LA DÉMARCHE DES PREMIERS GRAMMAIRIENS ARABES

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DES PREMIERS
LA DÉMARCHE
GRAMMAIRIENS
DANS LE DOMAINE DE LA SYNTAXE*
ARABES
PAR
M. S. BELGUEDJ
est aujourd'hui
admis que les principales raisons qui ont pousse
a la constitution des sciences linguistiques en arabe ont ete, d'une
part, le d6sir de preserver l'int6grit6 de la langue du Coran, devenue
langue liturgique en m6me temps que langue politique et administrative
la connaissance du texte coranique et,
et, d'autre part, d'approfondir
de celui du hadit.
subsidiairement,
IL
-L
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Mad.
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169
Cependant, les circonstances memes dans lesquelles se sont constitu6s les premiers elements de ce qui allait 6tre la civilisation arabomusulmane suggerent des raisons suppl6mentaires
et d'6gale valeur.
La conquete militaire était en train de faire tomber des pans entiers
de
de grands empires. Mais, face aux peuples civilisés, d6tenteurs
cultures sup6rieures a la leur, les Arabes prirent conscience de la n6cessite de faire la conquete de leur propre langue par la reflexion sur ses
structures, afin de decouvrir toutes les richesses et mieux saisir toutes
les significations du Texte saer6 qui allait jouer un role essentiel tant
dans la vie des conqu6rants que dans celle des conquis.
Pour ce faire, la reflexion devait necessairement
se placer sur les
diff6rents plans de la linguistique, en particulier sur le plan grammatical, et, 4 cet 6gard, le phenomene etait parallele a celui signale nagu6re
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170
par M. Breal qui constatait
que u 1'etude de la grammaire, chez les
à maintenir 1'integrite des Védas,
est
destin6e
essentiellement
Indous,
revelation
divine » 1. En effet, 1'enjeu était d'importance
dans la
societe arabo-musulmane,
societe d'organisation
se refethéocratique,
dans ses jugements de valeur, au Texte r6v6l6,
rant constamment,
et donnant une grande importance a toute signification de ce texte,
a toute nuance d6cel6e dans la structure de chacun de ses versets.
On a souvent avance, pour expliquer les disputes qui, des le IIe si6cle
de I'H6gire (VIIIe s. J.C.), divis6rent les grammairiens
arabes, des
raisons personnelles ou financieres, ou m6me 1'esprit de clocher; quelle
que soit la valeur reelle de ces raisons, il est cependant permis de penser
que des motifs d'ordre religieux au sens le plus general 6taient sousjacents a ces disputes, car 4 travers le caractere correct ou incorrect,
de telle construction
admissible ou inadmissible
arabe, c'6tait la
de
tel
ou
tel
du
Livre
revele
signification
passage
qui risquait d'etre
2.
engag6e
*
*
*
Mais avant d'en arriver a ces disputes, qui ont tellement obnubil6
certains auteurs qu'ils en sont venus a classer en Basrites et Koufites
des grammairiens
rien a voir avec Basra et Kufa, il
qui n'avaient
avait n6cessairement
fallu accomplir un premier et pénible travail
dans le domaine du langage, et de discrimination épistéd'exploration
Ce
fut 1'aeuvre obscure des hommes du Ie si6cle de 1'Hegire
mologique.
qui, préoccupés de serrer au plus pres le sens du verset coranique ou
du vers préislamique, furent amenes a d6gager, peu a peu, les premiers
linéamen ts de la grammaire arabe.
Aussi, avant m6me que les écoles grammaticales de Basra et de Kilfa
des structures observ6es dans la
eussent propose leurs interpretations
de
1'existence
ces
est-elle attestee par
phrase arabe,
preoccupations
les premi6res ex6g6ses du texte coranique et, a cet égard, le Commentaire de Tabari est précieux dans la mesure ou il relate le point de vue
de
de gens qui assisterent a la naissance et au premier développement
furent
les
a
connaitre
le
texte
du
Coran
3,
l'Islam,
parmi
premiers
1. Mélanges,p. 243.
2. Cf. R. ARNALDEZ,
Gr. et Théol.,passim, et Tradit. et changt., in Actesdu Colloque
de Mohammédia,p. 137.
3. Ibn 'Abb�s,l'autorité la plus fréquemment citée par Tabari, était né trois ans
avant l'Hégire, et il fait figure de père de l'exégèsecoranique.
171
de la langue arabe pour avoir
et gard6rent une saine appreciation
de
leur
vie
en
milieu
v6cu 1'essentiel
purement arabe. Grace au grand
nombre de traditions que Tabari rapporte à propos de chaque verset,
on est a mgme de connaitre la mani6re dont les contemporains
du
directement
telle
construction
dans
tel
verset,
Proph6te comprenaient
m6nie si la mani6re ambigue dont Tabari rapporte
parfois leurs
jugements laisse dans 1'incertitude quant a 1'existence de motivations
chez ces contemporains
de la Revelation.
« grammaticales
Cette ambiguité est 1'une des raisons qui am6nent a se poser le
a Medine, probl6me
probl6me de 1'existence d'une école grammaticale
font
allusion
modernes
2.
Une
autre
raison est la
quelques
auquel
gene que l'on ressent a admettre que la grammaire, sorte de Minerve
arabe, soit sortie tout armée du cerveau de Sibawayh ou de celui de
son maitre al-Halil. Comme nous 1'avons dit, il serait plus conforme à
la nature des choses d'admettre
arabe a pu se
que la grammaire
a
et
du
texte
avec difficult6, de 1'etude
peu
coranique
d6gager, peu
et de 1'examen de la litt6rature orale preislamique.
Or, le peu que 1'on sait sur les activites linguistiques a Médine irait
dans ce sens. La mani6re en effet dont Tabari cite parfois les opinions
des premiers exégètes de la Revelation fournit des avis qui semblent
a mi-chemin entre la lexicologie et la grammaire ou entre celle-ci et
la rhetorique.
Ainsi a propos du verset II-180 3
§ummum, bukmun, 'MMM/MM
fa-hum la yar#i'ftn (sourds, muets,
ils
ne
aveugles,
[peuvent] pas revenir), ou les trois premiers termes sont
en 6tat de )'o/'' (nominatif),
d'Ibn
Tabari rapporte l'interpr6tation
'Abbds selon laquelle le nominatif dans cette construction
ne peut
Atre motive que par 1'isti'niif, c'est-h-dire par le fait que ces trois termes
commencent une phrase nouvelle. Toutefois, avant d'exposer le point
de vue d'Ibn 'Abbas, Tabari fournit son propre avis sur la question 4
en disant que le nominatif dans ces trois termes peut s'expliquer soit
au pr6alable le terme ula'ika
par l'isti'ndf, soit en sous-entendant
(ceux-1h), ce qui donnerait
1. V. p. ex. Sa'id AFG�N�,
Us�l,pp. 12-13(note) et p. 158.
2. Comment.I, p. 330.
3. Ibid.
172
ula'ika summun, bukmun, 'uniyun ...
ceux-la (sont) sourds, muets, aveugles
...
Cela revient à dire que les termes qui sont au nominatif le sont ou bien
comme sujets de phrase nominale, ou bien comme pr6dicats. Le point
qui reste obscur est celui de savoir si, quand il parle de « 1'interpretation
il s'agit d'une interpretation
rapport6e d'apres Ibn
«grammaticale de celui-ci, ou bien d'une mani6re directe de comprendre le
texte sans se référer a une « fonction » precise de ces termes dans la
structure examinee. Un autre exemple de cette imprecision se rencontre
plus loin 2 a propos du verset II-42 ou 1'on trouve:
... wa-taktumft 1-haqq wa-antum ta'lamün
... et ne cachez pas la verite alors que vous savez.
Tabari se demande a quel mode est le verbe taktumu, et il propose une
a Ibn 'Abbds, ou le verbe serait
remontant
premiere interpretation,
un imp6ratif de defense - coordonn6 a un autre qui le precede -,
et une seconde ou ce verbe, d'apres Mugahid et Abu I-'Ahya, n'aurait
qu'une valeur narrative et aurait ete mis au subjonctif par le proc6d6
du « ifarf», destine a le « disjoindre de 1'imperatif precedent 3.
Dans cet exemple comme dans le pr6c6dent, il est difficile de
a Ibn 'Abbäs ou a Mugahid
trancher avec certitude et d'attribuer
des raisonnements
faisant intervenir une fonction grammaticale
dont
1'identite serait d6gag6e dans 1'esprit de 1'un ou de 1'autre 4.
Tout au plus peut-on penser que les fonctions grammaticales 6taient
encore fortement li6es au texte examine, au murad, c'est-a-dire au
propos de 1'auteur du passage coranique ou du vers cite a 1'appui de
l'interpretation
proposee.
Il est bien question,
pour le premier siecle de 1'Hegire (viie s.
J.C.), d'initiateurs « medinois de la grammaire tels que 'Abd al-Rahman ibn Hurmuz al-A'rag (m. 117 H.) 5, Nasr ibn `Asim (m. 89 H) 6
1. `Al�ta'w�l
m�rawayn�'an Ibn 'Abb�s.(ibid).
2. Comment.,I, pp. 569-70.
3. L'éditeur de Tabari fournit, d'après le grammairien al-Farr�',la définition de ce
procédé (ibid.).
4. D'autres exemplessemblablesse retrouvent tout au long de ce commentaire.
5. Ah. pp. 13 et 21-2; Us, 152 et 158; Class., p. 10/116.
6. Ah. pp. 13, 20et 22 ; Class., p. 10/116,porte qu'il aurait écrit un livre sur la « 'Arabiyya».
173
ou 'Abd al-'Aziz Biskast al Qari' 1; mais dans la mesure ou 1'on peut
faire fond sur ce qui en a ete rapport6, il semble que leur activit6 soit
rest6e tr6s li6e aux textes, a la solution de cas limites, sans qu'il y eut
domination de 1'objet de leur etude et generalisation
des solutions
propos6es. Cela expliquerait
que 1'on ait pu reprocher par exemple
des fautes manifestes a Malik Ibn Anas, donn6 par ailleurs comme
1'616ve de Biskast 2.
C'est avec la generation suivante que la grammaire semble commencer a se d6gager comme syst6me de regles du langage. Mais s'agit-il
d6jh de regles g6n6rales, ou n'est-il encore question que de consid6rations limitees ? Les personnages signal6s comme les meilleurs 616ves
du 16gendaire Abi I-Aswad al-Du'ali sont 'Anbasa ibn Ma'dan dit
al-Fil, et Maymun al-Aqran 3, mais on ne cite d'eux aucune ceuvre
6crite.
Ce n'est qu'a propos de 'Abd Allah ibn Abi Ishaq (m. 117 H.) qu'il
est question d'une methode de travail d6finie et de recherche de motivations en grammaire. Selon Ibn Salläm, il aurait ete le premier a mettre
au jour le contenu de la grammaire, a étendre le raisonnement inductif
et a exposer les raisons (des structures)
Suyüti affirme de son cote
... et il dit
que 'Abd Allah « fut (le premier) a diviser la grammaire
tant de choses sur le hamz que 1'on put faire un livre a partir de ce
Ce grammairien avait tant de confiance dans sa
qu'il avait diet6))
m6thode et etait si sur de ses conclusions qu'il critiquait les Arabes
(b6douins) quand leur mode d'expression ne concordait pas avec celle-ci,
et il eut pour cette raison de frequents demeles avec le celebre po6te
al-Farazdaq 6.
Dans la mesure of l'on peut ajouter foi a ces relations, nous avons
donc affaire a un grammairien qui a d6jh une m6thode de travail, qui
s'y tient et l'impose autour de lui, qui, enfin, étudie au moins un sujet,
le 7Mt)MZ,de mani6re si pouss6e qu'il fait l'objet d'une monographie.
Nous sommes donc bien, avec 'Abd Allah ibn Abi Ishaq au second
1. Us. pp. 12 et 13 et 158; 'Arab., p. 58.
2. 'Arab., pp. 59-60; Us., 158note 2;dans Class.,p.10/116, il est l'élèved'Ibn Hurmuz.
3. Ah., pp. 22-23et 25: Class.. 10/116.
4. Tabaq�t,
Mad�ris,p. 23 ; v. aussi Ah., pp. 25-26et Ch. PELLAT,
p. 14, apud AFG�N�,
EI2, p. 44.
5. Muz., II 398. La même affirmation se trouve dans le Maratib (p. 28) d'Ab�1Tayyib al-Lugawi que nous n'avons pu consulter.
6. Ah., pp. 27-28 ;Kit., II, p. 58.
174
stade de 1'etude grammaticale,
celui ou une m6thode est esquissee
et commence a 6tre apphqu6e a des questions liniit8es.
Une derni6re particularite
digne d'etre remarqu6e chez ce grammairien est cette volont6 de lier le langage aux regles qu'il a d6gag6es,
pr6figurant ainsi la ligne de conduite adopt6e par 1'ensemble des hommes de Basra. Avec Ibn Abi Ishaq on voit donc poindre la grammaire
normative, et on avait en effet quelques raisons de le presenter parfois
comme le premier grammairien « basrite
ibn 'Umar al-Taqafi (m. 149 H.) et Abu 'Amr
Avec ses eleves
ibn al- 'Alä' (70-154 H.), les deux tendances de la grammaire arabe
se dessinent plus nettement.
'Isa ibn 'Umar est en effet le fidele disciple d'Ibn Abi Ishaq: comme
inductif aussi loin qu'il le peut et en
lui, il pousse le raisonnement
il donne tort aux Arabes qui ne s'excomme
2
;
lui,
generalise 1'emploi
conform6ment
a
ses
conclusions, et il ira jusqu'à critiquer,
priment pas
a ce propos, le grand po6te Ndbiga 3. 11 semble d'autre part avoir
ete le premier a introduire dans la grammaire la notion de « regissant »
en ellipse 4 et a en avoir inculqu6 le principe a son 616ve, le fameux
Halil ibn Ahmad ; le premier aussi à remarquer que le locuteur arabe
marque une preference pour la flexion a qu'il juge plus euphonique.
Enfin, c'est a propos de 'Isa ibn 'Umar qu'il est pour la premiere fois
Il aurait en effet compose, outre
question de recueils grammaticaux.
divers essais, deux ouvrages qui connurent la celebrite ; 1'un était
intitul6
(le Recueil) et 1'autre al-Ikmäl (le Complement) 5.
si
1'existence
de ces deux recueils n'6tait pas contestee à
Toutefois,
de
Sirafi
1'epoque
(IIIe jxe s.), celui-ci ne les avait jamais vus et ne
connaissait aucun de ses contemporains
qui pr6tendit les avoir eus en
mains 6. Mubarrad (m. 285) affirmait cependant en avoir lu quelques
dans une communicationfaite aux XXIe congrès des Orientalistes
1. Ibr. MUSTAF�,
(v. Actes,Paris 1948, pp. 278-9),le classe bien comme le premier grammairien arabe,
mais en se référant uniquement au faible nombre de citations dont il bénéficie dans le
de Sibawayh. C'est à notre sens un bien faible argument s'il devait rester le seul
Kit�b
auquel on dût avoir recours. En outre, il est bien moins important de savoir qui est # l'inventeur » plus ou moins certain de la grammaire arabe que de découvrir les chemins
qu'elle a pu prendre pour se constituer et aboutir enfin à la rédaction du Kit�b.
2. Kit.. I, 313.
3. Kit., I. 261 ;sur le `�mil,v. s.v., l'article de WEILdans EI2, p. 448.
4. Kit., I, 199.
5. Selon SUY�T�
(Bugya, p. 370), il aurait composé plus de soixante-dix ouvrages;
v. aussi Ah., pp. 31-2, et Class., p. 12/118.
6. Ah., p. 32.
175
« et le contenu, dit-il, ressemblait a des indications (isarat)
aux principes (de la grammaire) » 1. Toujours est-il que les
r6gles qui y 6taient 6nonc6es 6taient basees sur l'usage courant chez
les Arabes, tandis que ce qui s'6cartait de cet usage était class6 comme
C'est la m6thode mame de
luga, c'est-a-dire expression idiomatique.
1'ecole de Basra, celle par laquelle elle se distinguera de Kufa dans la
mani6re de considerer l'usage.
Abi 'Amr ibn al-'Ala' repr6sente justement la tendance de cette
seconde école selon Ibn Sallam 2, car, dit-il, <(il s'en remettait plus
volontiers a la mani6re dont s'exprimaient
les Arabes (Kana asadda
tasltman li-l-'Arab) ». Il avait pourtant 6t6 à l'école d'Ibn Abi Ishaq
et avait appris aupres de lui a se montrer strict dans ses raisonnements
a pousser l'application des regles jusqu'a leurs ultimes
grammaticaux,
a son condisciple
Mais
le fait que, contrairement
consequences.
ibn 'Umar, il se soit beaucoup occupe de recueillir des vers et des
le caract6re
tournures
arabes explique probablement
idiomatiques
moins normatif, plus liberal, de sa mani6re de concevoir 1'usage grammatical 3.
Ainsi donc, il semble bien que la tendance normative de Basra, et celle
de Kufa plus soumise aux diff6rents usages, ne se sont pas manifest6es
dans l'ordre chronologique et tant soit peu artificiel que l'on avance
parfois. 11 n'apparait
pas, comme on pourrait 6tre tent6 de 1'admettre,
la
tendance
de
ait regne seule et sans conteste avant 1'appaBasra
que
rition de Ru'ds! (m. 180 ou 183 H;), de Kisd'i (m. 183 ou 189 H.) et
entre les comportements
de Farrd' (m. 207 H.), et que l'opposition
normatif et liberal ne soit devenue manifeste qu'a partir de la c6l6bre
controverse entre Sibawayh et Kisa'i. C'est dire que les raisons poliou m6me personnelles que 1'on a voulu
tiques, historico-g6ographiques
tour a tour pr66minentes dans cette opposition 4, n'ont pas toute 1'imfeuillets,
relatives
1. In Us., p. 156.
2. In Ah., p. 28; v. également R. BLACHÈRE,
s.v., in EI2, t. 1, pp. 108-9 et Bug.,
p. 367.
3. al-Hal�llui préférait I.A. Ish�qcomme grammairien, mais le préférait à celui-ci
comme lexicographe (Muz., II, 398). Son contemporain, le grammairien Y�nusibn
Hab�b,disait de lui: Si on devait à propos d'une affaire « accepterentièrement l'opinion
de quelqu'un, il faudrait le faire pour Ab�'Amr. Mais il n'est pas d'homme chez qui il
n'y ait à prendre et à laisser».
4. Cf. p. ex. Us., pp. 206-207«Les altercations qui se produisaient entre Koufites
et Basrites dans les palais des gouvernants représentaient une forme de défensedu gagnepain et un penchant pour l'esprit de clocher»; l'auteur fait en outre allusion à de vieilles
176
portance qui a pu leur 6tre accordee. Outre le d6sir de decouvrir la
des grammairiens et les autres discirealite des faits, le temperament
avaient
sont
intervenus dans le comportement
plines qu'ils
pratiqu6es
de chacun.
11 parait donc plus raisonnable de penser, 4 propos des premiers
pas de la grammaire, que le souci de ceux que l'on peut qualifier de
pr6curseurs a ete de d6couvrir et d'identifier les faits grammaticaux
à travers le Texte revele et les textes profanes qui lui 6talent compares,
de proceder a un premier classement de ces faits et de les r6unir dans
un enseignement
Mais à
sp6cifique, voire dans des monographies.
et de definition avangait, les uns
mesure que le travail d'exploration
visaient surtout a trouver un terrain ferme,
parmi les grammairiens
des lois sures a partir desquelles determiner la fagon correcte d'interpr6ter les structures et d'en enseigner le maniement, les autres, plus
sensibles a la variete et a la richesse des modes d'expression de la
pens6e, cherchaient a noter et à conserver cette diversite des moyens
dont usaient les locuteurs, et ils se faisaient un devoir de respecter
1'originalite vivante de chaque mode d'expression.
Arrives a ce stade, les grammairiens de la premiere tendance cherchent a faire une somme de tout ce qui a pu 6tre clarifie et defini et,
a cet 6gard, on peut considérer le Kitdb de Sibawayh comme 1'une de
ces sommes, pas encore bien ordonn6e, mais d6jh fort complete quant
a la quantité et a la variété des faits grammaticaux
relev6s, tandis
qu'avec le petit trait6 de Halaf ibn Hayyan al-Ahmar, contemporain
de Sibawayh, on a peut-etre en mains le premier manuel syst6matique
de grammaire, ou les faits sont classes, peu ou prou, de la mani6re qui
deviendra courante aux époques ulterieures 1.
Cependant,
qu'il s'agisse de 1'une ou de 1'autre tendance, on est
a
frappe par la ressemblance entre « Basrites » et « Koufites quant
la m6thode g6n6rale de raisonnement:
comparaison avec des usages
en r6gles plus ou moins strictes
attest6s, definition et generalisation
selon 1'ecole consideree, ou m6me le grammairien consid6r6.
Mais ces regles qui vont r6gir le langage nous ramènent au point
de depart de cette science grammaticale,
la lecture et 1'exegese de la
rancunes qui datent de la « batailledu chameau », sousle règne de 'Ali, où Basra prit fait
et cause pour `�'iša,Talha et Zubayr, tandis que K�faprenait parti pour 'Al�.
1. Il écrivait aux environs de 180/796; sa Muqaddima f�
l-Nahw comporte des chapitres consacrésau raf', au nasb, au hafd, à inna et ses analogues,à k�naet ses analogues,
aux particules du subjonctif.
177
Revelation, pour nous demander quels pouvaient 6tre, pour ces grammairiens, les rapports entre les structures de la langue profane et celles
de la langue coranique.
Or il est evident que les secondes sont comprises et pes6es a la lumiere
des premi6res et ce fait, à notre sens, date des premiers essais d'ex6g6se
du Texte sacr6 1.
à son Commentaire 2,
C'est ainsi que Tabari, dans 1'introduction
clairement
ce
en
sur
le
texte m6me du Coran.
pose
principe
s'appuyant
En effet, apr6s avoir cite les passages coraniques qui proclament que
la Revelation est faite dans la langue de la nation a laquelle elle
s'adresse 3, afia que celle-ci puisse en comprendre le message, il conclut
en ces termes 4 : « Il est done indispensable
que les id6es exprim6es
dans le Livre Divin concordent avec celles exprim6es dans le parler
arabe, que le sens apparent du Coran soit en accord avec celui de la
langue arabe, m6me si le Livre de Dieu se distingue par la qualit£
6rninente grace a laquelle il surpasse les autres formes de langage et
d'eloquence ».
Il profitera d'autres occasions, en cours d'exegese, pour le rappeler:
« Il est certes pernis, dit-il, d'attribuer
aux concepts contenus dans le
Livre Divin des significations semblables a celles qui se trouvent dans
le langage des Arabes, et d'exclure ce qui ne s'y trouve pas 5 ».
Plus loin encore 6, apr?s avoir refute une opinion du grammairien
il ajoute: « Bien que cette opinion soit une des doctrines
al-Farra',
(possibles), elle ne correspond pas à ce qu'il y a de plus clair et de plus
ais6 en langue arabe; il convient mieux au Livre Divin qu'il soit interpr6t6 conform6ment aux tournures les plus claires et les plus connues,
et non point les plus obscures ou les plus ignorees ».
Il est d'ailleurs visible que, ce faisant, il se sent non seulement en
accord avec le Coran meme, mais 6galement avec les commentateurs
qui l'ont precede et dont il rapporte 1'opinion et continue la tache.
Trois procedes sont a sa disposition, dont il use tour à tour ou conjointement : d'une part, la relation de l'explication « brute » fournie
du Prophete, correspondant
à leur intelligence
par les contemporains
1. Exception faite de quelques tournures propres au Coran et qui, jusque-là, étaient
inusitées.
2. t. I, pp. 9-12.
3. Coran, XII/2, XIV/4, XVI/64.
4. t. I, p. 12.
5. t. III, p. 161.
6. Ibid., p. 209-10.
178
directe et en quelque sorte intuitive de la langue. M6me s'il ne s'agit
c'est-a-dire r6p6t6e mot pour mot d'apres
pas d'une tradition MMM?M',
le Prophete, elle implique que 1'opinion qu'elle rapporte aurait entrain6
1'adhesion de celui-ci, car il était lui-meme un pur Arabe, partageant
avec ses compagnons un sens en quelque sorte « cong6nital de sa
langue 1.
Un second proc6d6 de Tabari consiste a citer, a 1'appui de sa mani6re
des vers de
de lire ou de comprendre tel terme ou telle construction,
connus
un
nombre
c'est-a-dire
des
textes
arabes,
par
grand
poetes
de personnes, et dont la signification et la pertinence des structures
sont en somme admises par tous.
Quant a son troisieme proc6d6, il consiste à rappeler que telle tournure est courante dans la langue, qu'elle a telle valeur usuelle dont il
fournit 1'explication avant de conclure qu'il faut donc entendre tel
passage coranique conform6ment a ce qu'il vient d'6noncer. En somme,
c'est 1'usage, c'est-a-dire les locuteurs ou les auteurs de vers qui servent
d'autorit6s pour reconnaitre la légitimité de telle structure et lui attribuer une signification correcte.
les deux plus
Mais c'est alors qu'on se heurte a des contradictions:
anciens trait6s de grammaire que nous poss6dons, le Kitab de Sibawayh
Halaf al-Ahmar, oublient plus
et la Muqaddima de son contemporain
leurs exposes et ont recours
le
locuteur
dans
ou moins fr6quemment
a des (i r6gissants » formels qu'ils animent pour en faire les ressorts
de la phrase arabe.
C'est ainsi que Halaf, des le premier chapitre 2, d6finit la particule
(4arf) comme 6tant ((Ie mot-outil (addt) qui met le nom au nominatif,
a 1'accusatif ou au g6nitif, et le verbe a 1'6tat apocope ».
Sibawayh, plus prudent au contraire, d6finit la particule par elimination, se bornant a dire qu'elle est le mot 6nonc6 en vue d'une signification et qui n'est ni un nom ni un verbe 3. Toutefois, lorsqu'il traite
plus loin des verbes a 1'inaccompli 4, il dit bien que ces verbes connaissent des particules qui agissent sur eux en les mettant au subjonctif
alors qu'elles n'ont pas d'action sur les noms, de m6me que les particules
qui mettent les noms a 1'accusatif n'agissent pas sur les verbes.
Dans le bref chapitre qu'il consacre au nominatif, Halaf dit qu'il y a
1.
2.
3.
4.
Cf. Muz., II, 397.
Muq., p. 36.
Kit., I, p. 2.
Kit., I, p. 407.
179
seulement
six raisons possibles a son apparition: 1'6tat de sujet, celui de
celui d'inchoatif,
celui d'6nonciatif,
celui de sujet
sujet apparent,
de
d'attribut
celui
de
inna 1. Mais il a fait precekana,
precede
precede
der ce court chapitre d'un autre consacre aux « particules qui mettent
au nominatif tout nom qui les suit » 2, et ou l'on trouve pele-mele :
ou, quand, mais, combien, quel excellent, a qui, etc. 11 y a, comme
on voit, quelque incertitude dans 1'expression de sa pens6e.
3 la definition du
Lorsque Sibawayh aborde
pr6dicat (musnad) et
du sujet (musnad ilayh), il les caract?rise en disant que ce sont « deux
termes dont 1'un ne peut se passer de 1'autre et, revenant plus loin
sur la question 4, il remarque que le predicat doit participer de l'identit6 du sujet (huwa huwa) ou être situe dans un lieu ou un temps. Et
il ajoute : « le pr6dicat, impliquant 1'identite avec le sujet, est mis au
nominatif par celui-ci, tout comme le sujet a 6t6 mis au nominatif
... Ainsi, dans la phrase (('Abd Allah
par le fait de l'inchoativite
est partant », 'Abd Allah est au nominatif parce qu'il a ete 6nonc6
au nominatif
pour 6tre complete par « partant)), et « partant est
parce que le predicat d'un sujet est son equivalent (bi-manzilatih).
Ce n'est donc pas forcer le sens des termes utilises par Sibawayh
que d'affirmer ceci: dans sa reflexion sur la structure sujet-pr6dicat,
il d6couvre bien que le locuteur exprime une intention significative
a 1'aide d'une flexion en ce qui concerne ces deux termes.
De m6me, dans le chapitre consacre aux situations ou 1'usage du
nominatif est preferable 5, il explique que dans la phrase: « Il a de la
science, une science de juriste » (lahu 'ilmun, 'ilmu l fuqa7aa'), le nominatif, pour le terme 'ilmu, a ete utilise parce qu'il s'agit d'une qualite
inh6rente a l'homme en question; on n'a pas voulu dire que 1'on 6tait
mais mentionner 1'hompass6 pres d'un homme en etat d'apprentissage,
me avec une vertu qu'il possede, et faire de cela « un m6rite accompli
chez lui ».
La aussi, l'auteur note bien que la flexion, dans des phrases similaires,
sert a marquer 1'intention de celui qui parle.
Abordant la question de l'accusatif
a propos de 1'utilisation du
1. Muq., p. 51.
2. Ibid., p. 36-41. Il lui arrive cependant d'user du terme harf dans ie sens général
de « mot ».
3. Kit., I, p. 7.
4. Ibid., p. 278.
5. Ibid., I, p. 181.
180
verbe 1, Sibawayh parle bien de verbe transitif et de complement
d'objet sur lequel s'exerce 1'action du sujet du verbe, et il se garde
d'oublier que c'est 1'intention significative du locuteur qui dicte la
flexion des noms, car, dit-il, « quand vous inversez la phrase: daraba
`Abdu-l-Lahi Zaydan ('Abd Alldh a frappé Zayd) en: daraba Za.ydan
`Abdu-l-Lahi, les termes de la seconde phrase sont tels qu'ils 6taient
dans la premiere, car vous vouliez signifier la m6me chose dans 1'une
et dans 1'autre ».
De m6me, a propos du vocatif ind6termin6 ou bien suivi d'un compl6ment 2, il rapporte le point de vue de son maitre al-Halil pour dire:
« On (les) a mis a 1'accusatif en raison de la longueur de 1'expression »
(hina tala 1-kaldm). Mais son propre avis semble bien 6tre que l'accusatif
dans les vocatifs est du a un verbe en ellipse.
De mame encore pour l'accusatif dans la construction
exceptive,
« 1'objet de 1'exception, dit-il, est 4 l'accusatif parce qu'il est mis hors
de ce que 1'on a place dans une categorie ?) (mu?,ra# mlb'mmd udhila
f ih ?ayruh) 3.
la fréquence avec laquelle
Bien d'autres exemples montreraient
la
volont6
du locuteur dans 1'6conomie
font
intervenir
et
son
maitre
lui
des flexions, 6conomie oh intervient tant6t une intention significative,
tant6t une preference phon6tique pour adopter un signe plutot que
1' autre.
encore que lorsqu'il parle des « cinq particules »,
On remarquera
c'est-a-dire inna et ses analogues 4, il compare leur action dans la
phrase a celle du nombre « vingt par exemple: « Celui-ci, dit-il, est
assimil6 (subbiha) a un verbe et met a 1'accusatif ... 11 en est de m6me
pour les cinq particules ».
On notera enfin que Sibawayh, 4 propos du genitif 5, dit qu'il est
le cas de tout nom qui est second terme dans une annexion (kull ism
mudaf ilayh). 11 ajoute qu'il est mis au g6nitif soit par quelque chose qui
n'est ni un substantif ni un nom circonstanciel (comme: a, par, etc.),
soit par un nom circonstanciel (comme: devant, derrière, etc.), soit par
un substantif (comme dans: la maison (de) ton fr6re).Il a soin d'ajouter
plus bas que lorsqu'on dit: je suis pass6 pres de Zayd, on a annex6
1.
2.
3.
4.
5.
Kit., pp. 14-5.
Ibid., p. 303.
Ibid., p. 369.
Ibid., I, pp. 279 sqq.
Ibid., p. 209.
181
(le fait de) passer au (personnage de) Zayd, ce qui signifie visiblement
que le g6nitif est le signe de la relation d'annexion.
11 n'en demeure pas moins que, lorsqu'il dit que le predicat est
à un
mis au nominatif par le sujet, que le nombre « vingt assimilé
suit
a
les
verbe met le nom qui le
1'accusatif, que
prepositions mettent
le nom au génitif, il use d'un langage qui sera repris par ses successeurs
sans que ceux-ci y mettent sa finesse et ses nuances. On voit bien que,
pour lui, le verbe par exemple est suivi de 1'accusatif pour signifier
que l'action, émanant du sujet, s'applique 4 l'objet ; que le g6nitif,
apr6s une preposition, marque une relation de dependance entre le
nom mis au g6nitif et 1'action exprim6e par le verbe, et que lorsqu'il
dit que la preposition met au g6nitif, il s'agit chez lui d'une expression
cursive ou cette preposition est tout au plus un moyen terme exprimant
la relation. 'Izz al-Din al-Tanii?i, 1'6diteur de Halaf al-Ahmar, fait
le m6me genre de remarque quand il note que lorsque Halaf parle
de particules qui mettent au nominatif, il veut dire simplement que
les noms qui les suivent sont au nominatif 1. On pourrait lui faire remarquer que le style de 1'auteur est bien malhabile, et d'autant plus dangereux qu'il s'agit d'un manuel tr6s succinct.
Les grammairiens ne manqueront pas de prendre « ou d'avoir 1'air
de prendre » ces expressions au pied de la lettre pour aboutir a une
personnification
des ((r6gissants)> et a la generalisation du recours a ceuxci dans l'etude de toutes les structures grammaticales,
autrement dit
a un nominalisme
substituera
la
recherche
de
la
commodité à
qui
celle de la vérité.
selon Ibn al-Anbdri,
C'est ainsi que l'ecole de Kufa soutiendra,
le
est
a
l'indicatif
absence
de
verbe
par
que
r6gissants gouvernant le
ou
et
au
sein
de cette mgme école,
l'apoeop6 2,
subjonctif
que Kisa'i,
voudra voir dans les prefixes de conjugaison les v6ritables « agents »
de l'indicatif.
De mdme, le grammairien
de 1'ecole de Basra, jugeait que
dans la phrase conditionnelle
(sartiyya) c'etait le premier verbe qui
du
second, tandis que 1'ensemble de cette ecole
régissait 1'apocope
estimait que c'6tait a la fois la particule conditionnelle et le premier
verbe, du fait de la dependance du second verbe a leur 6gard 3.
1. Muq., p. 36.
2. Ins., p. 266 ; mais si elle considère que l'indicatif est en quelque sorte le «signe
zéro », ellemontre par là-même que l'absence de signe est un signe, ce qui fait apparaître
le caractère purement formel de celui-ci.
3. Ibid., pp. 250-1.
182
Enfin, dernier exemple, dans la question de 1'accusatif pour le complement d'objet direct 1, Kufa était d'avis que les « agents » de l'accusatif 6taient a la fois le verbe et le sujet, tandis que Basra voyait dans
le verbe seul le « regissant par rapport a la fois au sujet et au complement. Comme on peut le voir, on 6tait loin du locuteur et de ses intentions
leur demarche dans la m6me voie, les grammairiens
Poursuivant
- ceux de Kifa en l'occurrence - en arrivaient a des raisonnements
Ils soutenaient,
invraisemblables.
par exemple, que la particule inna
a
sur
le
met
1'accusatif, et n'est pas responsable
sujet qu'elle
n'agit que
du nominatif du pr6dicat. En effet, disaient-ils, inna est une branche
( far'), elle ne régit que par assimilation au verbe qui, lui, est un principe
la branche ne peutetre egale au principe et c'est pourquoi inna
ne peut r6gir qu'un nom et non pas deux comme le verbe. C'6tait admettre que le bedouin d'Arabie était dou6 d'une mentalité de juriste
et qu'il s'6tait tenu de pareils raisonnements
quand il construisait
son langage.
Il n'est nul besoin de multiplier les exemples; le Kitab al-Insaf
d'Ibn al-Anbdrl, dans ses nombreuses relations de controverses, montre
suffisamment
que 1'une et 1'autre écoles se sont trop souvent laissees
aller a considérer les termes memes de la phrase comme des r6gissants
concrets, avec leurs vertus et leurs limites. Elles en sont venues a
discuter « a fleur de phrase » pourrait-on
dire, au lieu de toujours
a
le
fait
le
est un ensemble de signes
present
1'esprit
que
langage
garder
et dont chaque 616meiit doit manifester
destin6s a la communication,
1'intention significative du locuteur, et viser essentiellement a atteindre
sans erreur 1'intelligence de 1'auditeur et sa sensibilité.
Quelles hypotheses peut-on formuler quant au « comment » de cette
deviation ?
Lorsque le P. H. Fleisch 2 reproche a al-Halil et a Sibawayh « d'avoir
travai]16 sans prendre de hauteur, au niveau des faits, travail qui devait
rester superficiel)), cela nous semble excessif dans la mesure ou le
d'une somme des faits grammatiKitab, premier essai d'6tablissement
caux en arabe, ne perd pas de vue 1'aspect vivant du langage, le « propos » de celui qui parle, son intention significative. Le style de 1'ouvrage,
encore trop concis et trop dense, peut paraitre malhabile et denoter
un manque d'exp6rience dans 1'exposition scientifique. Mais on doit
1. Ins., p. 40.
2. Philol., I, p. 24.
183
se rappeler que le livre ne joue pas a cette 6poque le role qu'il joue
dans notre monde moderne. 11 n'est en realite qu'une base de depart
- comme
qui consistera a en faire 1'ex6g6se
pour un enseignement
le
et
a
et
Coran
discuter les
on le faisait pour
rechercher, exposer
implications de chaque passage 1.
ont d6vi6 par rapport aux
Mais il demeure que les grammairiens
bases sur lesquelles sont partis un Halil, un Sibawayh ou m6me un
la responsabilite
Halaf al-Ahmar. On peut en imputer partiellement
au fait que ni les maitres, ni les disciples ne se sont avis6s d'6tudier
1'evolution de la langue arabe, ou de la comparer a d'autres langues
sémitiques; elle était pour eux un objet d'6tude accompli et fixe une
fois pour toutes, et qui avait trouv6 sa perfection dans le texte coranique. 11 fallait s'attendre a les voir contraints d'inventer des arguments
artificiels, faute de ceux que leur eut fourni 1'etude diachronique ou la
comparaison inter-linguistique.
Si, d'autre part, on consid6re 1'epoque ou sont n6es, chez les Arabes,
on peut penser
les preoccupations
linguistiques et leurs motivations,
a
circonstances
incitaient
d'abord
1'6tablissement
de regles
que les
aisées a comprendre et a appliquer, a la redaction d'ouvrages tels que
le manuel de Halaf al-Ahmar qui, au prix de raccourcis et de confusions
possibles, r6pondait sans doute mieux au besoin de voir clair dans la
grammaire arabe que le Kitdb, fort complet mais bien complexe, de
Sibawayh et de son maitre. Outre les carences deja signal6es a leur
certains termes techniques
propos, leur faute aura ete d'introduire
et une certaine presentation des faits, qui ont ouvert la voie a un formaoutrancier et contribue a faire de la syntaxe arabe
lisme grammatical
une dialectique et une casuistique arides qui tournerent bien souvent
le dos a la realite du langage 2.
Enfin, on peut se demander dans quelle mesure les successeurs d'alHalil et de Sibawayh n'ont pas adopte consciemment, dans le develop1. Le procédé est encore en usage à notre époque, en toute matière d'enseignement,
dans les madrasa(s)traditionnelles. Quant à l'absence de discussionsentre grammairiens
(Philol., I, p. 13), les arguments et contre-arguments cités tout au long du Kit�bal-Ins�f
semblent indiquer au contraire qu'il y eut de nombreux échangesde vues entre grammai.
riens, et la manière dont Sibawayh pousse son maître Halil dans ses derniersretranchements à propos du vocatif (Kit., I, pp. 303-4)montre que l'enseignement ne se limitait
pas à un simple exposé du maître.
2. Mais les richesses recueilliespar Sibawayh ne seront pas perdues pour autant, et
les grammairienscontinueront à examiner méticuleusementtoutes les structures possibles
pour leur trouver une explication et une signification logiques.
184
pement de la grammaire, la ligne de conduite qui leur est reproch6e.
En effet, dans la division des sciences en arabe, 1'6tude des intentions
significatives du sujet parlant a ete finalement classée dans la rhetorique ('ilm al-balaga). Ils ont pu estimer superflu d'exposer tout le
4 partir d'616ments qui, pour
detail des m6canismes grammaticaux
d'un
autre
faisaient
eux,
champ d'6tudes, et la tentation pouvait
partie
a
d6monter
et remonter 1'horlogerie gramforte
de
se
borner
Atre bien
maticale telle qu'elle se pr6sentait, sans se pr6occuper de l'horloger. 11
ne s'agit la que d'une hypothese, mais elle pourrait meriter d'etre
examinee.
Il reste cependant, par dela ces defauts ou ces deviations, a se poser
une question: celle du role ult6rieur de cette grammaire dans 1'exegese
du texte coranique qui lui avait servi de point de depart.
C'est par sa connexion avec les branches de la rb6torique, en particulier celle des « figures de constructions », qu'elle a permis aux exegetes
d'extraire du texte coranique toutes les ressources, toutes les nuances
qu'ils ont pu y d6couvrir.
Si le Coran a pu Atre considere comme le fondement imntuable de
toute loi r6gissant les hommes et la Creation tout enti6re, c'est en partie
par un acte de foi implicite dans la conception m6me de la Revelation
des noms de Dieu
Coranique, Verbe 6manant du Dieu de Verite -1'un
mais
c'est
en Islam est al-IIaqq (la Vérité) -;
6galement par la mani6re
Celle-ci en effet apporte remede
m6me de concevoir la grammaire.
a ce caractere immuable du texte sacre par une approche fonctionnaliste des formes du langage; elle enrichit a tout instant les elements
nouvelles par la
et les structures de significations et d'implications
consideration de leurs rapports.
Par la-meme, elle illustrera la grande loi humaine qui fait aboutir
et sociales a un ordre stable, mais fait
les revolutions intellectuelles
mouvement
des que l'immuable tend a s'6tablir.
1'element
de
apparaitre
*
*
Ainsi la demarche des premiers grammairiens
arabes, partie de
documents
et
des
du
texte
poetiques transmis par
coranique
1'ex6g6se
la tradition orale, a mis un siecle et demi a jeter les bases de la syntaxe.
Du fait de leur point de depart m6me, ces premiers grammairiens ne
de ses
oublier le role du sujet parlant, ni l'importance
pouvaient
Mais leurs
dans 1'6conomie des structures.
intentions
significatives
imleur
6taient
encore
h6sitants,
terminologie
proc6d6s d'exposition
185
parfaite, et leurs tendances différentes quant a la conception et au but
de la recherche grammaticale.
des sciences coraniques impregnees de l'autorite
de
L'importance
la Revelation,
la nian18re de concevoir la r6partition
des domaines
entre les sciences linguistiques, le besoin aussi de mettre a la port6e
de chacun une m6thode sure d'assimilation
et de maniement de la
concouru au
phrase arabe, autant d'616ments qui ont probablement
dessechement de la syntaxe arabe entre les mains de leurs successeurs,
a sa transformation
en une science formelle qui avait oubli6 que c'est
1'homme qui s'exprime par le langage et a travers le langage. Mais si
leur conception trop logique et mentaliste du langage les a entraines
parfois bien loin dans les artifices explicatifs, elle ne les a pas einp6ch6s
de d6couvrir et d'exploiter bien des richesses de la langue arabe et
du texte majeur de cette langue: le Coran.
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