Les deux nouveaux outils de la recherche clinique : l’”évaluationnite” anglo-saxonne et le déni du bon sens Congrès mondial de la douleur, San Diego 2002 : Un poster stupéfiant a retenu mon attention : des Américains ont investi des (dizaines de ?) milliers de dollars dans un projet multicentrique d’envergure : prouver que la douleur chronique fatigue le malade, qu’elle est difficile à vivre pour la famille et entraîne l’épuisement plus rapide des professionnels qui suivent de tels malades. Le tout randomisé, prospectif s’il vous plaît, avec cohorte de témoins (mais pas de wash-out des antalgiques tout de même, parce que, éthiquement, on ne pouvait pas…). Vous avez bien lu : des professionnels ont consacré des mois à cette étude proprement révolutionnaire dont la conclusion est (sans rire !) : “Plus t’as mal, plus t’es mal ! Et plus tes aidants sont fatigués !”. Quel déni consternant du bon sens ! Allons-nous avoir la lucidité de ne pas emboîter le pas à cette obsession méthodologique ? Fallait-il vraiment une étude validée pour savoir que “plus t’as mal, plus t’es mal ? !”. Quel déni de l’écoute du malade ! Ah, je sais bien qu’il a fallu l’étude de Larue, Brasseur et al. en 1995 (parue dans le British Medical Journal) pour convaincre certains cancérologues que la douleur existait dans leurs consultations et justifiait les morphiniques... Mais dix ans ont passé, la loi de 1999, les référentiels ANAES et la référence OPC5 de l’accréditation ont – presque – fait taire ces récalcitrants. Jean-Marie Gomas Toubib sûrement pas validé et francophone. Réclamations et service après-vente : CETD, hôpital Sainte-Périne, 75016 Paris. 78 Autres exemples à deux récents congrès francophones de la douleur. De superbes discours, de splendides raisonnements, des méthodologies à la nanomole près, bien sûr pas ou peu de citations des travaux cliniques français. Mais je frémis soudain : un orateur “ne s’explique pas l’amélioration du malade” ! Aïe ! Il faut dire que, de toute la matinée, pour ces pauvres malades, on n’aura pas entendu un mot de leur vie, de leurs désirs, des conditions psychiques de leur amélioration. Seuls les mots passe-partout “d’anxiodépressif” ponctuent toutes les situations difficiles, mais l’on sent bien que, pour ces orateurs, ce que pense, veut et désire le malade n’étant pas “validé”, ce n’est pas un bon matériel d’étude, et ce n’est vraiment pas la peine de s’y arrêter... Vous vous rendez compte ? Des émotions, une vie non « validées » ? Comment l’analyser ? C’est sûrement un “piège relationnel” ! Non, soyez scientifiques, circulez, y a rien à évaluer ! Tant pis si l’amélioration dépendait justement de ce qui ne se mesure pas, des facteurs psychiques bêtement humains qui n’ont rien à voir avec nos traitements (eh oui, désolé, ça existe encore), facteurs de vie et de psyché dont on sait bien qu’ils vous subliment n’importe laquelle de ces fameuses petites fibres. Encore faut-il ne pas ignorer superbe- Le Courrier de l’algologie (5), n° 4, octobre-novembre-décembre 2006 ment quelques notions élémentaires de psychologie et accepter que l’on ne maîtrise pas tout… et que notre désir, notre vie peuvent rétro-inhiber à peu près n’importe quoi ! Encore faut-il connaître un peu de sémiologie psychiatrique pour éviter de coller des “fibromyalgies” à toutes les consultations… Dernières victimes connues de ces incompétences psychologiques : un patient paranoïaque subdélirant, suivi, connu en psychiatrie depuis 15 ans, qui est allé se faire bénir à la consultation d’interniste avec une fibromyalgie, diagnostic collé en 8 minutes porte-à-porte. Ou bien encore cette grand-mère dynamique de 88 ans percluse de douleurs nociceptives de polyarthrose parfaitement explicables, et surtout ne supportant plus sa vieillesse qui avance, et qui vient ensuite reprocher à tous les médecins précédents de ne pas avoir fait le diagnostic de sa “grosmalgie” (fibromyalgie annoncée en une consultation et quelques minutes par un rhumatologue…). No comment… Mais quand allons-nous arrêter de dénier la vie psychique du sujet ? Ah, j’oubliais, c’est difficile à valider contre placebo, la vie… On a même entendu dans un congrès récent qu’il “n’existait pas grand-chose de publié en France sur démence et douleur” (sic, en séance plénière). Voilà qui va faire plaisir à vingt ans de publications de la gériatrie française ! Allez, à la trappe, la Revue de Gériatrie ! À la trappe, Le Courrier de l’Algologie et la revue Douleurs ! Au panier, tous les travaux des Wary, Sebag-Lanoé, Jean, Cornu, Petrognani, Malaquin-Pavant et les autres… qui ont creusé les concepts, décapé la routine classique, travaillé les échelles, publié de belles enquêtes transversales ou de précieuses cohortes permettant de comprendre bien mieux les problématiques. Ah, mais, j’oubliais, c’est malheureusement publié en français. C’est sûrement pour cela qu’il n’y a “presque rien” sur le sujet ! Finalement, je suis peut-être déprimé… après vingt ans de combat pour que notre système se centre sur le malade et pas seulement sur sa maladie ! Je n’ai plus le courage d’aller voir ces collègues et de leur dire gentiment que DOLOPLUS, l’ECS ou ECPA ne sont pas “rien”, que ces belles équipes et ces beaux outils ont fait bien avancer la compréhension, l’évaluation et la prise en compte des liens entre démence et douleur, entre autres intérêts. Et même si nous rendons tous grâce à Kubler-Ross, à Ferell et aux Américains précurseurs de tout poil, reconnaissons que d’autres médecins, d’autres gériatres, des infirmières (mais oui !) des psychologues ont aussi dit des choses sensées, même en français... Allez, bon courage, chers collègues, et n’oubliez pas de clamer dans vos évaluations (!) de congrès que l’on se moque de nous avec ces névroses d’”évaluationnites“, ces aveuglements sélectifs anglophones véritablement exaspérants, ces procédurites subaiguës pour nous faire avaler de force le bon sens… validé ! Bon, je vous laisse, je dois mettre une étude en place : double mourant randomisé contre placebo, avec double cross-over pour savoir si c’est angoissant d’avoir mal à l’agonie et d’avoir peur de mourir. Au moins, là-dessus, j’espère que l’on m’accordera ce résultat de bon sens... Pas sûr. Car, en plus, on va l’écrire en français ! ■ Le Courrier de l’algologie (5), n° 4, octobre-novembre-décembre 2006 79