L’éducation thérapeutique : une rhétorique de la bienveillance*

Le Courrier des addictions (14) – n ° 1 – Janvier-février-mars 2012 22
* Communication présentée au 1er colloque national
Croix-Rouge française sur l’éducation thérapeutique du
patient, “Vivre avec la maladie”, 6 mai 2011, Paris.
** Psychologue clinicien, CSAPA Espace Murger, service
de psychiatrie adulte du Pr Jean-Pierre Lépine, hôpital
Fernand-Widal, Paris.
Léducation thérapeutique :
une rhétorique
de la bienveillance*
Patrice Nominé**
L’éducation thérapeutique est une séduisante conception au service d’une noble
intentionnalité. L’étymologie d’“éducation” vient du latin “ex ducere” (“tirer hors
de”, “conduire au-dehors” ou “faire surgir l’épanouissement”). On voit aisément
comment l’éducation des enfants consiste à leur transmettre les savoir-faire de
l’existence jusqu’au moment où la maîtrise de ces derniers leur permettra d’établir
avec leurs aînés des rapports égalitaires d’adultes et de se priver de leur protection,
de leur autorité. Mais ducere” signifie également “conduire”, “guider”, “comman-
der”, ce qui rend l’éducation suspecte d’impératifs. Pour notre propos, le patient sait
donc à quoi s’en tenir quant au statut qui lui est dévolu. Nous y reviendrons. Ce qui
est thérapeutique concerne la partie de la médecine qui étudie et applique le trai-
tement des maladies dans le but de soigner et de viser le rétablissement. Le succès
du terme “care”, “prendre soin, tombe particulièrement bien, car on peut considé-
rer que prendre soin de sa santé permet d’éviter toute complication ou nécessité de
guérison d’une maladie qui aurait pu survenir si cette préoccupation nous avait été
étrangère et qui n’est heureusement pas apparue parce qu’on ne l’a pas laissé faire,
en prenant soin d’éviter tout risque de lui fournir la moindre opportunité d’exercer
sa malveillance. Et le souci de permettre au médecin d’exercer son art lorsqu’elle
s’est installée tombe sous le bon sens, car on ne peut alors plus guère compter sur
l’efficacité de la mise en œuvre du sage précepte qui veut qu’une pomme chaque
matin éloigne le médecin. Surtout si on vise bien !
montée au créneau
dePUIS VINGT ANS
Évoquons au passage que le soin désignait dans
l’Antiquité les dispositions prises à l’égard du
corps du héros mort au combat, pour qu’il
entre dans la légende des hommes, et, selon
Homère, Achille en fut l’un des plus remar-
quables bénéficiaires. Si l’on s’attache à consi-
dérer cette acception héroïque du terme, elle
serait davantage dévolue de nos jours aux ma-
lades non dépourvus de magnanimité à leur
propre endroit, qui auront su tirer des béné-
fices d’avoir mené une lutte suffisante contre
la maladie qui les affecte, grâce, par exemple,
à la bonne observance des dispositifs de l’édu-
cation thérapeutique, et d’avoir courageuse-
ment affronté la bienveillance dont le souffle
anime ces derniers, avant de subir l’infortune
de succomber.
Léducation thérapeutique s’est progressive-
ment développée depuis une vingtaine d’an-
nées. D’intuitive et empirique, elle connaît
actuellement une réelle structuration qui
se veut garante d’efficacité. Des référentiels
théoriques y sont associés. Ils s’inspirent
essentiellement de modèles psychopédago-
giques, censés favoriser le développement
des savoirs et des apprentissages de gestion
du traitement, confectionnés en protocoles,
au détriment d’une approche clinique fondée
sur la reconnaissance de la complexité de la
situation.
Ils considèrent la relation entre patient et
soignant de la façon suivante : le profession-
nel de la santé assiste le sujet malade dans
le processus thérapeutique. Nous pouvons
ainsi retenir que l’éducation thérapeutique
constitue un ensemble de moyens qui peut
se définir comme suit : tenter daider la per-
sonne à se créer un mode de vie porteur de
sens pour elle et compatible avec sa situa-
tion, et ce, quelle que soit son affection. Cela
présuppose que le patient en soit au moins
partiellement dépourvu, et justifie que l’édu-
cation thérapeutique consiste à le former à sa
propre maladie, ce dont il nest pas forcément
demandeur.
Léducation des patients s’assortit d’une lo-
gique prescriptive. Certains modèles ne préco-
nisent-ils pas de l’amorcer par un diagnostic
éducatif puis d’établir avec eux un contrat
d’éducation, en tant qu’instrument de fidéli-
sation ?
tentation du retour
À l’hygiénisme social
Les soins de santé sont bien légitimes à celui
qui est malade, même à celui qui s’est impru-
demment aventuré à gambader ingénument
dans les folles prairies de l’insouciance, au
mépris de la prophylaxie, temple divin de la
conservation du corps splendide que la nature
lui a donné ! Même s’il s’est impliqué lour-
dement dans la fragilisation de sa santé, par
des comportements excessifs et fâcheux, des
habitudes répréhensibles, par complaisance
avec lui-même, au lieu de se dresser contre
ses inclinations coupables, la déontologie du
soignant ne saurait l’autoriser à lui reprocher
d’avoir ourdi sournoisement un tel complot
contre lui-même, ni davoir conspiré contre
le système de soins... On ne saurait ressusci-
ter ainsi l’hygiénisme moral dont la doctrine
exaltait la lutte contre le “relâchement des
mœurs comme le meilleur moyen de garantir
la santé. C’est ce courant qui, au XIXe siècle, a
déclaré la guerre à la syphilis ou à l’alcoolisme,
priorité nationale, intention de maîtrise qui a
conduit à la théorie de l’hérédité du dissem-
blable dans la dégénérescence humaine du Dr
Bénédict-Augustin Morel, établissant avec
aplomb en 1857 la filiation de l’éthylisme, du
morphinisme et de la syphilis dans des rap-
ports directs de causalité dans nimporte quel
ordre, dans son “Traité des dégénérescences
physiques, intellectuelles et morales de lespèce
humaine et des causes qui produisent ces varié-
tés maladives. Cest également l’hygiénisme
qui déclare que les obèses sont gourmands et
paresseux, les fumeurs sans volonté, ou que les
intermittents de bistrot manquent de retenue.
Il semble persister dans le consternant retour à
l’ordre moral auquel nous assistons.
Tout ce qui fait du bien par où ça passe” fait du
mal où ça va, sagesse populaire qui pose tout
entière la question existentielle de la valeur de
sa propre vie et de son intelligibilité, et du prix
auquel on se tient prêt à la sacrifier pour des
bénéfices trop souvent immédiatement impé-
ratifs pour s’inscrire dans le “business plan” de
l’existence. La mort est désormais un scandale
moral et la maladie une injustice sociale, dont le
Addict mars2012ok.indd 22 23/02/12 10:19
Le Courrier des addictions (14) – n ° 1 – Janvier-février-mars 2012
23
citoyen, dans sa singularité, devrait être prému-
ni par le groupe social et se tenir hors d’atteinte,
sans pour autant pouvoir hypothéquer tous ses
petits vices subreptices. Cest ainsi que éo-
phile Gautier déplorait “la vulnérabilité de
lenveloppe humaine, qui a si peu de forces pour
le plaisir et qui en a tant pour la douleur”. Cette
disposition met en lumière la légitimité de vou-
loir tenter déloigner, même par des arguties, la
menace inéluctable de notre disparition pro-
chaine ou lointaine, en éclipsant l’exigence des
devoirs de se préoccuper de l’avenir immédiat.
La maladie dont on se serait rendu coupable
devient ainsi une faute civique – une incivilité
à tout le moins –, et l’on aurait bien raison de
faire les gros yeux aux garnements du bien-être.
Quant aux innocentes victimes de la méchan-
ceté foncière de la nature, elles ne sauraient se
soustraire aux bénéfices que le programme de
soins peut leur apporter et bien au contraire
en revendiquer les bienfaits. Mais certains
rechignent à se lover dans le mol édredon des
consignes, à s’abandonner en confiance aux
suaves directives des professionnels, convain-
cus qu’ils sont de connaître mieux que tout
le monde, même s’ils le déplorent, un pan de
leurs dérèglements sanitaires dont le reste leur
est par ailleurs inaccessible, en toute subjecti-
vité. Ce qui explique que des hommes et des
femmes se cramponnent à l’effort de conserver
un sens à leur vie, surtout quand la maladie
chronique au pronostic pessimiste dissipe le
brouillard et fait apparaître dans le lointain le
butoir de l’existence jusqu’ici dissimulé.
L’aspiration à persister à assumer une volonté
donne forme aux désirs, aux émotions et à
l’imagination. Elle peut expliquer les réticences
à se soumettre à une image de soi dévalorisée
et obscurcie de passivité.
Prendre au sérieux
le sujet désirant
Une intention aussi louable que l’éducation
thérapeutique du patient et les pratiques qui
en procèdent requiert de prendre le sujet dési-
rant au sérieux”, comme aiment bien le ron-
ronner les psychologues, ce qui confronte les
professionnels à la réflexion sur leurs propres
limites et à l’éventualité de l’acceptation d’un
désir du sujet qui semble souvent bien éloi-
gné de ce que les professionnels auraient aimé
réaliser. Combien de fois a-t-on l’occasion de
déplorer que les patients ne présentent pas
les dispositions idéales propices à l’épanouis-
sement complet et harmonieux de la qualité
des soins qu’ils paraissent nécessiter, et dont
les fines subtilités, ciselées, ne peuvent mal-
heureusement se déployer avec la grâce que
leurs potentialités méritent ? Y aurait-il une
vérité de la maladie, de caractère ontologique,
battant en brèche la structure de l’identité ?
La nature de l’instruction dispensée aux ma-
lades nest pas de leur initiative. Les soins de
santé sont concomitants des usages et tiennent
compte des thématiques d’éthique — éthique
de conviction ou éthique de responsabilité —
et de bioéthique, telles que la vie privée. Cest
de la clairvoyance et de la précision de l’inten-
tion des soignants que naît une pratique por-
teuse de sens et respectueuse de la personne.
Cest la bienveillance qui accompagne et jus-
tifie cette posture, dont Diogène de Sinope
disait que c’était ce qui vieillissait le plus rapi-
dement chez les êtres humains, cette attention
portée à la pondération de la relation interin-
dividuelle qui participe à caractériser la subtile
spécificité de nos estimables professions. Au
prix de l’opérativité, l’éducation thérapeutique
du patient consisterait seulement à modifier
les représentations qu’il se fait de sa propre
maladie. Y a-t-il une légitimité à le déposséder
d’une forme de subjectivité inacceptable au
regard de l’attitude que l’on souhaite lui voir
adopter ? Et justifier par là de tenter de l’enfer-
mer dans un ensemble de compréhension dans
le but de maîtriser la situation thérapeutique ?
Le choix d’un problème nest pas un problème
et reste irréductiblement un choix.
Rendre le patient compliant
L'éducation thérapeutique vise à s’assurer
auprès du malade de son adhésion étroite
aux diverses modalités du traitement et de la
surveillance : prise de médicaments – n’ou-
blions jamais que les meilleurs sont ceux qui
font plaisir au docteur –, suivie de régime et
acceptation souriante de la soumission aux
examens prescrits avec davantage de fermeté
que d’alacrité, etc. Cette vision des choses a de
l’ancienneté, puisque déjà développée par Pla-
ton qui considérait la médecine comme un art
de commander pour rétablir la santé, la com-
parait à l’art royal. La médecine s’est accordée
progressivement depuis la fin du XIXe siècle la
faculté de s’approprier à peu près tout, en éten-
dant, par ses succès grandissants, la clinique
médicale à la morale sociale. Les médecins
sont parvenus, au cours du XIXe siècle – as-
sez largement grâce au prospère et stupéfiant
concours des morphiniques – à faire dispa-
raître l’image désastreuse du praticien tenant
dans la chambre du patients des discours logo-
machiques sur l’affection qui les occupe, dans
l’attente que la nature produise une heureuse
évolution… ou que les remèdes l’aient achevé.
La médecine est devenue aujourd’hui techno-
logique, une véritable entreprise de soins, et le
patient, un usager, puis un client.
La notion de contrainte dans le soin est consi-
dérée comme envisageable. Or, la contrainte
est bel et bien l’éloquence du pouvoir, tout
comme l’incompréhensible est le pendant
du pouvoir normatif. La médecine est défi-
nie comme un pouvoir de changement pour
aboutir à la santé identifiée comme un idéal à
atteindre et la sollicitation du présent prend la
forme d'une conviction première à démontrer
à tout prix. La promotion de l’inclination à s’y
résoudre conduit le plus souvent à la résigna-
tion du patient, par la soumission, ce qui nest
guère flatteur, ou le discernement, qui semble
davantage acceptable. Lacceptation, au sens
étymologique, accipere, c’est-à-dire recevoir,
accueillir, admettre, qui ne prône pas la rési-
gnation passive, semblerait mieux venue. La
participation que l’on parvient à obtenir d’un
patient fragilisé ne peut-elle pas être issue de
son sentiment de vulnérabilité et plutôt que
“faire le malin, le conduire à l’attitude circons-
pecte et docile qui s’inspire de ce vieux pro-
verbe : “Le clou qui dépasse attire le marteau” ?
Léducation thérapeutique du patient (ETP)
exige que ce dernier accorde crédit à la légi-
timité de ce qui lui est fermement proposé. Le
bon patient est celui qui accepte sereinement
les soins, finit par se soumettre aux prescrip-
tions du médecin, accepte les recommanda-
tions, bref qui marche dans la combine sans
faire d’histoires, bientôt sous la menace de
l’instauration progressive d’un lien contractuel
entre cette attitude disciplinée et le niveau des
remboursements. Cest parce que l’on ne dit
pas toujours la vérité que l’on demande de faire
confiance. Les patients qui accordent au méde-
cin leur pleine confiance croient par là avoir un
droit sur la sienne. Cest une erreur de raison-
nement de leur part : un don ne saurait donner
un droit. Il semble que, malgré les précautions
prises, un projet comme l’ETP ne se soit pas
affranchi suffisamment du souci d’efficacité in-
hérent à ses entreprises. Il semble aussi qu’une
dagogie par les objectifs ait poussé la psycho-
dagogie à prendre le pas sur la clinique, en
privilégiant des stratégies plus proches des
instruments de la thérapie cognitivo-compor-
tementale et de ses techniques obsédées par
l’action, que d’approches plus respectueuses
aux yeux des cliniciens de l’idée que se fait le
patient de sa maladie. La didactique mise sur
la stratégie des conflits cognitifs.
Entre Pygmalion
et Procuste
Une attitude constructiviste, considérant que
la réalité nest pas seulement une combina-
toire de représentations, mais une véritable
construction représentative, soutient une
approche clinique permettant une rencontre
en relation qui ouvre l’espace d’une co-créa-
tion singulière, prémisse d’une alliance thé-
rapeutique en accord avec les contingences
naturelles des perspectives de vie. Elle peut
conjurer la tentation extravagante de Pygma-
lion pour déboucher sur la prévisible désillu-
sion de Procuste, dont le succès du modèle de
l’ETP autorise le soupçon. Dans la mythologie
grecque, Procuste était un brigand de l’Attique
Addict mars2012ok.indd 23 23/02/12 10:19
Le Courrier des addictions (14) – n ° 1 – Janvier-février-mars 2012 24
qui offrait l’hospitalité aux voyageurs qu’il vou-
lait capturer pour les torturer de la manière
suivante : attachés sur un lit, où ils doivent te-
nir exactement, s’ils sont trop grands, il coupe
les membres qui dépassent. S’ils sont trop
petits, il les étire jusqu’à ce qu’ils atteignent la
taille requise. Cela désigne de nos jours toute
tentative de réduire les hommes à un seul
modèle, une unique façon de penser ou d’agir.
Notre époque gère obstinément ce janséniste
héritage en privilégiant le raisonnable.
L’ETP, préoccupée de sécurisation des soins,
participe de l’opiniâtre appétit de sécurité de
notre société, qui infantilise les citoyens en
s’attachant à les protéger contre eux-mêmes et
les culpabilise dans le même temps de devoir
nécessiter une telle attitude protectrice, en pas-
sant outre lorsqu’ils rechignent. Aucun patient
de bon sens, bouleversé par ses problèmes de
santé, ne devrait chercher à se réfugier dans le
déni de sa situation, aidé en cela par la propo-
sition des soins et des préoccupations coor-
données que l’on offre à sa supposée convoi-
tise, et qui par là en atteste. On s’opposerait
vigoureusement à ce que le patient réclame
en guise de traitement un piton, une corde et
un tabouret. Et pourtant, il en est qui choisit
de demeurer un sybarite social, en résistant
à l’apport de réalités objectives. Le patient
réticent pressent-il le piège que représente la
dépendance comme rapport entretenu entre
une action délibérée et son résultat ? Le fait de
vouloir — le désir d’obtenir — un certain ré-
sultat ne veut pas nécessairement dire que l’on
est disposé à accepter ou que l’on désire toutes
les conséquences qui l’accompagnent. S’agit-il
donc de l’éduquer, c’est-à-dire tels des parents
éduquant le jeune enfant, le conduire là où le
professionnel a décidé qu’il devait aller ou de
manière plus subtile, mais également plus res-
pectueuse de sa singularité, de l’accompagner
dans le cheminement parfois troublant et sou-
vent hésitant qui caractérise toute existence
humaine ? Être prisonnier d’une situation,
voilà ce qui rend malheureux. La justification
d’un recours à l’ETP devrait faire la part de la
supériorité concédée à la légitimité de la sub-
jectivité individuelle du soignant, prélevée sur
celle de la morale sociale, et la part accordée
à la justification des devoirs envers soi-même
dont le citoyen se voit consentir la garantie par
le partage des responsabilités collectives.
La chance d’une
plus grande humanité
L’ETP, qui s’offre comme une possibilité de
porter plus d’intérêt à la personne soignée et
qui apparaît comme un des moyens majeurs
d’une plus grande humanité au sein du système
de soins, ne se met pas pour autant à l’abri des
dérives et nourrit des critiques, en dépit ou en
raison de la surdétermination de sa fonction et
du statut social invulnérable qu’elle a su acqué-
rir. La dérive pourrait être celle d’une nouvelle
forme d’autoritarisme en raison de sa hantise
de l’objectivation des comportements. Cela
pourrait mener à favoriser le renforcement
du présupposé d’un désir latent du patient de
vouloir mourir en bonne santé, et faire du jour
de sa disparition le plus beau jour de sa vie. La
nature même de la vie est de produire de l’iné-
dit, même quand elle traîne un peu les pieds.
Toutefois, face à une échéance funeste, les
patients s’inscrivent souvent dans la durée de
leur existence en tentant de la prolonger. Ils
montrent que lactualisation de leurs représen-
tations tient la corde de leur virage existentiel
en épingle à cheveu tenant compte davan-
tage du temps qui reste à vivre que du temps
que nous passons à vivre : surtout le jour où
le temps qui passe devient le temps qui reste.
Tout conspire donc à entretenir le paradoxe
d'un individualisme présupposé fermé sur
lui-même, tandis qu’il n'aspire à rien d'autre
qu’à se fondre dans la totalité indifférenciée,
matrice de la sérénité. Et quand les paradoxes
s’insinuent dans une idéologie, cest comme
inviter le diable au confessionnal.
Un reformatage cognitif ?
Lentretien motivationnel s’offre à merveille
comme méprise sur les enjeux qu’il pré-
tend respecter. Cette approche s’inspire des
méthodes béhavioristes qui reposent sur les
présupposés suivants : la reformulation du
comportement souhaité et la perspective
d’une récompense en évoquant les satisfac-
tions liées à un projet désirable. Il s’agit d’une
stratégie qui se focalise sur le rôle de l’inter-
venant plus que sur celui du patient. De plus,
rappelons-le, il s’agit de modifier la pensée
qui limite le changement de comportement,
grâce à un questionnement qui vise une res-
tructuration cognitive, à savoir une mise en
perspective de la pensée qui pose problème. Et
si la réussite de la stratégie s’obtenait au prix
d’une anhédonie du patient, voué à la solitude
paranoïaque des corps totalement ordonnés,
pour la satisfaction d’une gestion scrupuleuse
de la situation ? Et comment juger acceptable
que le patient se retrouve dans la position de
celui qui, la clé de son appartement à la main,
se voit contraint d’actionner la sonnette pour
rentrer chez lui ? Le sujet humain est pris dans
les rets de ses contradictions : en tant que sujet
de la raison, il consentirait à se soumettre aux
normes présentées par ceux qui lui veulent du
bien, mais sujet vivant, il se renfrogne face aux
injonctions hygiénistes qui lui sont proposées,
souhaitant continuer un tant soit peu à jouir
de ses satisfactions coutumières. Rappelons au
passage que le terme jouir a signifié jusqu'à
la fin du XVIIe siècle : accueillir chaleureuse-
ment quelqu’un.
Le parti-pris de l’entretien motivationnel, qui
procède d’une construction assistée de per-
ception du monde, aux prises avec l’objecti-
vation des déterminants de la situation qu’il
vise à modifier, néglige pourtant de prendre
en compte la dimension évidente de la parti-
cipation de l’observateur à ses propres consta-
tations. “Le premier problème de la communi-
cation, c’est l’illusion quelle entretient” a écrit
George-Bernard Shaw. Lobjectivité, procédé
couramment usité pour éviter la responsa-
bilité, est à l’authenticité ce que la statistique
est à la falsification. Statistiquement, tout
s’explique, cliniquement, tout se complique.
Mark Twain disait qu’il y avait trois sortes de
mensonges : le mensonge, le sacré mensonge
et les statistiques. La supposition nest autre
que l’ennemi de l’exactitude. En trouvant les
situations de la façon dont nous les trouvons,
nous oublions tout ce que nous avons fait pour
les trouver ainsi. Toute observation fonctionne
comme la construction d’une fiction cohérente
qui ne peut l’emporter sur la réalité qu’au prix
du respect de l’illusion de réalisme qui est
notre quotidien. Comme pour le culte obses-
sionnel de la sincérité, la conception d’une
réalité objective, existant hors du regard de
son observateur, est insoutenable et l’on peut
seulement parler d’interprétations de la réa-
lité, d’images du monde, de façons dêtre au
monde. Cette manière de voir, en se refusant
à embrasser inconditionnellement une unique
définition de la réalité construite, peut s’intro-
duire, si l’on peut dire, par la porte de derrière
dans le champ complexe de la formation du
réel.
L’ETP participe de ces théories qui ont be-
soin d’elles-mêmes pour venir à l’existence.
On n’y trouve en pratique que des logiques
de déterminisme réductionniste, comme la
psychanalyse ou le comportementalisme, qui
appliquent une logique traditionnelle de ca-
ractère rationaliste aristotélicien, fondée sur
des concepts d’objectivité scientifique et de
cohérence ainsi que sur le principe de non-
contradiction. Elles appliquent avec rigidité
une logique hypothético-déductive qui fonde
ses hypothèses et des processus déductifs sur
la théorie déterministe posée a priori. Ces
logiques s’aventurent dans la construction de
théories apparemment rigoureuses et arti-
culées, mais dépourvues de mécanisme de
démonstration, qui compliquent à tel point
l’étude de leur domaine qu’elles finissent par
s’égarer à l'intérieur de cette complexité, fra-
gilisant ainsi la capacité de projeter des stra-
tégies d’intervention pragmatique effectives.
On verra ainsi se construire un système auto-
référentiel, où la pratique clinique est guidée
par une logique rigidement déterminée par le
système théorique qu’elle-même devra prouver.
Circularité causale où des vérités non prou-
vées se vérifient réciproquement, superstition
de l’explication “causative” soutenue par le dé-
sir de sustenter les superstitions acquises. “Le
Addict mars2012ok.indd 24 23/02/12 10:19
Le Courrier des addictions (14) – n ° 1 – Janvier-février-mars 2012
25
plus grand dérèglement de lesprit est de croire
que les choses sont parce que lon veut quelles
soient” écrivit Bossuet, pourtant théologien.
Enfin, ne perdons pas de vue qu’une théorie
reste valable tant que le financement de la re-
cherche est assuré.
Cest ainsi que la théorie de l’engagement est
mise au service de l’ETP, qui consiste à ame-
ner autrui à faire librement ce qu’il doit faire.
Cette attitude, que l’idéologie libérale a su
si bien légitimer, s’offre à la critique de ses
méthodes dominées par l’empirisme logique,
taxées de vouloir “tricoter au patient un ave-
nir thérapeutique organisé par les maquignons
du dressage cognitif, fascinés par la rationa-
lité simple et tranquille du prêt-à-penser com-
portemental. Comme si ce qui est rationnel
était toujours raisonnable. Un programme
d’ajustement comportemental se soutient de
la création d’un contexte de liberté. Or rien
nest plus facile que de le créer. Il suffit d’as-
sortir la requête faite au patient de quelques
judicieuses formules affirmant qu’il est libre de
faire ou de ne pas faire ce qu’on attend de lui.
Les personnes soumises à une obligation sont
conduites à faire ce qu’elles nont nulle envie de
faire, et à un interdit, à ne pas faire ce qu’elles
ont envie de faire. Le processus de rationali-
sation débouchera sur un ajustement a poste-
riori des actes décisionnels recherchés. Mais
on a appris que ce résultat ne peut être obtenu
que si l’on accorde au patient la possibilité de
tricher, à laquelle il ne cédera pas forcément, se
contentant de la faculté d’y succomber.
La force du modèle
La santé, comme état de bien-être physique
et mental, qui a regrettablement succédé au
bien-être comme processus de satisfaction du
corps ou de l’esprit, qui procure un sentiment
agréable, s’est hélas affranchie d’une compo-
sante essentielle : le plaisir. Dans le modèle
identitaire contemporain où le devoir de se
parfaire est complètement individualisé, les
images de dégradation de soi véhiculées par
le spectre de la dépendance constituent la
démonstration même de l’échec identitaire
pour les patients, dont la principale activité
journalière, est l’attente anxieuse, jamais dé-
çue, de la souffrance du lendemain. Certaines
vies s’écoulent comme une eau vive. D’autres
fuient comme de vulgaires robinets. Toutes
sont héritières de leurs propres choix, et des
conséquences de ces derniers, dont il convient
certainement de ne point encourager à se cou-
per, car nul ne peut se prévaloir de ses propres
errances affolées ou hideuses turpitudes pour
s’effacer devant l’adversité et vouloir demeurer
un célibataire social par refus de la petitesse
conjugale de l’adhésion aux valeurs du temps.
Quel dommage qu’il ne suffise pas d’aimer
être content pour être content ! Et il ne s’agit
pas seulement de s’assurer de la compliance
du patient, mais aussi de celle de l’entourage,
dont l’influence peut se manifester de façon
paradoxale et perturber l’intervention comme
elle la facilite ordinairement. Pour l’anecdote,
il arrive parfois que cette alliance outrepasse
les espérances des soignants, et les décon-
certe de façon inattendue, en témoignant
d’une bienveillance fort mal venue. À propos
des affections récidivantes, un médecin de
province aujourd’hui à la retraite rapporte
qu’à la fin des années 1960, il avait entrepris
de traiter une jeune patiente souffrant d’une
infection microbienne répondant bien aux
antibiotiques, mais qui présentait un caractère
récidivant intrigant et problématique. Ayant
soigné l’affection avec succès à 3 ou 4 reprises,
il constatait que celle-ci reprenait force et vi-
gueur de façon inexplicable. Cest à l’occasion
d’un concours de circonstances et d’une petite
enquête qu’il découvrit que sa famille, bien-
veillante et très pieuse, administrait régulière-
ment à cette dernière une bonne lampée d’eau
bénite rapportée de Lourdes pour parachever
sa guérison. La fiole contenait hélas une eau,
certes lustrale, mais également assaisonnée de
staphylocoques impies. Son administration se
trouvait à l’origine de l’affection, infligée initia-
lement pour apaiser les turbulences sensuelles
auxquelles cette drôlesse était en proie, et mo-
raliser sa conduite…
Léducation thérapeutique doit aussi s’effor-
cer de faire de la place à l’expérience du
patient, qui tient une école où si les leçons
coûtent cher, c’est la seule où même les insen-
sés puissent s’instruire. Le mal-portant doit
prendre connaissance du regard médical por
sur sa maladie, contrôler les informations re-
çues grâce à Internet, et vérifier si le médecin
est au fait des recommandations nationales ou
internationales au sujet de l’affection qui les
occupent. Cela ne devra pas le dissuader de se
méfier judicieusement des experts qui rédigent
ces dernières, dont on connaît les facéties, sans
craindre d’importuner le praticien, puisque ce
sera de toute façon le cas. Il doit s'assurer que
son interlocuteur et lui-même s’accordent sur
une identique façon de s’exprimer, tant il est
remarquable de constater que le langage ne
semble avoir été inventé que pour créer des
malentendus, et servir à les dissiper, au pro-
fit de nouveaux malentendus. Il doit inciter
le professionnel, par des questions simples et
bienveillantes, à reformuler ce qu’il comprend
de la situation et à exprimer son ressenti, qu’il
se sente écouté, informé et respecté. Tout en
préservant la liberté de pensée du médecin et
en veillant à le faire participer à la décision, le
patient doit mettre une grande conviction à le
convaincre qu’il est la personne concernée en
premier lieu par le choix du traitement, avec
la capacité de réfléchir et de prendre les déci-
sions qui le concernent à partir des informa-
tions qu’il partage avec lui. En adoptant une
empathie de bon aloi à leur égard, le patient
ne devra pas ménager ses encouragements à
chacun des membres de l’équipe tout entière
tendue vers son bien, afin de supporter – dans
les deux sens du terme – leurs efforts.
Fragiles les professionnels
de la santé…
Le patient devra également prêter attention
aux signes de conduites addictives ou aux
troubles obsessionnels compulsifs du profes-
sionnel de santé. Un signe d’appel à connaître
est la rédaction effrénée d’ordonnances, par-
fois sans rapport avec les attentes d’écoute et
de compréhension que le patient tente d’expri-
mer. Le patient doit savoir que la prévalence
du suicide, de la dépression, de l’alcoolisme et
de la toxicomanie est bien supérieure chez les
professionnels de la santé à celle de la popula-
tion générale. Il s’efforcera donc de faciliter la
vie des soignants par de petites attentions ou
remarques gratifiantes afin de ne pas alimenter
les fameux dysfonctionnements dont les pro-
tocoles de soins sont friands. Enfin, les interlo-
cuteurs étant persuadés que l’on est déçu uni-
quement par les illusions que l’on perd, pour
gagner le privilège d’une synergie additive de
bon aloi, doivent parvenir à se convaincre que
leur liberté de manœuvre consiste à faire tout
ce que permet la longueur de la chaîne qui
les assujettit. Et la principale recommanda-
tion exigée de tous les acteurs de ces procé-
dés interactifs, tant pour le patient que pour
les soignants, semble devoir se fonder sur une
robuste et saine méfiance mutuelle. La réci-
procité est la clé de tous les rapports humains.
Pour finir, rendons un fervent et “rhétorique-
ment” bienveillant hommage aux affections
chroniques ou récidivantes : l’ETP leur doit
tout.
v
www.edimark.fr
Services Internet
Addict mars2012ok.indd 25 23/02/12 10:19
1 / 4 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans l'interface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer l'interface utilisateur de StudyLib ? N'hésitez pas à envoyer vos suggestions. C'est très important pour nous!