La Lettre du Pharmacologue - Volume 16 - n° 3 - mai/juin 2002
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orsque, en1976, l’activité de pharmacovigilance a
commencé en France à avoir un caractère officiel, il
s’agissait, pour quelques professionnels de la phar-
macologie clinique, d’identifier et de recenser les manifesta-
tions cliniques ou biologiques intempestives susceptibles d’ad-
venir lors de l’usage de médicaments en thérapeutique. Mais
déjà, en 1981, dans sa thèse intitulée Évolution du contrôle du
médicament en France – Expérience française de pharmaco-
vigilance, Simone Eyraud définissait la pharmacovigilance
comme un phénomène remarquable par le changement d’atti-
tude des pouvoirs publics au regard du médicament, passant
d’actes de contrôle, constitués par ce recensement de manifes-
tations indésirables, à une politique de surveillance systémati-
sée, à la fois scientifique et réglementaire. La pharmacovigi-
lance était appelée, du point de vue politique, à remplir une
triple fonction : de précaution par la détection des effets indé-
sirables imprévus observés postérieurement à l’AMM, de pré-
vention par l’élimination de l’emploi inopportun et l’identifi-
cation des groupes de patients les plus menacés de
manifestations d’effets indésirables, et de comparaison par
l’établissement de fréquences comparées en matière de surve-
nue d’incidents pour des produits proches. S. Eyraud apparte-
nait aux services de la Direction de la pharmacie et du médi-
cament, spécialement chargée de la coordination de la
pharmacovigilance. Elle concevait la pharmacovigilance en
fonctionnaire administratif, et non en pharmacologue.
Tandis qu’elle concevait ainsi, pour les professionnels du
domaine de la pharmacovigilance, cette activité continuait à
répondre à la définition adoptée en 1972 par l’OMS. La phar-
macovigilance, s’agissant des réactions adverses aux médica-
ments, était donc “toute activité tendant à obtenir des indica-
tions systématiques sur les liens de causalité probables entre
médicaments et réactions adverses dans une population”, acti-
vité se présentant comme une pratique scientifique permettant
de rassembler de façon organisée les connaissances relatives
aux effets indésirables des médicaments mis sur le marché. On
convenait, par extension, que la pharmacovigilance était amenée
à se préoccuper des effets indésirables résultant d’une mauvaise
utilisation du produit. On pensait que les informations ainsi
recueillies étaient destinées à favoriser le bon usage en étant
communiquées aux médecins, ou aux dictionnaires des spé-
cialités pharmaceutiques par le laboratoire au moyen du pré-
cieux résumé des caractéristiques du produit (RCP).
Parallèlement aux activités intellectuelles des pharmacologues
cliniciens et des administratifs en charge de la réflexion sur
la pharmacovigilance au ministère de la Santé, la société se
préoccupait, de son côté, des conséquences dommageables du
progrès, notamment du progrès représenté par les technolo-
gies de pointe, conséquences dommageables représentant le
coût humain de ces technologies, dotées, par ailleurs, de béné-
fices considérables. Dans son ouvrage intitulé La sécurité
sanitaire, Didier Tabuteau, en 1994, définissait le concept de
sécurité sanitaire comme “la sécurité des personnes contre
les risques thérapeutiques de toute nature, risques liés aux
choix thérapeutiques, aux actes de prévention, de diagnostic
ou de soins, à l’usage de biens et produits de santé comme
aux interventions et décisions des autorités sanitaires”. L’au-
teur remarquait que plus une thérapeutique ou une substance
est active contre la maladie, plus les risques liés à son mésu-
sage ou à ses effets indésirables peuvent être graves. Constat
que tout pharmacologue clinicien est en mesure de confirmer.
L’auteur donnait à la pharmacovigilance la mission d’assurer
une surveillance permanente de la sécurité des médicaments,
constatant que, pour ce faire, deux systèmes existaient en paral-
lèle en France, celui des centres de pharmacovigilance et celui
des industriels du médicament, faisant des professionnels de
santé et des entreprises pharmaceutiques les vecteurs essentiels
de la sécurité sanitaire et donnant à l’autorité de l’État un rôle
essentiel dans l’information en retour.
“Pour que les mots aient un sens, il convient de se reporter au
sens des mots”, aimait à rappeler Jean-Paul Demarez, phar-
maco-juristologue de la fin du XXesiècle. Ainsi le mot “tolé-
rance” se définit-il, en matière de médicament, comme l’apti-
tude de l’organisme à supporter sans symptôme morbide
l’action d’une substance. Ainsi le mot “sécurité” se définit-il
Le changement de logique :
de l’étude de la tolérance à la sécurité d’emploi
!
J.P. Demarez*
* Service de pharmacologie, hôpital Saint-Antoine, 75012 Paris.
L
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comme un état d’esprit, cet état d’esprit de l’homme confiant
et tranquille se croyant à l’abri du danger. En passant de l’ap-
titude d’un organisme à un état d’esprit, on réalise un change-
ment de logique dont les conséquences sont considérables. On
passe d’une activité d’observateur de phénomènes objectifs à
une activité de garant de la paix publique, dont l’activité de
pharmacovigilance devient l’outil. La main passe du pharma-
cologue au juriste et à l’administration, du traité de pharmaco-
logie au recueil des lois et des règlements. À cet égard, si le
public s’est, grâce aux pharmacologues, progressivement fait
à l’idée que tout médicament présentait des effets indésirables
possibles, voire, par extension, à l’idée qu’un produit sans effet
indésirable possible n’était pas un médicament, ce public juge
contraire à sa sécurité qu’en cas d’effet indésirable grave, on
se contente de publier l’observation. Le public veut des actes.
À l’annonce “il y a encore un mort par torsades de pointe noti-
fié à propos d’un traitement par la spécialité X”, le public
demande des comptes :
"Pourquoi a-t-on laissé mettre sur le marché un médicament
dangereux ?
"Pourquoi ne suspend-on pas immédiatement ce médicament
dangereux ?
"Que fait la police ?
Et là, des experts s’avancent pour expliquer la relativité du
risque, l’administration publie un communiqué, le laboratoire
pharmaceutique convoque d’urgence une cellule de crise, la
société d’édition du Parisien voit monter son tirage. Puis, par-
fois, on entre dans le cheminement souterrain des activités juri-
diques au pas lent de la mule de Thémis. Car, depuis la direc-
tive du 17 juillet 1985, transposée en droit français par la loi
98-389 du 19 mai 1998, l’effet indésirable grave a pris sa place
dans le concept de produit défectueux, dont les défauts méri-
tent réparation et indemnités :“Un produit est défectueux lors-
qu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement
s’attendre”. On retrouve là le sentiment dont je parlais il y a
un instant. La loi ajoute : “Dans l’appréciation de la sécurité
à laquelle on peut légitimement s’attendre, il doit être tenu
compte de toutes les circonstances, et notamment de la pré-
sentation du produit, de l’usage qui peut en être raisonnable-
ment attendu et du moment de sa mise en circulation”.
Le moment de la mise en circulation n’étant pas, pour la spé-
cialité, la date de l’AMM, mais le jour où la boîte, appartenant
au lot numéro tant, a quitté l’entrepôt du laboratoire pour par-
venir sur la table de nuit du malade.
Dans la démocratie sanitaire dans laquelle nous nous instal-
lons, on peut penser que le patient est en mesure de participer
au choix du traitement qu’on lui propose, et que ce choix passe
aussi bien par la présentation du bénéfice du médicament que
de ses risques, présentation des risques dont on doit tenir compte
dans l’appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitime-
ment s’attendre.
Et, sur ce dernier point, le bât blesse singulièrement. Afin de
tenter d’y voir plus clair, nous avons réuni des professionnels
spécialistes du domaine, pharmacologues, cliniciens adminis-
tratifs, industriels, juristes. Comment les essais cliniques peu-
vent-ils contribuer à la sécurité d’emploi ? Comment peut-on
passer de l’étude du contrôle de la tolérance à la sécurité d’em-
ploi aussi bien avant qu’après l’AMM ? Qui peut détenir ou
divulguer l’information relative à la tolérance pour contribuer
à la sécurité : l’agence, les Centres régionaux de pharmacovi-
gilance (CRPV), la Caisse nationale d’assurance maladie des
travailleurs sociaux (CNAMTS), un autre acteur social ?
Actuellement, cette information passe par les annexes de
l’AMM, RCP ou notice boîte (annexe II), dans les temps pai-
sibles, et s’inscrit en langue de bois dans les communiqués de
l’AFSSAPS, lors des orages préludant au retrait de produits ou
aux précautions spéciales les affectant sans que jamais le pro-
fessionnel de santé, et encore moins le public, puisse savoir sur
quoi se base la rédaction du RCP, pourquoi le produit X a fait
l’objet de précautions surajoutées postérieurement à l’émotion
des milieux professionnels provoquée par ces morts observées
par torsades de pointe mentionnées plus haut, le pourquoi en
détail, avec des chiffres, des fréquences, des rapports des exper-
tises, et non pas de façon cursive et laconique. Il convient de
retenir à cet égard, lorsqu’une classe thérapeutique est concer-
née tout entière par des mesures, que les motifs globaux condui-
sant l’administration à telle décision suspensive ou restrictive
ne sont même pas accessibles aux pharmacovigilants des labo-
ratoires, chacun ne recevant, s’il en fait la demande, qu’un
extrait de procès-verbal limité à sa seule spécialité...
Questions récurrentes à ce propos : pourquoi le huis clos est-il
la règle lors des réunions de la Commission de pharmacovigi-
lance, alors qu’on y débat de problèmes de santé publique ?
Pourquoi les rapports d’experts et les comptes-rendus ne sont-
ils pas accessibles in extenso à tout un chacun ?
Dans cette perspective de démocratie sanitaire, dont le Parle-
ment a voté le principe le 4 octobre 2001, l’information sur la
tolérance est-elle accessible, transparente, en général comme
en particulier, où et quand, ou, sinon, pourquoi ?
Le secret des affaires, le secret administratif, le secret indus-
triel, le secret de l’instruction sont-ils opposables à la transpa-
rence de l’information, et, si oui, pourquoi ?
Y a-t-il un secret de l’expertise des CRPV servant de base aux
décisions postérieures à l’AMM ? Les données relatives à la
tolérance des spécialités pharmaceutiques peuvent-elles être
ouvertement comparatives, et, sinon, pourquoi ?
Le passage de l’étude de la tolérance à la sécurité d’emploi est-
il destiné à déboucher sur des informations de santé publique
accessibles au public directement ou par le truchement des pro-
fessionnels de santé, ou à devenir un passage secret menant à
des décisions administratives non motivées parce que non moti-
vables, donc suspectes en démocratie ?
J’espère que cette journée nous permettra d’entrevoir la lumière. #
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