ÉDITORIAL Que faire des résultats de l’étude randomisée sur l’intérêt de la prophylaxie pré-exposition pour la prévention de l’infection VIH ? What to do with the results of the randomized controlled trial on preexposure chemoprophylaxis for HIV prevention? P. Tattevin* L a publication des résultats de l’étude iPrEx (Preexposure Prophylaxis Initiative) dans le dernier numéro de l’année 2010 du New England Journal of Medicine aura sans doute été l’événement bibliographique le plus commenté de l’année (1). Il ne s’agit pourtant pas de données qui vont radicalement modifier les pratiques, car la plupart des observateurs s’accordent à dire qu’il ne s’agit que d’une étude de type “proof of concept”, suggérant une certaine efficacité d’une stratégie jamais évaluée lors d’une étude randomisée jusqu’ici. Pourtant, cet article ne laisse pas indifférent. Pour ceux qui n’auraient pas eu le temps, ou l’envie, de le lire, Jean-Luc Meynard en propose un résumé bien ficelé, dans la rubrique “Revue de presse” de ce numéro de La Lettre de l’Infectiologue. Il est toujours intéressant d’essayer de comprendre, avec un peu de recul, ce qui a pu susciter des débats aussi tranchés. Tout d’abord, il faut reconnaître que cette piste thérapeutique va à contre-courant du mouvement actuel dans le domaine plus large des chimioprophylaxies anti-infectieuses : on a ainsi assisté à une réduction drastique des indications d’antibioprophylaxie de l’endocardite infectieuse (voire à une suppression pure et simple, comme au Royaume-Uni), tandis que l’accent était mis sur la réduction de la durée des antibioprophylaxies en chirurgie et que les indications de chimioprophylaxie antipalustre en Asie se réduisaient progressivement. Les motivations de ces restrictions d’indication ont été en partie écologiques (limiter les facteurs d’émergence de résistances) et se sont appuyées sur une évaluation plus raisonnée du rapport bénéfice/risque de ces stratégies. Les mêmes préoccupations s’appliquent, bien sûr, à la prophylaxie pré-exposition pour la prévention du VIH, ce que l’étude iPrEx a bien intégré en présentant des données détaillées sur la tolérance du traitement antirétroviral évalué * Rédacteur en chef de La Lettre de l’Infectiologue, service des maladies infectieuses et de réanimation médicale, hôpital Pontchaillou, CHU de Rennes. 4 | La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXVI - n° 1 - janvier-février 2011 dans cette étude (l’association ténofovir-emtricitabine) et en se donnant les moyens d’évaluer le risque de sélection de résistances dans la population qui a séroconverti en cours d’étude. Le deuxième point d’achoppement repose sur le fait que la stratégie évaluée cumule les handicaps par rapport à la mesure de prévention “de référence” pour la population cible de cette étude (hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes) : l’usage constant et approprié du préservatif pour les rapports à risque. En comparaison des préservatifs, la chimioprophylaxie semble plus exigeante (traitement quotidien) et moins bien tolérée (troubles digestifs) pour les patients. Pour la communauté médicale, elle présente le triple inconvénient du risque de sélection de résistances (confirmé dans l’étude iPrEx), d’une absence de protection vis-à-vis des autres infections sexuellement transmissibles, et des inconnues qui persistent toujours sur la tolérance à long terme des molécules évaluées. Certes, les données sont plutôt rassurantes chez les patients infectés par le VIH, mais le recul reste limité tandis que les durées de traitement pourraient en théorie être au moins aussi longues en prophylaxie pré-exposition (tant que dure le risque…). Par ailleurs, la balance des bénéfices et des risques ne sera pas la même chez une personne non infectée. Enfin, visà-vis de la population générale à qui il est demandé une participation de plus en plus importante aux dépenses de santé en France, le remboursement de ce traitement préexposition pourrait être mal vécu. Or, compte tenu du prix de la combinaison évaluée dans iPrEx et de la corrélation étroite entre l’adhésion à un traitement antirétroviral et son prix d’acquisition pour le patient, on imagine mal que cette stratégie de prophylaxie pré-exposition puisse être proposée sans remboursement intégral, ou presque. Beaucoup de freins, donc, à la mise en application directe de cette prophylaxie pré-exposition au sein de l’arsenal des armes de prévention du VIH en 2011. On aurait tort, pourtant, de condamner en bloc cette voie thérapeutique. Ce ÉDITORIAL serait faire preuve du même dogmatisme que celui qu’on retrouve chez les groupes “anti-capotes”, qui avançaient comme argument que l’abstinence est moins chère, moins risquée et plus efficace que les préservatifs. Il faut regarder en face la situation d’échec global des mesures de prévention actuellement proposées. Alors que la prise en charge des patients infectés par le VIH s’est améliorée de manière spectaculaire, avec l’extension de l’accès aux trithérapies dans les pays en développement et les excellents résultats obtenus dans les pays dits développés avec des traitements simplifiés et mieux tolérés, le nombre de personnes qui se contamine chaque année est un échec flagrant. Si cette situation d’échec se prolonge, elle sera de plus en plus difficile à gérer, avec l’augmentation du nombre de patients à traiter, l’absence de perspective de traitement curatif à moyen terme et toutes les difficultés financières prévisibles dans ce contexte. Pourtant, de toute évidence, ce qu’on propose comme prévention en 2011 ne permet pas de protéger toutes les populations. La prophylaxie préexposition pourrait être une solution, par exemple, pour les femmes qui n’ont pas les moyens d’imposer le préservatif à leurs partenaires. Les données issues de l’étude iPrEx ne sont donc pas à jeter aux oubliettes. Les efforts consentis pour cette étude par le National Institute of Health’s Division of AIDS, les investigateurs, le soutien de la fondation Bill and Melinda Gates et les 2 499 hommes qui ont accepté de participer à cette étude au Pérou, en Équateur, au Brésil, aux États-Unis, en Thaïlande et en Afrique du Sud méritent mieux que les critiques acerbes entendues lors de la parution de l’étude. On peut, certes, reprocher aux auteurs de ne pas avoir dit clairement qu’il s’agit d’un nouvel échec, ce qui transparaît pourtant lorsqu’on lit que le calcul d’effectif était fondé sur une protection espérée à 60 %, alors qu’elle n’est au final que de 44 %. Le même reproche peut être adressé à l’éditorialiste, qui titre son papier “Une nouvelle flèche dans le carquois de la prévention du VIH ?” (2). L’absence de sa reconnaissance semble avoir inhibé la réflexion sur la principale cause de cet échec : la très mauvaise observance au traitement proposé, bien documentée par les dosages pharmacologiques effectués au cours de l’étude. Une des règles d’or de la gestion de l’échec d’un traitement antirétroviral chez un patient infecté est de ne pas passer au traitement suivant sans analyser attentivement la cause de l’échec du précédent. La même règle aurait dû s’appliquer ici, face à cette population caractérisée par une très mauvaise adhésion à l’usage des préservatifs : 60 % des hommes rapportaient au moins un rapport anal réceptif non protégé au cours des 3 mois précédant leur inclusion dans l’étude. Savoir pourquoi ces hommes n’utilisaient pas les préservatifs aurait peutêtre permis de leur proposer des mesures adaptées aux causes de cette non-adhésion. L’échec de l’outil de prévention proposé dans cette étude, la chimioprophylaxie pré-exposition, s’explique de nouveau par la non-adhésion, bien plus que par les propriétés intrinsèques de la prophylaxie proposée. On aurait aimé savoir si la carence d’utilisation du préservatif dans cette population très exposée était liée à un manque d’information, à de l’insouciance, au goût du risque, à la prise de toxiques, ou à des contraintes extérieures. Cette étape relativement simple pourrait permettre de mieux cibler la population à qui la prophylaxie pré-exposition rendrait un véritable service. Une prise de traitement est également un comportement : la communauté médicale vit trop dans l’illusion que la prévention biomédicale s’opposerait aux préventions comportementales et ne buterait pas sur les mêmes difficultés à convaincre les populations qu’on souhaite protéger. Il est coutume de terminer un papier par une phrase passepartout du type “Des études supplémentaires sont nécessaires pour mieux préciser l’intérêt de cette intervention et la population susceptible d’en bénéficier”. Cette phrase trouve ici tout son sens. Les associations de patients ne s’y sont pas trompées, qui semblent, pour la plupart, avoir intégré les résultats d’iPrEx parmi les arguments qui les incitent à demander plus, de la part de la communauté scientifique et des autorités, en vue de développer de nouveaux outils de prévention (http://www.trt-5.org/article328. html). Les données apportées par cette étude incitent à poursuivre dans cette voie à travers de nouvelles études, avec des méthodes et des populations cibles repensées, mais certainement pas à inclure la chimioprophylaxie préexposition dans la boîte à outils des mesures de prévention à proposer aux populations. ■ Références bibliographiques 1. Grant RM, Lama JR, Anderson PL et al. Preexposure chemoprophylaxis for HIV prevention in men who have sex with men. N Engl J Med 2010;363:2587-99. 2. Michael NL. Oral preexposure prophylaxis for HIV – Another arrow in the quiver? N Engl J Med 2010;363:2663-5. La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXVI - n° 1 - janvier-février 2011 | 5