La cécité et ses représentations Hugues Romano
La cécité
et ses représentations
CS
CHAMP SOCIAL ÉDITIONS
Hugues Romano
La cécité et ses représentations
La ci est un terrible handicap. Sa reconnaissance sociale et cultu-
relle varie suivant les époques et lesurs. L’art – peinture ou litra-
ture – ainsi que les textes théologiques ougislatifs dessinent un pro-
fil particulier de l’aveugle et de la céci, propre à chaque époque. Le
but de cette étude est de répertorier toutes ces traces afin dédifier une
des histoires possibles de la céci.
Hugues Romano est médecin ophtalmologiste et peintre.
Il est l’auteur de deux ouvrages :
L'œil des Dieux, éd. Théétète, Nîmes, 1997 ;
Sous le regard de la Joconde : Léonard De Vinci, éd. Théétète, 2003 ;
ainsi que plusieurs articles dans des revues scientifiques.
LES COLLECTIONS THÉÉTÈTE
Opsis
ISBN : 2-913376-67-3 23
Préambule
L’histoire d’Armand
Un jour, j’étais encore adolescent, mon père rentrant du travail nous
dit qu’il venait de retrouver un de ses amis d’enfance. Ils ne s’étaient plus
vus depuis la fin de leur service militaire. Cet ami, Armand, était parti
travailler dans les mines de charbon en Cévennes. Il était de retour au
pays en qualité de kinésithérapeute. Mon père, employé à la Sécurité
sociale, avait vu passer son dossier d’installation et avait alors rétabli le
contact. Mais, en trente années, Armand avait connu bien des déboires.
Victime d’un terrible accident du travail, il était totalement aveugle et
partiellement défiguré ; c’est pourquoi il avait se réorienter vers la
kinésithérapie.
Armand vint déjeuner à la maison en compagnie de sa femme ; nous
étions tous très intrigués, n’ayant jamais été en contact avec un aveugle ;
nous fûmes surtout impressionnés par son autonomie et sa relative dex-
térité à table. À la fin du repas, il rappela à mon père que durant « le bon
temps de leur jeunesse » ils jouaient souvent aux cartes ; si nous le dési-
rions, il était prêt à faire une petite partie ! Bien sûr, nous acquiesçâmes ;
mais nous restions un peu inquiets : est-il réellement possible qu’un
aveugle « tape le carton »?
Il sortit de sa poche un jeu tout à fait normal, si ce n’est la présence
dans un coin de petits picots en relief ; il nous expliqua qu’il s’agissait de
caractères en braille qui lui permettaient de reconnaître les cartes. Le jeu
de belote se pratiquait d’une manière classique, si ce n’est que chaque
joueur devait annoncer ce qu’il jouait. La prodigieuse mémoire
d’Armand faisait le reste ; il jouait même particulièrement bien puisqu’il
mémorisait l’ordre de sortie de toutes les cartes, les localisant de manière
presque infaillible.
De ce jour, nous primes l’habitude de faire régulièrement quelques
parties, Armand et sa femme contre mon père et moi. Le couple gagnait
régulièrement, ce qui enchantait Armand, enfin valorisé ; en ce qui nous
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concerne, nous étions ravis de voir notre ami s’épanouir ainsi à notre
contact.
À cette époque à l’approche de Noël, de nombreux bistrots de la ville
organisaient des concours de belotte ; l’engouement populaire était
important, les longues soirées d’hiver n’étant alors rythmées par la télé-
vision que dans quelques foyers privilégiés ! Les lots à gagner n’étaient
pas mirobolants, le plus souvent de la volaille ou des boîtes de friandise
(les légendaires nougats de Montélimar et les boîtes de dattes !) mais les
gens venaient nombreux à ces soirées animées.
Armand et sa femme décidèrent de s’y inscrire : revigoré par nos
nombreuses parties, Armand pensait ainsi pouvoir plus facilement s’in-
tégrer. Rapidement, le succès aidant, il prit de l’assurance : ce jeu, pour-
tant bien anodin, lui avait redonné goût à la vie !
Jusqu’au jour où il se retrouva opposé à un mauvais joueur agressif,
probablement un peu éméché ! Prétextant une tricherie, puisqu’Armand
utilisait des cartes marquées, il l’accusa d’être un faux aveugle, de se gri-
mer afin de gagner plus facilement des concours. Et pour parachever
son œuvre assassine, il le gifla, lui cassant ses lunettes, et provoquant
dans le bistrot une véritable émeute.
À la suite de cet incident regrettable, Armand ne joua plus jamais aux
cartes. On ne le vit presque plus. Humilié, profondément blessé alors
qu’il pensait être parfaitement intégré, il se replia sur lui-même. Nous
continuâmes à lui rendre régulièrement visite, mais quelque chose s’était
brisé chez cet homme, maintenant triste et résigné.
Cette histoire est malheureusement banale, la bêtise humaine étant
sans limites : « casser » un homme pour s’assurer le gain d’une vieille
poule dure à cuire et d’un nougat rance est bien sûr révoltant. Mais au-
delà de ces considérations, elle illustre parfaitement la difficulté d’être
handicapé dans notre société, d’être différent, dans un monde la
bêtise s’associe souvent à la cruauté.
L’histoire d’Armand ne peut qu’être le premier chapitre de mon
périple dans le monde de la cécité.
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L’œil du poète
« …Fils de Laërte, écoute, ô rejeton des Dieux, Ulysse aux mille ruses ! Si dans cette
maison, ce n’est plus de bon cœur que vous restez, partez1
Circé s’adresse ainsi à Ulysse dans le Chant X de L’Odyssée, alors que
de retour de la guerre de Troie il s’est égaré ; depuis quelque temps déjà
il est son prisonnier. Circé accepte son départ à condition qu’il se rende
dans le territoire des morts, royaume d’Hadès, afin d’y rencontrer
Tirésias, seul capable de l’aider à retrouver la route vers sa cité d’Ithaque.
« Mais voici le premier des voyages à faire : c’est chez Hadès et la terrible Perséphone,
pour demander conseil à l’ombre du devin Tirésias de Thèbes, l’aveugle qui n’a rien
perdu de sa sagesse, car, jusque dans la mort, Perséphone a voulu que, seul, il conservât
le sens et la raison, parmi le vol des ombres… »
Par ces mots de Circé, nous entrons en relation avec un des aveugles
les plus célèbres, et probablement un des premiers de l’histoire de la lit-
térature. Mais, avant de nous arrêter sur Tirésias, il convient de préciser
que L’Odyssée est l’œuvre d’un autre aveugle, le divin Homère : une
étude sur la cécité se devait de débuter par ce récit initiatique.
« …Mais son ombre (celle de Tirésias) survient, tenant le sceptre d’or, et, me recon-
naissant, Tirésias de Thèbes m’adresse la parole. »
Ainsi se déroule la rencontre entre Ulysse et Tirésias dans le royaume
d’Hadès, au Chant XI de L’Odyssée !
« Tirésias : Pourquoi donc, malheureux, abandonner ainsi la clarté du soleil et venir
voir les morts en ce lieu sans douceur ? Allons ! Écarte-toi de la fosse ! Détourne la
pointe de ton glaive : que je boive le sang et te dise le vrai !
Il dit ; je m’écartai et remis au fourreau mon glaive à clou d’argent. Il vint boire au sang
noir, puis ce devin parfait me parla en ces termes :
Tirésias : C’est le retour plus doux que le miel, noble Ulysse, que tu veux obtenir. Mais
un dieu doit encor te le rendre pénible : car jamais l’Ébranleur du monde, je le crains,
n’oubliera sa rancune : il te hait pour avoir aveuglé son enfant2Et pourtant il se peut
qu’à travers tous les maux, vous arriviez au terme, si tu sais consentir à maîtriser ton
cœur et celui de tes gens… »
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Tirésias3et Homère sont les représentants de la caste des poètes si
importante dans la société grecque.
Dans cette société archaïque, trois personnages détiennent tous les
pouvoirs : le Roi, le poète et le devin (ou aède)4; le plus souvent, ces
deux derniers ne font qu’un.
Ces trois hommes dirigent le groupe, sans discussion ni opposition ;
tous leur obéissent sans réserve, je n’ose pas dire aveuglément : ils sont
« les maîtres de vérité » ! Bien sûr, ce titre leur a été attribué a posteriori
par les historiens modernes, mais il correspond bien à la réalité : au sein
de cette société ils sont les dépositaires d’une parole indiscutable ; cha-
cun à leur façon, ils sont des interlocuteurs privilégiés des Dieux ; cha-
cun, à des moments variables et en des circonstances particulières, repré-
sente un intermédiaire entre les Dieux et les hommes.
Leur parole est synonyme de vérité, car d’origine divine ; elle repré-
sente un concept les unissant aux Dieux.
Le premier nommé est le Roi : son nom indique son importance au
sein du groupe. C’est un meneur d’hommes, quelque chose comme un
pasteur ou un berger ; les lois et les grandes décisions qu’il prend dans
l’intérêt du groupe lui sont dictées par les Dieux ; elles sont idéales et
indiscutables.
Le devin (ou aède) est également en relation avec les Dieux ; il s’inté-
resse aux problèmes liés au temps, surtout à l’avenir, à titre individuel ou
collectif.
Et maintenant, place au poète. Pour commencer, un retour en arrière
s’impose ; remontons au sommet de l’Olympe afin d’y espionner Zeus !
Depuis sa victoire sur les titans, il y trône, impassible. Il est assis, pai-
sible, bercé par le doux chant des muses qui lui content inlassablement
ses exploits passés et l’histoire primordiale des olympiens. Tendons
l’oreille : peut-être capterons-nous quelques bribes de cette « divine
émission radiophonique » ! Malgré tous nos efforts, nous ne percevons
qu’un bourdonnement diffus, un brouhaha mélodieux mais totalement
« incompréhensible » ; le message des muses, destiné à Zeus, est codé !
Nous ne possédons pas les clés nécessaires à sa traduction : pourtant,
c’est cette information qui représente pour un grec la vérité à l’état pur ;
sa connaissance paraît primordiale aux hommes.
Le poète est détenteur non seulement de l’appareillage sensoriel per-
mettant de capter le « doux chant des muses » à distance, mais encore les
Dieux l’ont pourvu de l’équipement indispensable à sa traduction en
termes humainement compréhensibles. Par son chant, il est l’intermé-
diaire idéal entre les muses et les hommes.
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