452-460). Voir aussi, dans la note 74, l’opinion d’Eugenio Manni. 59 V. Gigante Lanzara remarque également, dans son Alessandra (p. 305-306), que Lycophron semble avoir de la Grande-Grèce une expérience directe de voyageur. 56 INTRODUCTION 25 Ce n’est pas tout, car les premiers lecteurs de l’œuvre semblent aussi avoir été des Italiens ou des Siciliens60, auxquels étaient plus ou moins familiers l’îlot d’Othrônos, au sud de la Sicile (vers 1027), les plages de galets sombres de l’île d’Elbe (vers 874-876), l’Étrurie et notamment Cortone, où le corps d’Ulysse, tué par son fils italien «ªavec l’aiguillon d’un poisson de Sardaigneª», aurait été incinéré (vers 795-798 et 805-806), comme le triste habit et les cheveux longs des Siciliens de Ségeste (vers 973-976), la coiffure «ªà la mode d’Hectorª» des Dauniens et le vêtement sombre, le visage fardé, la badine de leurs compagnes (vers 11371140). Et tout fait penser que le poète s’adresse à un public sachant la légende d’Énée en Italie. Or, si l’on trouve la plus ancienne représentation de sa fuite sur des monnaies d’Aineia, en Chalcidique, vers 525, s’il figure également sur au moins cinquante-huit vases attiques, du dernier quart du VIe siècle au début du deuxième quart du Ve61, Énée fut tout aussi populaire dans l’Italie barbare. Bien connu des Étrusques, ainsi que le montrent une gemme du Cabinet des médailles et, plus sûrement, quatre statuettes de Véies (milieu du Ve siècleª?)62, il n’était, surtout, pas ignoré des habitants du Latium, si tôt en contact avec le monde hellénique que la plus ancienne inscription grecque maintenant connue (premier quart du VIIIe siècle, voire extrême fin du IXe) est le graffito d’un vase de fabrication locale découvert à Gabies63. Importée par des navigateurs et des commerçants à Lavinium, où Énée «ªs’est immiscé dans un vieux culte local de l’Ancêtreª: Sol Indigesª», sa légende y resta vivante, apparemment, du VIe siècle avant J.-C. au IIe après64. Mais Georges Dumézil a voulu montrer qu’elle devait être présente à Rome dès la fin du VIIe siècle65, ce que l’on mettra en rapport avec le jugement, déjà rappelé, d’Héraclide du Pont et le fait qu’Hellanicos de Lesbos, dans la seconde moitié du Ve siècle, et d’autres historiens, comme Damastès de Sigeion, aient vu dans le pieux héros le fondateur de la ville66. Quelle modeste place est, en revanche, laissée à l’Eubéeª! Un seul héros de la grande île, Éléphènor, présenté comme un «ªloup meurtrier de son grand60 S. West, art. cit., p. 132-133, 141, 142-143ª; cf. p. 145-146. G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 166-167. 62 G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 168-170. 63 Cf. Annie Schnapp-Gourbeillon, Aux Origines de la Grèce (XIIIe-VIIIe siècles avant notre ère). La Genèse du politique, Paris (Belles Lettres), 2002, p. 265. 64 G. Dury-Moyaers, op. cit., p. 57-58, 69, 85-86, 164, 173-179, 232-246, 248 et surtout 249. 65 «ªAnchise foudroyéª?ª», dans L’Oubli de l’homme et l’honneur des dieux, Paris (Gallimard), 1985, p. 151-161. 66 Carmine Ampolo, «ªEnea ed Ulisse nel Lazio da Ellanico (FGRHIST 4 F 84) a Festo (432 L)ª», PP, 266 (1992), p. 321-342. 61 26 ALEXANDRA pèreª» (vers 1034-1046), et une brève évocation (vers 374-375). Les deux formes habituellement dites chalcidiennes (}«¤câ∑«`μ et √Ä⁄ƒ§≤`μ, dans les vers 21 et 252), peuvent elles-mêmes avoir été crues telles uniquement parce que l’auteur était censé originaire de Chalcis67. Mais les mots égyptiens (⁄‡««›μ, у√§», xkƒ§» et √ăƒ`, dans les vers 26, 579, 747 et 1428) sont à peine moins rares et ne prouvent pas davantage que le poète a séjourné à Alexandrieª: l’un d’eux est employé par Eschyle, Hérodote et Euripide, et les autres doivent provenir d’un de ces recueils de termes rares ou curieux que des érudits, à commencer par Philétas de Cos, composèrent en ce temps68. Dans son «ªodysséeª» de Ménélas l’auteur d’Alexandra se démarque en effet d’Homère aussi bien que d’Hérodote (II, 112-120) en parlant beaucoup plus longuement de la Sicile et de l’Italie (vers 852-876) que de l’Égypte (vers 847-849, avec une allusion, inévitable, aux crues du Nil et une autre, inspirée de l’Odyssée [IV, v. 435-446], aux phoques nauséabonds de Protée)ª: vingt-cinq vers d’un côté, trois de l’autre. Il semble, en fait, ne pas mieux connaître ce pays que la Cilicie, Chypre, le pays des Érembes, la Phénicie et l’Éthiopie, évoqués dans les vers 825 à 837. Nous comprenons mieux ainsi que Lycophron donne habituellement aux Grecs le même nom que les Latins et d’autres peuples italiques, Dƒ`§≤∑ß (vers 532, 891, 1195 et 1338ª; cf. l’hapax zƒ`§≤ß…ä» [vers 605]), en n’en faisant qu’une fois des Hellènes (vers 894) et deux fois — ou une seuleª? — des Argiens (vers 151 et 1443)69, bien qu’Alexandre d’Étolie, Callimaque et même, une seule fois, Aristote emploient ce mot70. Mais voici qui, peut-être, est mieux fait pour convaincreª: d’où Lycophron savait-il l’existence du dieu Mamertos, c’est-à-dire Mamers, dont le nom grec n’apparaît pas ailleurs que dans les vers 938 et 1410 d’Alexandra, et, au féminin, dans le vers 1417, où Mamersa est une épiclèse d’Athènaª? Voyons le curieux commentaire de Tzetzès au vers 937 (II, p. 303, l. 8-16 Scheer)ª: 67 Cf. André Hurst et Massimo Fusillo dans leur édition de l’Alessandra, avec Guido Paduano, (Milan [Guerini e associati], 1991), p. 19-20 et 155. 68 Cf. Antonios Rengakos, «ªLykophron als Homererklärerª», ZPE, 102 (1994), p. 123-125. 69 Le texte du v. 1443 n’est pas sûr, et les «ªArgiensª» y peuvent être des Athéniens. 70 Ajoutons que, selon Pierre Chantraine (DELG, p. 234ªb), «ªl’emploi du terme dans la littérature hellénistique pour désigner les Grecs vient p.-ê. en partie du latinª», et qu’il s’agit d’un nom vraisemblablement illyrien (cf. ses Études sur le vocabulaire grec, Paris [Klincksieck], 1956, p. 104 et note 1). Voir pourtant Jean Bérard, «ªLe nom des Grecs en latinª», REA, 54 (1952), p. 5-12 INTRODUCTION 27 Mamertosª: Arès. Le mot est latin. Ce barbare de Lycophron [π {Å xcƒy`ƒ∑» ∑‘…∑» M ≤∫⁄ƒ›μ] ne se contente pas des autres noms, il écrit aussi comme les Romainsª! Car les Romains appellent les gens belliqueux des Mamertoi, ainsi que le rapporte quelque part Diodore ou Dion (je ne me rappelle plus exactement). Il écrit en effet, à peu près, qu’ils «ªmassacrèrent les habitants de Messine, qui les avaient reçus, et occupèrent Messineª» [Diodore, XXI, 13], et qu’ils se donnèrent eux-mêmes le nom de Mamertoi, c’est-à-dire «ªGuerriersª». Car Arès est appelé Mamertos chez les Romains. Or, si le nom de Mamers/Mamertos n’apparaît en grec que chez Lycophron — il est également très rare en latin —, celui des Mamertins (∑¶ N`¥|ƒ…±μ∑§, Mamertini) est mieux connu, notamment grâce à Polybe, Cicéron, Pline l’Ancien et Plutarque, que nous pouvons ajouter à Diodore de Sicile et Dion Cassius. Ces Mamertins étaient d’anciens mercenaires campaniens qui, dit Plutarque, «ªcausaient aux Grecs bien des soucisª». Et, continue le même auteur, on les appelait «ªMartiauxª» (ıAƒç§∑§ ) en latin parce qu’ils étaient belliqueux71. Nous dirons plus exactement qu’ils tiraient ce nom de Mamers, l’équivalent osque du Mars latin, de l’Arès grec. Poursuivons avec Polybe (I, 7, 1)ª: «ªQuelque chose de particulier et de très proche était arrivé aux deux cités fondées sur le détroit, à savoir Messine et Rhègion.ª» Quelle chose si particulièreª? Nous résumons la suite. Se trouvant sans emploi en 289, les Campaniens à la solde du tyran (ou roi) de Syracuse Agathoclès (317-289), s’emparèrent par traîtrise de Messine et de son territoire, ce qui leur permit d’inquiéter périodiquement Syracuse et les Carthaginois, et d’exiger un tribut de plusieurs villes siciliennes. Mais les Mamertins — tel est le nom qu’ils prirent et qui leur resta — se montraient d’autant plus sûrs d’eux-mêmes qu’ils savaient pouvoir compter sur la bienveillance des Romains, point fâchés de voir les Carthaginois tenus en respect par ces bandes «ªà la fois inquiétantes et profitables, secrètement encouragées et publiquement désavouées72ª», et sur l’appui de la garnison mise en place à Rhègion par ces mêmes Romains, également constituée de Campaniens, auxquels il fallut peu de temps pour imiter leurs compatriotes. La communauté de destin, soulignée par Polybe, des deux cités voisines, la présence entre 282 et 270, à Rhègion comme à Messine, de soldats étrangers dont l’idéal se réduisait à servir un dieu plus brutal encore sous son aspect barbare, 71 Vie de Pyrrhos, 23, 1. Jacques Heurgon, Recherches sur l’histoire, la religion et la civilisation de Capoue préromaine des origines à la deuxième guerre punique, Paris (de Boccard), 1942, p. 284. 72 28 ALEXANDRA rendent aisé à comprendre l’emploi, dans Alexandra, d’une épiclèse d’Arès et d’une autre, d’Athèna, paraissant n’être pas autre chose que les formes hellénisées d’un nom osque. Assurément ignoré des Grecs de Chalcis ou d’Alexandrie, ce nom italique n’était que trop familier, en revanche, aux riverains du détroit de Messine, victimes de la violence des serviteurs campaniens de Mamers/Mamertos. En faut-il une preuveª? Strabon (VI, 1, 9) la fournit en témoignant de l’existence dans le Bruttium, dont est originaire Lycophron de Rhègion, d’une ville au nom révélateurª: Mamertion (N`¥Äƒ…§∑μ). Enfin, quand bien même on oublierait que Tzetzès semble exclure tout emprunt en l’accusant de parler comme un barbare romain, on ne peut soutenir que l’auteur d’Alexandra aurait puisé cette information dans l’œuvre de Timée. Pour deux raisonsª: 1. Les Mamertins ayant pris Messine entre 289 et 282, ils devaient être encore, pour l’auteur de la grande «ªhistoire de la Sicile étendue à celle de toute la Grèce d’Occident depuis les temps les plus anciens jusqu’à la mort d’Agathocle en 289 avant J.-C.73ª», des mercenaires appréciés pour leur courage et leur efficacité. 2. Mais surtout Lycophron paraît n’avoir pu prendre éventuellement connaissance de cet ouvrage, achevé après 264/263, comme du livre consacré par le même auteur à Pyrrhos, qu’à une date postérieure à celle, bientôt précisée, de son poème74. Autre allusion non moins remarquableª: celle, unique, faite à l’histoire athénienne du Ve siècle, dans les vers 732-737. Le poète évoque, à propos de la Sirène Parthénopè et de son nouveau culte institué à Naples, l’expédition de Diotimos, en 433/432 voire plus tôt, peut-être dès 460 ou vers le temps de la fondation de Thourioi (444/443), au moment où Athènes affirmait son ambition dans l’ouest de la méditerranée. Or cette expédition, oubliée de tous au IIIe siècle, eut pour raison l’appel fait à Athènes, qui y trouva l’occasion d’une démonstration de puissance, par un de ses alliés en guerre contre les «ªSiculesª» de l’Italie méridio- 73 Jean Bérard, La Colonisation grecque de l’Italie méridionale et de la Sicile dans l’Antiquité, 2e édition, Paris (PUF), 1957, p. 23. 74 Eugenio Manni, pour qui l’Alexandra est antérieure à 279-275, estime également que Lycophron ne peut rien devoir à Timée («ªLicofrone, Callimaco, Timeoª», Kokalos, 7 [1961], p. 3-14, et «ªLe Locridi nella letteratura del III sec. a.ªc.ª», dans Miscellanea di studi alessandrini in memoria di Augusto Rostagni, Turin [Bottega d’Erasmo], 1963, p. 172-173 et 178-179). Cf. l’article, déjà cité, de G. Amiotti). INTRODUCTION 29 nale. Et cet allié fut Rhègion75. Dans ces conditions n’est-il pas plus simple d’admettre que l’auteur d’Alexandra est le fils de Lycos, vers lequel tous les éléments du dossier semblent converger, le fils de cet historien de Rhègion, qui — dernier argument76 — lui donna tout naturellement un nom dérivé du sien77ª? C’est ce que nous ferons en tâchant, grâce à cela, de préciser la date du poème. La date Un terminus post quem a été remarqué depuis longtempsª: l’allusion, très claire pour une fois, dans les vers 801-804, à l’assassinat par le roi d’Épire Polyperchon, réconcilié avec Cassandros, du fils d’Alexandre et de Barsinè, Héraclès. Or ce crime eut lieu en 30978. Mais on abaissera cette date, le poète songeant vraisemblablement à l’une des sept merveilles du monde, le Colosse de Rhodes, achevé au plus tôt en 292, lorsqu’il évoque Diomède «ªcampé comme un colosseª», les jambes appuyées sur les pierres ayant servi de lest à son vaisseau, dans les vers 615 à 618ª: le mot ≤∑≥∑««∫» désignait jusqu’alors toute statue de forme humaine, quelle qu’en fût la taille ou l’attitude. Quant à la limite inférieure, le vase de Berthouville-Bernay conduit à la situer vers le milieu du IIIe siècle ou un peu plus tôt, pour tenir compte du temps nécessaire à la diffusion de l’œuvre, mais aussi de l’ignorance dans laquelle Lycophron paraît se trouver du rétablissement du tribut des jeunes Locriennes, sous le règne d’Antigonos Gonatas. Silvio Cataldi, «ªLa spedizione di Diotimo in Italia e i T§≤|≥∑ߪ», RFIC, 117 (1989), p. 129-180ª; cf. Édouard Will, Le Monde grec et l’Orient, I. Le Ve siècle (510-403), Paris (PUF), 1972, p. 154. 76 Il ne semble pas que l’on puisse s’arrêter au fait que Lycos consacra un ouvrage, dont il ne reste rien, à un Alexandre. 77 Le fait que ≥ ≤∫⁄ƒ›μ soit glosé par Hésychios {|§μ∫⁄ƒ›μ, †Ã‹ç⁄ƒ›μ (c’est-à-dire Ëß⁄ƒ›μª?), ce qui a fait croire que son premier élément était tiré d’une racine *luk- («ªhautª»), apparemment attestée dans divers toponymes (Elwira Kaczynska, «ªHesychius on ≥ ≤∫⁄ƒ›μª», Emerita, 69 [2001], p. 263-267), ne retire rien au fait que Lycos ne pouvait guère voir ou faire semblant de voir dans ce premier élément que son nom et celui du loup (≥Õ≤∑»). 78 Voir par exemple Édouard Will, Histoire politique du monde hellénistique (323-30 av. J.-C.), I (1966), réédition, Paris (Seuil), 2003, p. 68, ou Paul Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre (336-270 av. J.-C.), I, Nancy (Annales de l’Est, noª60), 1978, p. 107 et 120, ainsi que la mise au point de P.ªA. Brunt, «ªAlexander, Barsine and Heraclesª», Rivista di Filologia e di Istruzione Classica, 103 (1975), p. 22-34. 75 30 ALEXANDRA Il est toutefois possible de réduire cet écart. Lycophron de Rhègion avait en effet beaucoup plus de raisons de chanter la grandeur et la puissance militaire de Rome après l’intervention de 282 et plus encore celle, libératrice, de 270. Son enthousiasme pourrait même s’expliquer par le climat des années 270 et suivantes, où la ferveur reconnaissante des Grecs de Rhègion dut être à son comble, malgré l’attitude ambiguë, pour ne pas dire contradictoire, des Romains vis-àvis des soldats campaniens, auxquels ils avaient encore envoyé un renfort de cinq cents hommes en 278. Nous nous risquerons donc à proposer de dater l’Alexandra des années 270 à 260. Mais, par exemple, Jacques Heurgon, qui reprend la datation, à peine différente, proposée par Carl von Holzinger il y a plus d’un siècle, ne remarque-t-il pas que Lycophron, dans les vers 1226-1280, évoque «ªl’état romain tel qu’un Grec se le représentait vers 274ª», et Arnaldo Momigliano qu’il décrit une situation correspondant aux environs de 27279ª? Sa peinture de l’Occident, en dehors du «ªpassage romainª», ne fait-elle pas penser à une période allant à peu près de 280 à 250, selon Peter M. Fraser80ª? Le propos du poème Cette datation conduit notamment à reposer la question d’une éventuelle allusion à l’intervention de Pyrrhos en Grande-Grèce, de 280 à 275, intervention marquée, dit-on souvent, par l’échec du roi devant Rhègion81. Nous nous heurterons donc inévitablement au problème de l’interprétation des vers 1435-1450, débattu depuis des sièclesª: il suffit de voir le tableau dans lequel Pierre Lévêque résume utilement les hypothèses de ses devanciers, du XIIe au XXe siècle, ou, mieux, celui de Gerson Schade82. 79 J. Heurgon, op. cit., p. 281, et A. Momigliano, «ªTerra mariqueª», p. 61. Cf. P. Lévêque, «ªLycophronicaª», p. 39 et 55, et Luigi Loreto, «ªL’immagine dello stato romano nell’oriente ellenistico nell’età delle profezie (III e II sec. a.c.)ª», dans Ileana Ch. Colombo et Tullio Seppilli [éd.], Sibille e linguaggi oracolari. Mito Storia Tradizione, Pise (Istituti Editoriali e Poligrafici Internazionali), 1998, p. 452-455. Wm. Rollo estimait, de même, que le poème est postérieur de peu d’années à 275 («ªQuo tempore Lycophron Alexandram composueritª», Mnemosyne, 56 [1928], p. 93-101). 80 Ptolemaic Alexandria, II, Oxford (Clarendon Press), 1972, p. 1066. 81 D’après Zonaras, mais voir P. Lévêque, Pyrrhos, p. 498. 82 P. Lévêque, «ªLycophronicaª», p. 43 (cf. A. Hurst, op. cit., p. 25), et Gerson Schade, Lykophrons ‘Odyssee’. Alexandra 649-819, Berlin et New York (W. de Gruyter), 1999, p. 220-228. INTRODUCTION 31 Un lion, dit Lycophron, «ªné d’Éaque et de Dardanos, […] thesprote en même temps que de Chalastraª» (c’est-à-dire épirote et macédonien), ayant fait choir «ªtoute la maison de ses parentsª», obligera les «ªchefs des Argiensª», apeurés, à «ªfaire la fête au loup commandant l’armée de Galadraª» (une ville de Macédoine, comme Chalastra) et à lui offrir «ªle sceptre de l’antique monarchieª». Grâce à lui, «ªaprès la sixième générationª», un homme du sang d’Alexandra, un «ªlutteur uniqueª» ayant combattu vaillamment sur terre et sur mer, sera vainqueur et «ªprendra le chemin des réconciliationsª». Qui seront ce lion, ce loupª? Quel lointain parent d’Alexandra sera le vainqueur magnanimeª? À la suite des scholiastes et de Tzetzès, on a vu le plus souvent dans ce lion Alexandre le Grand, fils de Philippe de Macédoine et de l’Épirote Olympias et le vainqueur des Perses, ses prétendus parents parce que leur nom les faisait mettre en rapport avec son ancêtre supposé, Persée (cf. vers 803 et 1413-1414). Mais les avis divergent quant au loup et au parent d’Alexandra, dans lequel on voit souvent les Romains, voire plus précisément Flamininus, Fabricius ou même Auguste ou Scipion l’Africain, ce qui conduit à abaisser la date du passage ou de l’œuvre entière. Toutes ces hypothèses ont le défaut de se contredire. Elles ont peut-être également celui de reposer sur une fausse interprétation de la «ªsixième générationª». Nous disposons en effet pour cette expression, si banale en apparence, d’une donnée assuréeª: six, nombre parfait, puisqu’il correspond à la somme de ses facteurs (1+2+3), était pour les Orphiques celui des générations divines. Car, nous dit Proclos83, selon la tradition, en accord avec le nombre parfait, qui vient d’Orphée, les rois des dieux, maîtres de toutes choses, furent Phanès, la Nuit, le Ciel [Ouranos], Cronos, Zeus, Dionysos. Phanès, le premier, instaure le sceptre. […] En second lieu fut la Nuit, qui reçut [le sceptre] de son père, en troisième lieu le Ciel, qui le reçut de la Nuit, en quatrième lieu Cronos, qui, dit-on, fit violence à son père, en cinquième lieu Zeus, qui se montra plus fort que son père, et après lui, en sixième lieu, Dionysos. Tout était achevé après la sixième génération, et — Pierre Lévêque eut le mérite de le rappeler — il ressort d’un passage de Platon (Philèbe, 66ªc), évoqué par Plutarque (Sur l’E de Delphes, 391ªd) et confirmé par le néo-platonicien Damascios, que tel vers attribué à Orphée (F 14 Kern), À la sixième génération, mettez fin à l’ordonnancement du chant, 83 Dans son commentaire du Timée (= Orphée, F 107 Kern). 32 ALEXANDRA «ªsemble avoir reçu dès le IVe siècle un emploi formulaire et quasi proverbial et servi à introduire une conclusion de façon piquante84.ª» Toutes les spéculations, tous les calculs auxquels on s’est livré depuis Tzetzès, sans jamais s’accorder, étaient donc peut-être inutiles. Et comment trouver six générations, soit de cent cinquante à deux cents ans, entre le lion, s’il est bien Alexandre, ou à plus forte raison le loup, et le «ªlutteur uniqueª», même en faisant d’Alexandra une œuvre du début du IIe siècleª? Au moment de la proclamation de Flamininus (196), moins de cent trente ans s’étaient écoulés depuis la mort d’Alexandre (323), moins de quatre-vingt-cinq depuis l’intervention de Pyrrhos. Et, pour qui repousse la composition du poème après la bataille de Pydna (168), manque le «ªlutteur uniqueª», que l’on imagine assez mal sous les traits de Paul-Émile. Mais si l’on admet cette inutilité, si «ªaprès la sixième générationª» est l’équivalent, plus original et plaisant, de «ªpour finirª», le lutteur du même sang qu’Alexandra ne fait qu’un avec le «ªloup commandant l’armée de Galadraª». Première simplification, dont la suite permettra de voir si elle est ou non pertinente. Qui donc est ce loup de Galadra, lutteur victorieux et parent d’Alexandraª? Nous possédons quelques éléments pour répondreª: 1. Il commande l’armée de Macédoine et son autorité est imposée ou renforcée par le lion épiro-macédonien. 2. Il a du sang troyen. 3. Son pouvoir est rapproché implicitement de celui des Romains. Rectifions immédiatementª: c’est au contraire le pouvoir des Romains qui est rapproché du sien dans le passage où le «ªsceptreª» et la «ªsouverainet骻, tant maritime que terrestre, de ce qui est encore une république (vers 1229) fait penser par avance au «ªsceptre de l’antique monarchieª» et au «ªcombat de la lance maritime et terrestreª» (vers 1445 et 1447-1448). Ce rapprochement, observé depuis longtemps, explique que l’on ait vu souvent l’incarnation du peuple romain, voire tel de ses chefs, dans l’homme à la lointaine ascendance troyenne (vers 1446), et dans les réconciliations du vers 1448 une allusion à l’échange d’ambassades avec Ptolémée Philadelphe, quoique Rome et l’Égypte des Lagides n’aient eu, en 273, aucun différend appelant des «ªréconciliationsª». Mais quel rapport entre l’armée romaine et celle de Galadra, entre le sceptre républicain et celui du loup héritier de «ªl’antique monarchieª»ª? Nous conduira-t-il à considérer que ce loup, ce «ªlutteur uniqueª» avec lequel Alexandra 84 P. Lévêque, «ªLycophronicaª», p. 44. INTRODUCTION 33 termine ses prédictions, est Pyrrhos, devenu roi d’Épire en 307, jusqu’en 302, puis de nouveau en 297, jusqu’à sa mort, mais également maître de la Macédoine de 288 à 285, et de la Thessalie de 287 à 285, et qui, répondant à l’appel des Tarentins, débarque dans le sud de l’Italie en mai 280, devient le maître de Tarente, voit presque aussitôt les villes grecques abritant des garnisons romaines se donner à lui, à l’exception de Rhègion, solidement tenu par la legio Campanaª? Pyrrhos triomphe deux fois des Romains, en 280 et 279, à Héraclée puis à Ausculum, avant d’être appelé par Agrigente, Syracuse et Léontinoi afin qu’il les débarrasse de la présence carthaginoise, tandis que Rome et Carthage renouvellent contre lui une vieille alliance. Il abandonne donc, en 278, ses alliés italiens pour passer en Sicile, où les Grecs finissent par se révolter contre sa rude autorité. Puis, à l’automne de l’année 276, il quitte la Sicile, se heurte d’une manière ou d’une autre, mais sans succès, aux Campaniens de Rhègion, et finalement quitte l’Italie après la bataille incertaine de Bénévent (automne 275), sans avoir reçu l’aide des autres souverains hellénistiques, apparemment indifférents à la cause de l’hellénisme occidental. Il s’empare à nouveau de la Macédoine en 274 et meurt à Argos un jour de l’automne 272, assommé, dit-on, par une tuile lancée par une vieille femme, puis décapité au couteau. Pyrrhos et les Romains ont prouvé par leurs interventions parallèles qu’ils étaient les défenseurs des Grecs d’Italieª: tel est leur point commun, essentiel pour un Grec de Rhègion. Qu’ils se soient combattus importe peu, comme importent peu les raisons profondes de leur engagement et leurs ambitions, territoriales ou autres. Ils sont bien venus, à deux années d’intervalle, à l’appel de cités grecques menacées, Thourioi et Tarente. Ils ont vaillamment combattu. Ils ont remporté des victoires et prouvé leur puissance sur terre et, à un moindre degré, sur mer. Rien de surprenant, donc, à ce que Lycophron les ait chantés dans les mêmes termes, à quelque deux cents vers d’intervalle. Sans doute. Mais pourquoi la prophétesse terminerait-elle avec ce roi à la «ªdestinée chaotique85ª», qui n’a pas tourné ses armes vers l’Orient, son évocation du vieil antagonisme entre l’Europe et l’Asie (vers 1281-1450)ª? Pyrrhos, apparemment désireux, tout au contraire, de se tailler un empire en Occident, n’est pas à sa place, bien qu’il ait souvent rappelé le «ªlionª» Alexandre86. Et ses abandons successifs de l’Italie, de la Sicile et à nouveau de l’Italie, en 278, 276 et 275, seraient-ils oubliés, à moins que le poème ne soit antérieur à ces dates, et bien évidemment à la mort sans gloire de Pyrrhos, dans une rue d’Argosª? De 85 86 P. Lévêque, Pyrrhos, p. 666. P. Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre, I, p. 116-118. 34 ALEXANDRA quelles réconciliations aurait-il également pris «ªle cheminª»ª? Comment, pourquoi, le «ªlionª» obligerait-il les «ªchefs des Argiensª» à bien accueillir ce «ªloupª» qui n’établit pas durablement son pouvoir sur la Macédoineª? Pouvait-il être dit le «ªcommandant [de] l’armée de Galadraª»ª? Pouvait-il être dit puissant sur mer, quand il y fut sévèrement vaincu par les Carthaginois à l’automne 276ª? Autant de questions sans réponse, qu’il serait trop facile d’éluder en parlant d’un certain flou poétique. Faut-il donc rejeter l’assimilation du «ªloup commandant l’armée de Galadraª» au «ªlutteur uniqueª», du sang d’Alexandra, qui, victorieux, «ªprendra le chemin des réconciliationsª», ainsi que l’interprétation proposée de la «ªsixième générationª»ª? Nullement, car ce loup peut également être assimilé au lion «ªné d’Éaque et de Dardanosª». Autre simplification, apparemment admise par Tzetzès bien avant Wilamowitz, et qui ne fait pas difficulté, le poète représentant plus d’une fois la même personne par différents animaux. Quelques exemplesª: Scylla, la «ªchienne sauvageª» du vers 45, est une «ªlionne égorgeuse de taureauxª» dans le vers 47ª; les «ªloups ravisseursª» du vers 147 deviennent des rapaces à la vue perçante dans le vers 148ª; celle qui fut leur proie, Hélène, est à la fois une colombe et une chienne dans le vers 87ª; Ajax, poisson dans le vers 388, est pourvu d’ailes dans le vers 390, puis devient un coucou (vers 395)ª; vautour dans le vers 357, il se transforme en oiseau marin dans le vers 358. Et qui ne voit l’intérêt de ce changement d’aspectª? N’est-ce pas dire que l’autorité, en Grèce, du prédateur impitoyable que fut Alexandre, notamment lors de la prise de Thèbes, en 335, se trouva définitivement établie, malgré son éloignement, par les exploits du noble fauve qu’il fut lors de sa grande expédition87ª? Le choix d’Alexandre le Grand, à la fois «ªlutteur uniqueª», «ªloupª» et «ªlionª» d’origine épirote et macédonienne, «ªcélébré parmi ses amis comme le plus digne de respect88ª» (vers 1449), qui pouvait se vanter de descendre par sa 87 Raison de plus pour ne pas croire que le loup est Dèmètrios Poliorcète (Carl von Holzingen, Lykophron’s Alexandra, Leipzig [Teubner], 1895, p. 380-381), Antipatros (Emanuele Ciaceri, La «ªAlessandraª» di Licofrone [1901], réimpression, Naples [Gaetano Macchiaroli], 1982, p. 37-38 et 350-351, M. Fusillo, «ªL’Alessandra di Licofroneª: racconto epico e discorso ‘drammatico’ª», p.ª521), Pyrrhos (P. Corssen, «ªIst die Alexandra dem Tragiker Lykophron abzusprechenª?ª», RhM, 68 [1913], p. 325-326, P. Lévêque, «ªLycophronicaª», p. 45-47 et 55-56), ou le roi d’Épire Alexandre le Molosse (G. Amiotti, art. cit., p. 458-459ª; cf. «ªAlessandro Magno e il mito troiano in Licofrone e nella tradizione occidentaleª», dans Alessandro Magno tra storia e mito, publié par Marta Sordi, Milan [Jaca Book], 1984, p. 115-117). 88 Cf. Paul Goukowsky, dans Édouard Will, Claude Mossé et P. Goukowsky, Le Monde grec et INTRODUCTION 35 mère de Priam, par l’intermédiaire d’Hélénos (le frère jumeau de CassandreAlexandra), aussi bien que d’Achille89, et donc de Dardanos et d’Éaque, permet en effet de rendre compte de tous les détails du passage, mais également de mieux comprendre et l’organisation du poème et le poème lui-même, dont nous maintenons la datation proposée. Que disent, dans cette hypothèse, les vers 1435-1450ª? Après «ªnombre de confrontations et de meurtresª» (vers 1435), entre les guerres médiques, évoquées dans les vers précédents, et l’installation d’Alexandre au pouvoir, celui-ci viendra pacifier la Grèce. Réunies sous la main du roi de Macédoine, les cités helléniques, jusque-là si souvent opposées, cesseront de se déchirer. Et sa victoire sur les Perses obligera les plus irréductibles chefs des Grecs (appelés les Argiens, comme si souvent chez Homère90), encore sensibles aux promesses et au soutien financier de Darius III au début du règne d’Alexandre, à renoncer à toute résistance pour accueillir favorablement le jeune roi et voir en lui le restaurateur de «ªl’antique monarchieª» (vers 1445), par-delà le temps de la polis démocratique ou aristocratique. Ce «ªlutteur uniqueª» à plus d’un titre, et qu’Alexandra peut dire de son sang, après avoir montré tant de puissance sur terre mais également sur mer, en constituant une grande flotte qui vaincra celle des Perses dans la mer Égée en 332, puis une autre, plus grande encore91, qui ramènera une partie de l’armée, sous le commandement de Néarque, de l’Indus au Golfe persique, prendra cependant le «ªchemin des réconciliationsª». Et quelles réconciliationsª! Il ne s’agira pas seulement d’établir une trêve, de signer un traité ou d’échanger des ambassades, comme on l’a cru en pensant aux Romains et à Ptolémée Philadelphe, mais d’unir l’Europe à l’Asie après tant de guerres, rappelées dans les vers 1291 à 1438. Alexandre se voudra le souverain l’Orient. II. Le IVe siècle et l’époque hellénistique, Paris (PUF), 1975, p. 324ª: «ªCe souverain brutal et de plus en plus distant était en effet un ami sensible, délicat et attentionné, soucieux du sort de ses compagnons malades, blessés ou en dangerª: son anxiété lorsqu’il craint pour eux, sa joie lorsqu’il les retrouve témoignent de qualités d’attachement assez vives pour que ses intimes acceptassent des défauts, dont certains étaient à leurs yeux véniels, comme son ivrognerie bien macédonienne.ª» 89 Aussi honora-t-il, au début de son expédition, l’un et l’autre à Troie (Plutarque, Vie d’Alexandre, 15, 7-8ª; Arrien, Anabase, I, 11, 8). 90 Loin d’être invalidée, l’explication est encore plus intéressante si l’on retient l’autre leçon, transformant les Argiens en Athéniens (cf. la note 69)ª: Alexandre, en restaurant «ªl’antique monarchieª», serait ainsi le lointain successeur du bien-aimé roi Codros. 91 Apparemment 800 navires selon Néarque lui-même (Arrien, L’Inde, XIX, 7), 1ª000 selon QuinteCurce (IX, 3, 22) et Diodore (XVII, 95, 5), et 2ª000 selon Ptolémée (Arrien, Anabase, VI, 2, 4). 36 ALEXANDRA d’un empire à la fois asiatique et européen, ce qu’il manifestera de la façon la plus éclatante en épousant d’abord Roxane, fille du Sogdien Oxyartès, puis, au printemps 324, à Suse, deux princesses achéménides (une fille d’Artaxerxès III et une fille de Darius III), et en mariant le même jour quatre-vingts de ses officiers à des jeunes filles de l’aristocratie perse. Dix mille soldats macédoniens verront également leur union avec des femmes asiatiques officiellement reconnue, et recevront un cadeau de noces. Et Diodore de Sicile (XVIII, 4, 4) nous dit que le jeune souverain prévoyait, quand il mourut, de grands transferts de populations de l’Asie vers l’Europe et de l’Europe vers l’Asie. D’où l’insistance du poète sur son rôle pacificateur et réconciliateur, d’abord en Macédoine et en Grèce, puis dans tout le monde oriental connu, sans oublier l’Égypte92, et sur la consanguinité établie, grâce à Alexandre, entre les Perses, les Troyens — puis, à travers eux, les Romains — et les Grecs unis aux Macédoniens. Ainsi est également justifiée l’allusion, dans les vers 801-804, au jeune Héraclès, sans doute bien oublié au temps où fut écrit le poème (c’est pourquoi Lycophron dut renoncer à toute périphrase ou métaphore pour le désigner en clair). Car si l’opposition des chefs et des soldats macédoniens93, puis sa mort brutale, un an après celle du fils d’Alexandre et de Roxane, l’empêchèrent de jouer un rôle dans l’Histoire, cet autre fils du Conquérant, peut-être illégitime, mais descendant par sa mère des rois de Perse, incarna lui-aussi, brièvement, la réconciliation de l’Europe et de l’Asie. Cette analyse permet également de préciser le plan du texte. On observe en effet deux grands mouvements dans la prophétie d’Alexandra, qui se terminent respectivement, dans des termes proches, par l’annonce de la puissance des Romains, parents d’Alexandra, et celle de la puissance d’Alexandre, autre parent d’Alexandraª: I. Préambule du serviteur (vers 1-30). I. 1. Le serviteur annonce à Priam qu’il va lui rapporter la prophétie faite par Alexandra au moment du départ d’Alexandre-Pâris (vers 1-15). 92 Sur cet élément du mythe d’Alexandre, apparu dès avant sa mort, voir P. Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre, I, p. 68. 93 Néarque, qui était devenu son parent en épousant la fille née de la précédente union de Barsinè avec Memnon, causa presque une émeute lorsqu’il proposa qu’Héraclès succédât à son père (Quinte-Curce, X, 6, 10-14). INTRODUCTION 37 I. 2. Évocation de ce départ (vers 16-30). II. D’Alexandre à Alexandre, la prophétie d’Alexandra (vers 31-1460). II. 1. De Troie-Ilion à Rome, ou du désastre à la toute puissance (vers 311282). II. 1. 1. Prise et incendie de Troie, châtiant la faute d’Alexandre-Pâris (vers 31-360). II. 1. 2. Les suitesª: grandeur des vaincus, malheur des vainqueurs, châtiant le crime d’Ajax (vers 361-1280). II. 1. 2. a) Non-retour de nombreux Achéens (vers 361-1089). II. 1. 2. b) Retour malheureux d’autres Achéens (vers 1090-1125). II. 1. 2. c) Grandeur posthume d’Alexandra, Hécube et Hector (vers 1126-1213). II. 1. 2. d) Retour malheureux d’Idoménée (vers 1214-1225). II. 1. 2. e) Grandeur d’Énée, dont les descendants restaureront la gloire de Troie (vers 1226-1280). II. 1. 3. Conclusion (vers 1281-1282). II. 2. Élargissementª: le conflit de l’Europe et de l’Asie, de l’enlèvement d’Iô aux réconciliations voulues par Alexandre (vers 1283-1450). II. 3. Retour au présent et lucidité d’Alexandra (vers 1451-1460). III. Conclusion du serviteur (vers 1461-1474). La composition de l’obscure Alexandra est donc parfaitement claire, sans pourtant révéler une exacte symétrie ou des calculs, des correspondances numériques telles qu’on en put trouver dans les merae rusticae du recueil théocritéen ou, de façon moins convaincante, dans les Bucoliques de Virgile94. L’unique irrégularité constatée, le traitement particulier réservé à Idoménée [I. 1. 2. d)], doit elle-même s’expliquer par le désir de détacher l’essentiel, la grandeur de la future Troie d’Occident, par cette interruption de douze vers. Encore faut-il préciser que sur les sept cent vingt-neuf vers consacrés au non-retour des Achéens [I.ª1. 2. a)], quatre cent quatre-vingt-dix-huit, soit plus de soixante-huit pour cent, le sont aux Achéens qui échouèrent en Occident (vers 592-1089), dont cent 94 Voir surtout Jean Irigoin, «ªLes Bucoliques de Théocriteª: la composition du recueilª», QUCC, 19 (1975), p. 27-44, et Gilbert Ancher, «ªLes Bucoliques de Théocriteª: structure et composition du recueilª», REG, 94 (1981), p. 295-314. 38 ALEXANDRA soixante-douze, soit près de vingt-quatre pour cent (près de douze pour cent de l’ensemble), consacrés au seul Ulysse (vers 648-819), au milieu du poème. Autre fait remarquableª: la composition d’Alexandra laisse apparaître une philosophie sous-tendant, unifiant et justifiant ce rapide parcours à travers les siècles. On la peut résumer en quelques motsª: tout malheur est châtiment d’une faute ou d’un crime (ici d’Alexandre-Pâris et d’Ajax). Les événements ont un sensª; ils ont une cause, mais également un but. Car l’Histoire, apparemment, s’achèvera lorsque la réconciliation de l’Europe et de l’Asie par Alexandre le Grand trouvera son couronnement avec le règne de la grande cité fondée sur les rives du Tibre par les descendants victorieux des Troyens vaincus. Le titre Alexandra est celle que nous appelons Cassandre, la fille de Priam aimée par Apollon, qui lui donna le don de prophétie, mais, lorsqu’elle se refusa à lui, voulut que personne ne la crût95. Elle fit partie du butin d’Agamemnon quand Troie succomba, et partagea le sort de son maître, assassiné à son retour par sa femme, Clytemnestre, et l’amant de celle-ci, Égisthe. Tout cela est bien connu. Mais pourquoi n’avoir pas appelé Cassandre, et ce poème, Cassandreª? Une autre question tiendra lieu de réponseª: pourquoi Cassandre aurait-elle gardé son nom quand à peu près tous les personnages du poème sont désignés par des périphrases ou des métaphoresª? Le jeune Héraclès, évoqué plus haut, n’a-t-il pas lui-même été nommé clairement parce que son nom permettait aussi d’introduire une équivoque, le lecteur ou l’auditeur pensant d’abord au héros si connu, auteur des douze travauxª? Cassandre est pourtant seule à recevoir une sorte de pseudonyme. Première explicationª: poète érudit, Lycophron savait l’existence en Laconie, plus précisément à Amyclées et à Leuctres, du culte d’une Alexandra, «ªProtectrice de l’hommeª» (cf. a≥Ä∂› et aμçƒ), assimilée à la fille de Priam, ou plus exactement à la sœur d’Alexandre-Pâris96ª; poète italien, il savait l’existence en 95 Homère semble pourtant ne pas faire de Cassandre une prophétesseª: cette innovation serait due à l’auteur des Chants cypriens (Stasinos de Chypre, au VIIe siècleª?), et s’expliquerait par l’influence de la légende du devin Hélénos, le frère jumeau de Cassandre (Juliette Davreux, La Légende de la prophétesse Cassandre, Liège et Paris [E. Droz], 1942, p. 10-11ª; cf. Sabina Mazzoldi, Cassandra, la vergine e l’indovina, Pise et Rome (Istituti Editoriali e Poligrafici Internazionali), 2001, p. 116-117). 96 Pausanias, III, 19, 6 et 26, 5ª; cf. Plutarque, Vie d’Agis, 9, 2, Hésychios, s.u. L`««cμ{ƒ`, et la stèle d’Amyclées, du IIe ou Ier siècle avant J.-C. (Willelm Dittenberger, Sylloge inscriptionum Grae- INTRODUCTION 39 Daunie d’un autre culte d’une autre Alexandra — cette fois une divinité «ªQui repousse l’hommeª», en prenant a≥Ä∂› dans son autre sens, si le nom n’est pas indigène —, implorée par les jeunes filles qui ne voulaient pas d’un mari trop laid ou mal né (vers 1126-1273). L’identification secondaire — le fait n’est guère discutable, surtout dans le deuxième cas97 — d’une obscure divinité locale à la princesse mise en scène par Eschyle dans Agamemnon, et par Euripide dans Les Troyennes, donnait ainsi à Lycophron la possibilité d’user d’un autre nom. Cela, toutefois, ne peut suffire après l’image que nous avons pu donner de l’ensemble du poème, et surtout de la prophétie prêtée à Cassandre-Alexandra. Alexandre — le fils de Priam ou celui de Philippe, dont l’homonymie fait le double du premier, celui qui réveillera «ªla querelle ancienneª» (vers 1362) et celui qui endormira le «ªpénible tumulteª» (vers 1439) — sera au début comme à la fin, alpha et oméga de la longue histoire annoncée. L’Alexandra est donc essentiellement le poème d’Alexandre. Avant même son début le titre annonce que, bien plus que du retour, réussi ou non, des Achéens, auquel plus de la moitié des vers est consacrée, il y sera question de celui qui fut «ªle médiateur par excellence98ª», de celui qui, le premier, cessa d’opposer l’Orient et l’Occident, Grecs et barbares, et dont la gloire ne sera peut-être égalée que par le peuple, oriental et occidental tout à la fois, barbare et non-barbare, qui s’est fait le protecteur des Grecs d’Italie. Ce n’est pas tout. Comment, en effet, Cassandre aurait-elle gardé son nom (L`««cμ{ƒ`) quand celui-ci est à l’évidence le correspondant féminin de Cassandros (Lc««`μ{ƒ∑»), le nom du roi qui fit exécuter la mère, la veuve, le fils posthume d’Alexandre le Grand (Olympias, Roxane et le jeune Alexandre IV), et passa pour avoir poursuivi de sa haine jusqu’à la mémoire du Conquérant99ª? Ce changement paraît s’expliquer aussi par le désir de ne rien laisser qui rappelât un roi honni des admirateurs d’Alexandre, et d’accorder à ce dernier une sorte de revanche posthume. carum, 3e édition, III, Leipzig, 1920, noª932). On connaît également une dédicace du Ier siècle avant ou après J.-C. à cette Alexandra (Bulletin Épigraphique, 1968, no 261). Bonne synthèse de J. Davreux, op. cit., p. 88-93. 97 Même pour l’autre Alexandra J. Davreux remarque (p. 89) que «ªL’identification d’Alexandra et de Cassandre pose un problème fort singulier. Les deux personnages ne paraissent avoir rien de commun, ni dans leurs attributions, ni dans leur nature. Alexandra est une déesse, Cassandre une héroïne, dont au surplus, les Amycléens se flattaient de posséder le tombeau.ª» 98 André Hurst, «ªAlexandre Médiateur dans l’Alexandra de Lycophronª», dans M. Bridges et J. Ch. Bürgel (éd.), The Problematics of Power, Berne (Peter Lang), 1996, p. 67. 99 P. Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre, I, p. 105, 107 et 108. 40 ALEXANDRA Conclusion La fécondité de notre hypothèse, la cohérence des éléments que nous en avons pu tirer, les clartés qu’elle apporte sur la signification même de l’œuvre, n’autorisent guère le doute. L’auteur d’Alexandra est bien le fils de l’historien Lycos de Rhègionª; il ne doit plus être confondu avec son homonyme et contemporain Lycophron de Chalcis, ni être considéré comme étant du IIe siècleª; son œuvre, vraisemblablement écrite entre 270 et 260, semble ne comporter aucune interpolation du IIe ou Ier siècle, fût-elle «ªromaineª». De ce Lycophron de Rhègion, nous ne savons à peu près rien, pas même s’il écrivit autre chose qu’Alexandra. Mais cette ignorance laisse à l’auteur toute sa place, à l’œuvre toute son importance. Elle est, en un sens, bienheureuse, parce qu’elle fait d’Alexandra un poème nu. Ni biographie ni histoire littéraire — à quel genre peut-on même le rattacherª? —, rien ne s’interpose entre le texte et son lecteur. Notre regard est neuf. * * * Nous avons repris le texte de Lorenzo Mascialino, dans la Bibliotheca Teubneriana (Leipzig, 1964), pratiquement identique à celui qu’il avait publié à Barcelone, avec une traduction espagnole, en 1956. Les rares écarts jugés souhaitables ont été justifiés en note. Dans la traduction nous nous sommes efforcé de préserver jusqu’à l’ordre des mots et de faire correspondre à chaque vers une ligne pouvant souvent paraître un vers libre (octosyllabe, décasyllabe, alexandrin régulier ou non, élément de quatorze syllabes, coupé de préférence 6+8 ou 8+6, voire plus long). Non point par un respect superstitieux, mais parce que c’était à la fois permettre aux hellénistes de se reporter plus commodément au texte et nous donner le moyen de garder un peu de sa poésie. Certaines phrases alambiquées ont même paru n’être pas déplacées dans la traduction d’un «ªpoème obscurª». Quant à l’annotation, qui ne prétend pas rivaliser avec les commentaires de Carl von Holzinger (1895), Emanuele Ciaceri (1901), Massimo Fusillo (1991) ou Valeria Gigante Lanzara (2000), bien qu’elle les complète ou corrige parfois, le INTRODUCTION 41 mieux a semblé de prolonger la traduction de certains vers par une précision très succinte, mais venant immédiatement sous les yeux, en réservant pour le bas des page les explications moins nécessaires ou plus longues. Suivent enfin trois lectures, qui sont autant d’éclairages donnés à un poème méritant moins que tout autre d’être considéré comme un simple document sur les pratiques oraculaires, un résumé de mythologie ou même un vestige des productions mineures du IIIe siècle avant J.-C. La première définit la poétique, si neuve, de Lycophronª; la deuxième, en partant des métaphores, tente de pénétrer plus avant dans son inspirationª; la troisième s’intéresse aux autres «ªartificesª» — le mot est d’Aristote —, en complétant un ensemble allant de la surface du texte vers ses profondeurs, du dit au non-dit.