Le Courrier des addictions (14) – n ° 2 – avril-mai-juin 2012
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en maintenant le même niveau de
consommation. Mais je rencontre
aussi beaucoup d’échecs chez ceux
qui n’arrivent pas à passer à la dose
de 90mg par jour, à cause des effets
indésirables induits, comme la forte
somnolence, l’état confusionnel, des
nausées… L’étude ouverte menée
par Philippe Jaury (université Pa-
ris-Descartes) et ses collaborateurs,
a donné des résultats intéressants,
encourageants, surtout pour mettre
en place le grand essai clinique dé-
marré en mai 2012 et qui doit être
“bouclé” fin 2013. Il faut vraiment
s’appuyer sur l’observation des ef-
fets de ce médicament, prescrit en
l’occurrence à des doses très élevées,
auprès d’un vaste échantillon de
sujets, afin d’en évaluer strictement
la tolérance et l’efficacité. Enfin,
il faut étudier sa place spécifique
dans la prise en charge globale des
patients. On ne peut en rester au
débat passionnel autour de ce médi-
cament, opposant les “pro-” et les
“anti”, autour du livre-témoignage
d’Olivier Ameisen. Pour le mo-
ment, le baclofène n’est pas autorisé
pour traiter l’alcoolodépendance et,
lorsque nous le prescrivons, c’est en
dehors de l’autorisation de mise sur
le marché (AMM). C’est d’ailleurs
la multiplication des prescriptions
hors-AMM qui a conduit l’Afssaps
à lancer une mise en garde en juin
dernier.
La réduction
des risques,
pour l’alcool aussi
LeCourrierdesaddictions:
Fini le dogme de l’abstinence,
place à la consommation
contrôlée, à la réduction des
risques ? Peut-on parler d’un
seuil à partir duquel la consom-
mation d’alcool est dangereuse?
P.B. : Oui, j’espère que ce dogme
a vraiment du plomb dans l’aile,
parce que proposer comme seul
objectif à un malade alcoolodépen-
dant depuis des années de s’abste-
nir totalement, et pour toujours,
d’alcool est une grave erreur stra-
tégique, qui écarte du système de
soins 80 % des malades, convain-
cus qu’ils n’y arriveront jamais. Et
qui culpabilisent terriblement dès
qu’ils rechutent ! À l’inverse, leur
offrir la possibilité de réussites plus
“modestes”, c’est-à-dire l’alternative
d’une réduction de leur consom-
mation, c’est leur ouvrir une porte,
les aider à franchir une étape. Il est
toujours plus bénéfique de moins
consommer que de ne rien changer
à son comportement. Mais tous ne
sont pas égaux devant l’efficacité de
la réduction de la consommation:
certains devront plutôt totalement
s’abstenir de boire, d’autres peuvent
probablement garder une consom-
mation faible. Enfin, 1 patient sur
5 pourrait reprendre une consom-
mation non dommageable.
Par ailleurs, les limites entre usage
sans dommage, usage à risque,
usage nocif et dépendance sont
fluides et peuvent varier pour
chacun individuellement au cours
de la vie. Alors comment savoir
à l’avance si une personne est
susceptible de développer une
dépendance ? Poids des prédis-
positions héréditaires, de l’édu-
cation, la famille, le développe-
ment individuel, les traumatismes
psychiques, la personnalité, les pro-
blèmes et troubles psychiques, l’en-
vironnement économique, culturel
et social...? Dans l’état actuel des
connaissances, on ne peut pas
le prédire. La vigilance s’impose
donc devant toute consommation
régulière et élevée. D’où la polé-
mique qui pèse toujours parmi les
alcoologues sur la stratégie de “la
consommation contrôlée”.
Reste que les risques et dommages
ne sont pas limités à la population,
finalement réduite, des alcoolodé-
pendants. L’abus d’alcool ponctuel
(alcoolisation aiguë) met la vie et la
santé des consommateurs et celle
d’autres personnes en danger : ac-
cidents de la route, du travail, rap-
ports sexuels non protégés, actes
de violence commis ou subis…
Mais sur ce point aussi, les pré-
jugés et fausses idées sont à com-
battre car les “conduites en état
d’ivresse” ne sont pas seules à faire
des morts sur la route : la plupart
des contrevenants à une “conduite
en état d’alcoolisation” ne se
sentent pas ivres et le sont d’ail-
leurs rarement ! Aussi, il semble
bien exister pour la plupart des
dommages un “effet-dose”, mais il
est difficile, en définitive, de calcu-
ler le seuil d’alcoolisation domma-
geable. Il faut en effet tenir compte
de la vulnérabilité individuelle, du
genre, de l’existence de cofacteurs
de risque (viraux, toxiques…), du
contexte de l’alcoolisation (âge,
grossesse, postes de sécurité, prise
de médicaments et autres subs-
tances psychoactives…).
LeCourrierdesaddictions:
Pourquoi sommes-nous tant “à
la traîne” en France par rapport
à la concrétisation de cette ap-
proche de réduction des risques
dans le champ de l’alcoologie ?
P.B. : Les mésusages de produits
illicites, notamment l’héroïne, ont
largement bénéficié d’une stratégie
de réduction des risques et dom-
mages : traitements de substitution
aux opiacés (TSO), programmes
d’échanges de seringues, diffusion
de matériels d’injections “safe”,
dispositifs d’accueil de première
ligne… En revanche, pour l’alcool,
on a eu une approche beaucoup
plus de l’ordre du “tout ou rien”,
comme pour l’héroïne avant la mise
à disposition des TSO. Or, un sujet
qui a développé une addiction et, a
fortiori, une dépendance à l’alcool,
est non seulement ambivalent
quant à son envie d’arrêter, mais
aussi craint le système de soins.
Il redoute qu’on lui demande de
“décrocher” du jour au lendemain,
ce à quoi la majorité de ces patients
ne sont pas prêts. Cela explique
que 20 % seulement d’entre eux
franchissent la porte d’un cabinet
médical ou d’un centre de soins. La
politique de réduction des risques
consiste donc à déployer des stra-
tégies utilisant des médicaments ou
des techniques cognitivo-compor-
tementales pour arriver à définir
avec le sujet un projet adapté à ce
qu’il se sent capable de faire.
Un deuxième volet de réduction
du risque “alcool” à développer
est la création, au sein des “apéros
géants” et autres grandes beuve-
ries organisées, dans les grandes
écoles notamment, d’un espace
sans alcool pour accueillir les su-
jets ivres, vérifier leurs demandes
de soins et délivrer un message de
prévention. Nous constatons aus-
si, dans toutes les villes, l’émer-
gence de l’alcoolisation – avec des
alcools forts – des jeunes dans la
rue. Ne serait-il pas possible de
généraliser l’action remarquable
conduite par des villes, comme
Avignon et Rennes, dont les mu-
nicipalités ne sont pourtant pas
du même bord politique ?
v
F.A.R
* Philippe Batel a participé, aux côtés
du Pr Pascal Perney, chef du sevice
d’addictologie de Nîmes, à une émis-
sion Edimark TV Psychiatrie sur ce
thème précis, animée par Alain Du-
cardonnet, mise en ligne le 27 février
dernier. Edimark TV – Psychiatrie -
Sevrage hospitalier ou ambulatoire ?
psychiatrie.edimark.tv/
** Voir l’ouvrage de Philippe Batel et
Serge Nédélec : Alcool : de l’esclavage à
la liberté. Éditions Demos, 2007.
*** Bourseul V, Mouy E, Grossmann G
(La Fratrie). Au Lincoln Recovery Cen-
ter de NewYork : l’acupuncture pour
épauler le traitement des addictions.
Le Courrier des Addictions 2006;8,
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**** Kabat-Zinn, 1994 ; Marlatt et
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