
Le Courrier des addictions (14) – n ° 1 – Janvier-février-mars 2012 24
qui offrait l’hospitalité aux voyageurs qu’il vou-
lait capturer pour les torturer de la manière
suivante : attachés sur un lit, où ils doivent te-
nir exactement, s’ils sont trop grands, il coupe
les membres qui dépassent. S’ils sont trop
petits, il les étire jusqu’à ce qu’ils atteignent la
taille requise. Cela désigne de nos jours toute
tentative de réduire les hommes à un seul
modèle, une unique façon de penser ou d’agir.
Notre époque gère obstinément ce janséniste
héritage en privilégiant le raisonnable.
L’ETP, préoccupée de sécurisation des soins,
participe de l’opiniâtre appétit de sécurité de
notre société, qui infantilise les citoyens en
s’attachant à les protéger contre eux-mêmes et
les culpabilise dans le même temps de devoir
nécessiter une telle attitude protectrice, en pas-
sant outre lorsqu’ils rechignent. Aucun patient
de bon sens, bouleversé par ses problèmes de
santé, ne devrait chercher à se réfugier dans le
déni de sa situation, aidé en cela par la propo-
sition des soins et des préoccupations coor-
données que l’on offre à sa supposée convoi-
tise, et qui par là en atteste. On s’opposerait
vigoureusement à ce que le patient réclame
en guise de traitement un piton, une corde et
un tabouret. Et pourtant, il en est qui choisit
de demeurer un sybarite social, en résistant
à l’apport de réalités objectives. Le patient
réticent pressent-il le piège que représente la
dépendance comme rapport entretenu entre
une action délibérée et son résultat ? Le fait de
vouloir — le désir d’obtenir — un certain ré-
sultat ne veut pas nécessairement dire que l’on
est disposé à accepter ou que l’on désire toutes
les conséquences qui l’accompagnent. S’agit-il
donc de l’éduquer, c’est-à-dire tels des parents
éduquant le jeune enfant, le conduire là où le
professionnel a décidé qu’il devait aller ou de
manière plus subtile, mais également plus res-
pectueuse de sa singularité, de l’accompagner
dans le cheminement parfois troublant et sou-
vent hésitant qui caractérise toute existence
humaine ? Être prisonnier d’une situation,
voilà ce qui rend malheureux. La justification
d’un recours à l’ETP devrait faire la part de la
supériorité concédée à la légitimité de la sub-
jectivité individuelle du soignant, prélevée sur
celle de la morale sociale, et la part accordée
à la justification des devoirs envers soi-même
dont le citoyen se voit consentir la garantie par
le partage des responsabilités collectives.
La chance d’une
plus grande humanité
L’ETP, qui s’offre comme une possibilité de
porter plus d’intérêt à la personne soignée et
qui apparaît comme un des moyens majeurs
d’une plus grande humanité au sein du système
de soins, ne se met pas pour autant à l’abri des
dérives et nourrit des critiques, en dépit ou en
raison de la surdétermination de sa fonction et
du statut social invulnérable qu’elle a su acqué-
rir. La dérive pourrait être celle d’une nouvelle
forme d’autoritarisme en raison de sa hantise
de l’objectivation des comportements. Cela
pourrait mener à favoriser le renforcement
du présupposé d’un désir latent du patient de
vouloir mourir en bonne santé, et faire du jour
de sa disparition le plus beau jour de sa vie. La
nature même de la vie est de produire de l’iné-
dit, même quand elle traîne un peu les pieds.
Toutefois, face à une échéance funeste, les
patients s’inscrivent souvent dans la durée de
leur existence en tentant de la prolonger. Ils
montrent que l’actualisation de leurs représen-
tations tient la corde de leur virage existentiel
en épingle à cheveu tenant compte davan-
tage du temps qui reste à vivre que du temps
que nous passons à vivre : surtout le jour où
le temps qui passe devient le temps qui reste.
Tout conspire donc à entretenir le paradoxe
d'un individualisme présupposé fermé sur
lui-même, tandis qu’il n'aspire à rien d'autre
qu’à se fondre dans la totalité indifférenciée,
matrice de la sérénité. Et quand les paradoxes
s’insinuent dans une idéologie, c’est comme
inviter le diable au confessionnal.
Un reformatage cognitif ?
L’entretien motivationnel s’offre à merveille
comme méprise sur les enjeux qu’il pré-
tend respecter. Cette approche s’inspire des
méthodes béhavioristes qui reposent sur les
présupposés suivants : la reformulation du
comportement souhaité et la perspective
d’une récompense en évoquant les satisfac-
tions liées à un projet désirable. Il s’agit d’une
stratégie qui se focalise sur le rôle de l’inter-
venant plus que sur celui du patient. De plus,
rappelons-le, il s’agit de modifier la pensée
qui limite le changement de comportement,
grâce à un questionnement qui vise une res-
tructuration cognitive, à savoir une mise en
perspective de la pensée qui pose problème. Et
si la réussite de la stratégie s’obtenait au prix
d’une anhédonie du patient, voué à la solitude
paranoïaque des corps totalement ordonnés,
pour la satisfaction d’une gestion scrupuleuse
de la situation ? Et comment juger acceptable
que le patient se retrouve dans la position de
celui qui, la clé de son appartement à la main,
se voit contraint d’actionner la sonnette pour
rentrer chez lui ? Le sujet humain est pris dans
les rets de ses contradictions : en tant que sujet
de la raison, il consentirait à se soumettre aux
normes présentées par ceux qui lui veulent du
bien, mais sujet vivant, il se renfrogne face aux
injonctions hygiénistes qui lui sont proposées,
souhaitant continuer un tant soit peu à jouir
de ses satisfactions coutumières. Rappelons au
passage que le terme “jouir” a signifié jusqu'à
la fin du XVIIe siècle : “accueillir chaleureuse-
ment quelqu’un”.
Le parti-pris de l’entretien motivationnel, qui
procède d’une construction assistée de per-
ception du monde, aux prises avec l’objecti-
vation des déterminants de la situation qu’il
vise à modifier, néglige pourtant de prendre
en compte la dimension évidente de la parti-
cipation de l’observateur à ses propres consta-
tations. “Le premier problème de la communi-
cation, c’est l’illusion qu’elle entretient” a écrit
George-Bernard Shaw. L’objectivité, procédé
couramment usité pour éviter la responsa-
bilité, est à l’authenticité ce que la statistique
est à la falsification. Statistiquement, tout
s’explique, cliniquement, tout se complique.
Mark Twain disait qu’il y avait trois sortes de
mensonges : le mensonge, le sacré mensonge
et les statistiques. La supposition n’est autre
que l’ennemi de l’exactitude. En trouvant les
situations de la façon dont nous les trouvons,
nous oublions tout ce que nous avons fait pour
les trouver ainsi. Toute observation fonctionne
comme la construction d’une fiction cohérente
qui ne peut l’emporter sur la réalité qu’au prix
du respect de l’illusion de réalisme qui est
notre quotidien. Comme pour le culte obses-
sionnel de la sincérité, la conception d’une
réalité objective, existant hors du regard de
son observateur, est insoutenable et l’on peut
seulement parler d’interprétations de la réa-
lité, d’images du monde, de façons “d’être au
monde”. Cette manière de voir, en se refusant
à embrasser inconditionnellement une unique
définition de la réalité construite, peut s’intro-
duire, si l’on peut dire, par la porte de derrière
dans le champ complexe de la formation du
réel.
L’ETP participe de ces théories qui ont be-
soin d’elles-mêmes pour venir à l’existence.
On n’y trouve en pratique que des logiques
de déterminisme réductionniste, comme la
psychanalyse ou le comportementalisme, qui
appliquent une logique traditionnelle de ca-
ractère rationaliste aristotélicien, fondée sur
des concepts d’“objectivité scientifique” et de
“cohérence” ainsi que sur le “principe de non-
contradiction”. Elles appliquent avec rigidité
une logique hypothético-déductive qui fonde
ses hypothèses et des processus déductifs sur
la théorie déterministe posée a priori. Ces
logiques s’aventurent dans la construction de
théories apparemment rigoureuses et arti-
culées, mais dépourvues de mécanisme de
démonstration, qui compliquent à tel point
l’étude de leur domaine qu’elles finissent par
s’égarer à l'intérieur de cette complexité, fra-
gilisant ainsi la capacité de projeter des stra-
tégies d’intervention pragmatique effectives.
On verra ainsi se construire un système auto-
référentiel, où la pratique clinique est guidée
par une logique rigidement déterminée par le
système théorique qu’elle-même devra prouver.
Circularité causale où des vérités non prou-
vées se vérifient réciproquement, superstition
de l’explication “causative” soutenue par le dé-
sir de sustenter les superstitions acquises. “Le
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