21
(
LE MIROIR AUX AFFECTS HAINEUX : FAIRE VOIR LE BARBARESQUE ET LE CAPTIF
CHRETIEN DANS LA FRANCE DU PREMIER XVIIE SIECLE
YANN RODIER
Université Paris-Sorbonne (Paris-IV)
Procession d’esclaves chrétiens — Planche pp.194 et 195 de l’édition flamande de l’Histoire de Barbarie (Amsterdam,
1684) [Cote : BNF C214308]
L’Histoire de Barbarie du Père trinitaire Dan relate les horribles violences commises contre
les chrétiens captifs : « le nombre presque infini des Chrestiens qu’ils y ont fait esclaves, & des
richesses qu’ils leur ont prises, en est un tesmoignage evident, & qui sera toujours sensible à toute
la Chrestienté1. » Une sensibilité que relaie en partie seulement le large corpus polysémique
1 Pierre Dan, Histoire de Barbarie et de ses corsaires des royaumes, et des villes d’Alger, de Tunis, de Salé, & de
Tripoly. Divisé en six livres. Ou il est traitte de leur gouvernement, de leurs Mœurs, de leurs Cruautez, de leurs
brigandages, de leurs Sortileges, & de plusieurs autres particularitez remarquables ; Ensemble des grandes miseres et
La guerre de course en récits (XVIe-XVIIIes). Terrains, corpus, séries
22
disponible sur la littérature barbaresque2. Les trémolos des uns se joignent aux intérêts
économiques, politiques et diplomatiques des autres. Récits de captifs, voyages, cosmographies,
correspondances épistolaires, relations diplomatiques, canards, histoires, polémiques politiques,
mémoires, nourrissent et façonnent cet imaginaire double d’une Barbarie à la fois répulsive et
attractive. Des bribes éparses de cette hantise du Barbare sont disséminées jusque dans les
dédicaces d’ouvrages dont le contenu, sans rapport avec l’Orient, exhorte ou non le roi à agir contre
le fléau barbaresque.
A défaut d’exhaustivité, un échantillonnage aussi représentatif que possible permettra
d’envisager l’empreinte fixée dans l’imaginaire, celui du captif chrétien et du barbaresque, polarisé
en partie autour de ce miroir aux affects haineux. La représentation de l’autre servie par ce miroir
qu’est l’écriture3, épiphanie d’autrui, autorise la saisie d’une certaine représentation de l’autre,
modelée par l’effet de texte et la persuasion oratoire. Il conviendra de repérer une rhétorique de
l’altérité à l’œuvre dans le texte afin de rassembler « les règles opératoires de la fabrication de
l’autre4 » et de cerner cette fausse intelligibilité du faire voir, faire croire, par le prisme de ces
miroirs déformants. La mise en scène des affects haineux participe de cette dynamique de
l’exécration contre le « Turc », pourtant non uniforme, que favorise l’image du captif souffrant.
L’intentionnalité religieuse des sources centrées sur l’Empire ottoman est servie par cette écriture
d’action, attachée à la résurrection d’un mythe de croisade arrivé au XVIIe siècle, pense-t-on
aujourd’hui, à résipiscence.
Deux interprétations historiennes s’opposent à cet égard : celle d’Alphonse Dupront qui
étudie la culture de l’antagonisme entre chrétiens et musulmans par ce mythe de croisade5, sans
cesse réactivée sur une longue durée et celle de Géraud Poumarède qui estime que ce mythe ne
s’exprime plus que dans une « rhétorique désincarnée »6, adoptée par les politiques selon leurs
intérêts. La stratégie politique serait ainsi privilégiée au détriment de la croyance religieuse. Or cette
écriture pragmatique du politique s’exprime, dans le premier XVIIe siècle, par une opposition entre
les « Bons catholiques », défenseurs de la primauté du religieux et les « Bons Français », favorables
des cruels tourmens qu’endurent les Chrestiens Captifs parmy ces Infideles, seconde édition, Paris, Pierre Rocolet,
1649, in-4°, pp. 316-317, BnF M-19637.
2 Guy Turbet-Delof, Bibliographie Critique du Maghreb dans la littérature française (1532-1715), Publications de la
Bibliothèque nationale, S.N.E.D, Alger, 1976, 298p. Réédition en préparation dans la collection Mediterranea
(http://www.oroc-crlc.paris-sorbonne.fr/index.php/visiteur/Projet-CORSO/Publications)
3 Alexandra Merle, Le miroir ottoman. Une image politique des hommes dans la littérature géographique espagnole et
française (XVI-XVIIe siècles), Paris, PUPS, 2003, 283p.
4 François Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2001,
p. 328.
5 Alphonse Dupront, Le Mythe de croisade, Paris, Gallimard, 1997, 4 vol.
6 Géraud Poumarède, Pour en finir avec la croisade : mythe et réalité de la lutte contre les Turcs aux XVIe- XVIIe siècle,
Paris, PUF, 2004, p. 619.
!"#$%&''&#(&#)*%'+&#&,#'-)./+#0123&412333&+56#7&''".,+8#)*'9%+8#+-'.&+
23
à la supériorité du politique. Le contexte géopolitique et les desseins de la « monarchie exécutive7 »
sous Louis XIII, contribuent au glissement vers un barbare davantage espagnol que turc, dès les
années 1620, à l’heure la France combat l’hégémonie des Habsbourg pendant la Guerre de
Trente Ans. Les plumitifs du cardinal de Richelieu s’efforcent ainsi de démontrer le danger
habsbourgeois et de justifier les alliances avec la Porte, au point d’oblitérer l’importance du sort des
captifs chrétiens réduits en esclavage. En réaction à cette politique étatiste jugée machiavélique8,
dévots et chrétiens tentent de maintenir sous perfusion le mythe de croisade, en exhibant le danger
et les cruautés de la Barbarie, menaces pour l’avenir des monarchies européennes. Leur opposition
réciproque se perçoit, entre autres, par cette traduction épiphanique du « Turc » et du barbaresque,
chacun voulant faire voir et faire valoir sa propre représentation à des fins religieuses ou politiques.
En ce sens, barbaresques et Turcs font l’objet de mythes contradictoires, outranciers ou relativisés,
tour à tour ennemis jurés de la chrétienté ou alliés de circonstance. L’intérêt que les uns et les autres
leur portent n’est pas sans expliquer l’omniprésence d’un Turc barbaresque, mis en scène par une
écriture onirique qui donne à voir les paradoxes de cette monarchie exécutive en construction.
Ces courants contradictoires de flux et de reflux du mythe de croisade tentent de faire voir
l’image univoque mais contradictoire d’un « Turc » dont on peut se demander si ces représentations
affectives ne se posent pas d’abord en termes politique. La monarchie cardinale de Louis XIII et
Richelieu oscille entre les impératifs d’une raison d’État et ceux d’une raison de Dieu dans le
contexte de la Réforme catholique.
L’écriture d’action et de combat ; l’écriture pragmatique des sources politiques et
diplomatiques ; enfin, l’écriture d’un imaginaire vécu et stéréotypé introduiront à ce faire voir, faire
croire de la littérature barbaresque.
L’écriture d’action : le fléau barbaresque et la solution croisée
Barbares infidèles et captifs martyrs : une écriture chrétienne exaltée
Véritables harpies, les barbaresques obéissent à des généraux voleurs qui écument
les mers de vostre France, empeschant par ce moyen le commerce maritime, desadvouëz de leur
Souverain, manquant de foy à toutes occasions qu’ils ont faict des accords : traictant les subjects de
vostre Majesté plus mal que les autres nations, qui n’ont treve avec cet infidele, les iettant en mer, de
peur qu’en rendant les prisonniers, ou esclaves, cogneus pour François, ils perdent aussi le butin :
7 Joël Cornette, « La monarchie exécutive du premier XVIIe siècle », dans La Monarchie. Entre Renaissance et
Révolution (1515-1792), Paris, Seuil, pp. 180-260.
8 Pour l’influence du tacitisme et du machiavélisme sur la pensée politique dans la France du premier XVIIe siècle, voir
Etienne Thuau, Raison d’Etat et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Albin Michel, 2000, 504p. Se reporter
en particulier au chapitre VII sur l’idée de croisade et le rêve impérial, pp. 281-292.
La guerre de course en récits (XVIe-XVIIIes). Terrains, corpus, séries
24
s’exerçant sur toutes autres nations : au contraire, les faisant prisonniers, ou esclaves au lieu de ses
plus grandes cruautez contre nous ? […] Et si contre les choses promises à vos subjets de Marseille, ils
font tant de brigandages sur vos mers, & aux forts de Barbarie, le mois d’Aoust dernier, parce qu’ils
estoyent peu gardez pour un commerce : N’est-il pas raison de les dompter avec galeres, & galions en
mer, vingt mille hommes en terre, & vingt canons battans de furie cette ville en demie Lune9 ?
Le colonel La Borde du Turc — un nom prédestiné —, dans une exhortation au roi Très-
Chrétien puis au pape Paul V, consigne de concrètes propositions pour mener croisade contre ce
fléau. Il prône le rétablissement par les armes du prestige entaché des lys français10. Peu nombreux
et peu diserts, les témoignages des marins abondent dans le même sens. Celui de Foucques,
« capitaine ordinaire de Sa Majesté de la Marine du Ponant », adresse au roi Louis XIII une
supplique afin de le prévenir du non respect des clauses de paix, de l’ignominieuse cruauté exercée
contre les captifs et de la traîtrise de Français, passés au services du Turc. L’un d’entre eux, le
consul français de Thunes, Hugues Changet, est soupçonné de bénéficier de dix écus pour chaque
captif vendu tandis qu’un de ses complices est fondeur de canon en leur faveur11. Foucques ne
dissimule pas son désir de vengeance et son témoignage en tant qu’ancien captif donne une couleur
plus authentique à son récit, qui ne connut pas moins de quatre éditions de 1609 à 1612, et dont la
Bibliothèque Nationale de France possède onze exemplaires. Ce constat de la cruauté et de la
menace ottomanes sur les nations chrétiennes est partagé par de nombreux auteurs chrétiens.
Le dolorisme entretenu sur la condition des captifs chrétiens, ajouté aux méfaits de la guerre
de course, étaye la justification d’une reprise de la croisade et la méfiance qu’il convient d’observer
contre l’Empire du Croissant. Les ordres rédempteurs, trinitaires et mercédaires, contribuent à
entretenir cette image tragique des captifs, et plus encore des renégats, ces « chrétiens d’Allah12 »,
qui menacent la chrétienté. Hagiographies, relations de rédemptions, martyres ou histoires abondent
en ce sens. L’Histoire de Barbarie du Père Dan, de loin la plus détaillée, se présente comme un
compendium de toutes les problématiques historiques, théologiques et morales que se posent les
trinitaires sur le sens de la captivité chrétienne et les causes de l’inimitié qui opposent les
mahométans aux chrétiens. Les histoires sanglantes des martyres chrétiens et de la cruauté
9 La Borde du Turc, L’état des affaires chrétiennes sur les mers noires, aussi de levant, ponant et midi ; désordre de
celui des barbares et des moyens de les conquérir ; par le seigneur de La Borde Du Turc, colonel aux dernières armées
d’Italie, et autres guerres chrétiennes, Lyon, M. Lautret, 1619, in-8°, pp. 16-17, BnF Lb36 1173. Réédité en 1637.
10Ibid., p. 16.
11 Foucques, Advertissements presentez au Roy par le Capitaine Foucques. Apres estre delivré de la captivité des Turcs,
pour le soulagement des François & autres nations Chrestiennnes, marchands, & mathelots, qui trafiquent sur mer.
Avec une description des grandes cruautez, & prises des Chrestiens par les pirates Turcs de la ville de Thunes, par
l’intelligence qu’ils ont avec certains François renegats, Lyon, 1613, p. 9, BnF 8-LF69-6.
12 B. et L. Bennassar, Les Chrétiens d’Allah. L’histoire extraordinaire des renégats (XVI-XVIIe siècles), Paris, Perrin,
2006, 595p.
!"#$%&''&#(&#)*%'+&#&,#'-)./+#0123&412333&+56#7&''".,+8#)*'9%+8#+-'.&+
25
barbaresque se présentent sous la forme d’une véritable tragédie qui se déroule sur le théâtre du
monde et justifie son appel à la croisade, dans sa dédicace au roi.
Toutes ces victimes de la Barbarie firent d’ailleurs l’objet d’un ouvrage resté manuscrit,
sorte de martyrologe détaillant les récits des plus Illustres captifs, morts pour leur foi13. Le discours
démonologique sur la figure mahométane honnie invite à la compassion et à l’action, pour délivrer
les chrétiens des « avanies turquesques ». Il espère qu’il « se trouvera des personnes qui lisans icy
les cruautez & les barbaries qui souffrent les esclaves chrestiens, sous la tyrannie des Mahometans,
ennemis mortels de nostre Foy, en seront touchez de pitié, & se porteront volontiers à secourir leurs
charitez ces pauvres Captifs, pour en moyenner la délivrance14. » S’ébauche dans cet ouvrage une
théodicée qui explique les souffrances endurées par les captifs du fait que « Dieu éprouve les siens
dans la fournaise des afflictions15 », qu’il veut punir les péchés de certains et qu’il se sert d’eux
comme des modèles d’imitation pour les Mahométans. Le stéréotype du chrétien vertueux,
exception faite du cas des renégats, et du Mahométan vicieux engage un manichéisme que l’on
retrouve souvent dans ces représentations. La dénomination générique de « Mahométan », dans la
plupart des sources, renvoie à une certaine ignorance de cette diversité et plus encore au fait que, ce
qui compte avant tout, c’est cette appartenance à l’islam. Pêle-mêle, Turcs, Mahométans, Arabes,
Maures, Barbares, corsaires et barbaresques se confondent et appartiennent à cette sphère de
l’exécration de l’infidèle, à l’intérieur de laquelle des distinctions peuvent cependant s’opérer.
L’auteur précise qu’il a collationné des informations auprès des consuls en place, des
esclaves chrétiens, de Turcs, de renégats et de sa propre expérience. Un gage de véracité qui
contribua au succès de l’ouvrage, et en fit la vulgate de l’ordre en la matière. Lorsque le Père
trinitaire Nazare Anroux16 mentionne dans une brochure la miraculeuse rédemption de captifs à
Salé en 1654, il renvoie son lecteur au Père Dan pour tout détail complémentaire17. Le Père Lucien
Hérault relaie aussi l’information de sa rédemption de cinquante captifs à Alger en 1643. Adressé à
la reine régente, il invite son interlocuteur à la compassion et à la nécessité d’instaurer un empire
qui puisse changer « le croissant en fleur de Lis18. » Ces livrets, brefs imprimés in-octavo ou in-12°
de quelques feuillets, écrits en gros caractères, relaient ces rédemptions populaires, égrenées de
13 Pierre Dan, Les plus illustres captifs, ou recueil des actions héroïques d’un grand nombre de guerriers et autres
chrestiens réduits en esclavage par les mahométans, manuscrit édité intégralement pour la première fois par le R.P.
Calixte de la Providence, Paris, Lyon, Delhomme et Briguet, 1892, in-8°, 389 et 416p.
14 Pierre Dan, Histoire de Barbarie…, op.cit., préface non paginée.
15 Ibid., p.34.
16 Ministre du couvent de la Ste Trinité de la ville d’Estampes ; rédempteur et promoteur général de tout l’Ordre.
17 Nazare Anroux, R.P., La miraculeuse redemption des captifs faite à Salé, coste de Barbarie, sous les heureux
auspices du Sacre du Roy Tres-Chrestien. Par les religieux de l’ordre de la Tres-Saincte Trinité vulgairement appellez
Maturins, Paris, Julian Jacquin, 1654, 69p., BnF Ld30 43.
18 Lucien Héraut, R.P., Les larmes et clameurs des Chrestiens, François de nation, Captifs en la ville d’Alger en
Barbarie, adressees à la Reyne Regente Mere de Louis XIIII, Roy de France & de Navarre, Paris, Denys Houssaye,
1643, p. 7, BnF Ld43 19.
1 / 24 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !