344 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XIX - n° 6 - juin 2010
ÉDITORIAL
Dépistage du cancer du sein : dogmes et frontières
Breast cancer screening: dogmas and boundaries
F. Eisinger*
* Centre régional de lutte contre le cancer, institut Paoli-Calmettes, Marseille ; Inserm
UMR 912, Marseille.
L
e cancer du sein est, en raison de son importance épidé-
miologique et de sa dimension symbolique, un enjeu
majeur dans notre société.
Lutter contre cette maladie, c’est lutter à tous les stades de
son histoire naturelle : avant (par la prévention), au début
(par le dépistage et le diagnostic précoce), pendant (grâce
aux soins) et après (grâce à un suivi adapté). Le dépistage
doit donc avoir sa place. Mais quelle est-elle ?
Les règles françaises sont relativement simples. En effet,
si l’Assurance maladie rembourse toutes les mammographies,
la réalisation systématique n’est organisée que pour les
femmes de 50 à 74 ans avec une périodicité de 2 ans. L’âge
est ainsi explicitement le critère déterminant (avec le sexe),
mais est-il consensuel ?
Il n’y a plus de débat concernant l’effi cacité de cette stratégie.
On peut considérer que, malgré des interrogations sur le
ratio bénéfice/effets secondaires, en particulier liées au
sur-diagnostic (1 , 2), la balance est globalement jugée
suffi samment favorable pour recommander et organiser ce
dépistage (3).
En revanche, aux frontières des âges retenus, le débat
est toujours ouvert, non pas tant pour les femmes avant
40 ans (4) que pour celles âgées de 40 à 49 ans (5). Celles
qui réalisent aujourd’hui ce dépistage sont-elles victimes d’une
idéologie (plus est mieux) ou d’un dogme (50 ans, pas avant) ?
Sont-elles une avant-garde dans le bon chemin ou sont-elles
égarées dans une impasse ? Seule la mise en place d’études,
diffi ciles néanmoins à réaliser (6), permettra de répondre à
cette question. Il est vraisemblable que l’Institut national du
cancer suscite des recherches dans cette direction.
Que peut nous apprendre dès aujourd’hui le comportement
des femmes françaises de cette tranche d’âge ? L’enquête
EDIFICE (7) nous fournit des données sur ce sujet et un poster
a été présenté ce mois-ci à l’ASCO. Quelles sont-elles ? Parmi
les femmes de 40 à 44 ans, 66 % déclarent avoir réalisé au
moins une mammographie, taux s’élevant à 88 % pour les
femmes de 45 à 49 ans. Cette proportion est très proche
de celle déclarée par les femmes de 50 à 54 ans (92 %), qui,
elles, sont invitées à le faire dans le cadre du programme
organisé.
Beaucoup de frontières, sinon toutes, sont arbitraires et
induisent des effets de seuil (8). En utilisant la métaphore
de la pente douce, nous pourrions ainsi, de proche en proche,
élargir au-delà du raisonnable tous les programmes repo-
sant sur l’âge. Mais si les frontières sont arbitraires, elles
sont aussi indis pensables, et les repousser ne les effacera pas
(“Aussi grand que soit votre jardin, Sire, vous aurez toujours des
voisins...” *). L’enquête EDIFICE nous apprend que la frontière
appliquée sur le terrain (la zone de transition majeure entre
réalisation et non-réalisation) semble être plus proche des
45 ans que des 50 ans offi ciellement désignés. De manière
anecdotique, une modélisation rudimentaire avait, en 2003,
calculé un âge optimal de début à 47 ans (9).
Parallèlement à cette recherche, sans doute vaine, d’un seuil
d’âge unique pour une population hétérogène, il est sans
aucun doute très important de défi nir qui doit bénéfi cier d’un
dépistage précoce, et de nourrir l’ambition d’un dépistage
personnalisé. Enfi n, il est également vraisemblable que des
facteurs et des innovations technologiques puissent déplacer
la frontière de l’âge de début du dépistage. Il est plus certain
encore que cette frontière sera toujours discutée. ■
* Attribué au jardinier Le Nôtre.
Références bibliographiques
1. Welch HG, Black WC. Overdiagnosis in cancer.
J Natl Cancer Inst 2010;102(9):605-13.
2. Esserman L, Thompson I. Solving the overdia-
gnosis dilemma. J Natl Cancer Inst 2010; 102(9):
582-3.
3. Dépistage du cancer du sein : http://www.e-
cancer.fr/depistage/depistage-par-organe/cancer-
du-sein.
4. Yankaskas BC, Haneuse S, Kapp JM,
Kerlikowske K, Geller B, Buist DS. Performance of
fi rst mammography examination in women younger
than 40 years. J Natl Cancer Inst 2010;102(10):
692-701.
5. U.S. Preventive Services Task Force. Screening
for breast cancer: U.S. Preventive Services Task
Force recommendation statement. Ann Intern Med
2009;151(10):716-26.
6. Juffs HG, Tannock IF. Screening trials are even
more diffi cult than we thought they were. J Natl
Cancer Inst 2002;94(3):156-7.
7. Eisinger F, Blay JY, Morère JF et al. Cancer
screening in France: subjects’ and physicians’ atti-
tudes. Cancer Causes Control 2008;19(4):431-4.
8. Eisinger F, Fouchet R. Risk management in medi-
cine and health. Advocate for a two threshold-three
level guidelines. In: Goossens L, ed. 9th Annual
Conference Risk Analysis. Rotterdam : Delft Univer-
sity Press, 1999:598-601.
9. Sasieni P, Cuzick J. The UK breast-screening
programme should start at age 47 years. Lancet
2003;362(9379):246-7.