forger une théorie du mental qui soit compatible avec la vision du monde des
sciences physiques (physique, chimie, biologie, etc.). Autrement dit, une tentation
implantée de longue date, dans les recherches de philosophie de l’esprit, est de
parvenir à une explication physicaliste du mental5. À cette fin, on considère
généralement qu’il y a lieu d’éviter un dualisme métaphysique lourd entre l’esprit
et le corps ou, comme on dit aussi, un dualisme « cartésien ». À cet égard, une
première voie possible, très radicale, consiste à traiter le caractère phénoménal de
l’expérience comme une chimère qu’une saine attitude scientifique devrait
éliminer. Cette voie, suivie notamment par Daniel Dennett6, est connue sous le
nom d’éliminativisme. De nombreux philosophes de l’esprit, cependant, estiment
que l’éliminativisme va trop loin et défendent l’idée que les propriétés des états
mentaux dépendent du physique ou « surviennent sur » lui. Cette relation de
dépendance est exprimée, en anglais, par le terme supervenience, que l’on traduit
parfois par « survenance ». Un état ou une propriété qui survient sur le physique
est un état ou une propriété qui varie avec le physique ; mais surtout, c’est un état
ou une propriété que nous pouvons expliquer sans admettre d’autres ingrédients
dans notre ontologie que des entités physiques. La propriété d’élasticité, par
exemple, peut être expliquée sans devoir admettre autre chose que les molécules
qui composent le corps élastique. C’est aussi une propriété que,
vraisemblablement, l’on ne peut pas interpréter en termes purement physicalistes
comme le voudraient les éliminativistes. Le caractère phénoménal d’un état
mental, selon cette approche, serait une propriété comparable à l’élasticité d’un
corps, à savoir une propriété explicable par la constitution physique ou
physiologique du sujet, mais non réductible à elle.
Parallèlement à cette solution métaphysique, d’autres options ont été
explorées sur le plan épistémologique. Ces options sont relatives à la question de
savoir si l’on peut espérer produire un jour une théorie de la conscience
phénoménale ou – ce qui revient au même – une théorie de l’expérience vécue.
Certains auteurs répondent par la négative et considèrent que le caractère
phénoménal des états mentaux – la dimension subjective de l’expérience vécue –
les rend inexplicables. Selon eux, les états mentaux sont certes des phénomènes
naturels compatibles avec la vision scientifique du monde (ils n’ont rien de
magique ou de surnaturel), mais ils échappent aux capacités cognitives de l’esprit
5 Par « physicalisme », on entend habituellement deux choses : soit l’idée que l’ensemble de ce qui
existe dans le monde est de nature physique (le physicalisme, entendu en ce sens, est une forme de
monisme ontologique, que l’on oppose traditionnellement au dualisme cartésien des substances),
soit l’idée qu’une théorie de l’esprit peut être construite purement dans le langage des « sciences
physiques » (physique, chimie, biologie, neurophysiologie, etc.). En un mot, le terme
« physicalisme » a une acception ontologique et une acception épistémologique.
6 Voir Dennett 1991 (trad. fr., 1993), 2005 (trad. fr., 2012).