LA DÉMARCHE DES PREMIERS GRAMMAIRIENS ARABES
DANS LE DOMAINE DE LA SYNTAXE*
PAR
M. S. BELGUEDJ
IL est aujourd'hui admis que les principales raisons qui ont pousse
- L a la constitution des sciences linguistiques en arabe ont ete, d'une
part, le d6sir de preserver l'int6grit6 de la langue du Coran, devenue
langue liturgique en m6me temps que langue politique et administrative
et, d'autre part, d'approfondir la connaissance du texte coranique et,
subsidiairement, de celui du hadit.
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169
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tu6s les premiers elements de ce qui allait 6tre la civilisation arabo-
musulmane suggerent des raisons suppl6mentaires et d'6gale valeur.
La conquete militaire était en train de faire tomber des pans entiers
de grands empires. Mais, face aux peuples civilisés, d6tenteurs de
cultures sup6rieures a la leur, les Arabes prirent conscience de la n6ces-
site de faire la conquete de leur propre langue par la reflexion sur ses
structures, afin de decouvrir toutes les richesses et mieux saisir toutes
les significations du Texte saer6 qui allait jouer un role essentiel tant
dans la vie des conqu6rants que dans celle des conquis.
Pour ce faire, la reflexion devait necessairement se placer sur les
diff6rents plans de la linguistique, en particulier sur le plan grammati-
cal, et, 4 cet 6gard, le phenomene etait parallele a celui signale nagu6re
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170
par M. Breal qui constatait que u 1'etude de la grammaire, chez les
Indous, est destin6e essentiellement à maintenir 1'integrite des Védas,
revelation divine » 1. En effet, 1'enjeu était d'importance dans la
societe arabo-musulmane, societe d'organisation théocratique, se refe-
rant constamment, dans ses jugements de valeur, au Texte r6v6l6,
et donnant une grande importance a toute signification de ce texte,
a toute nuance d6cel6e dans la structure de chacun de ses versets.
On a souvent avance, pour expliquer les disputes qui, des le IIe si6cle
de I'H6gire (VIIIe s. J.C.), divis6rent les grammairiens arabes, des
raisons personnelles ou financieres, ou m6me 1'esprit de clocher; quelle
que soit la valeur reelle de ces raisons, il est cependant permis de penser
que des motifs d'ordre religieux au sens le plus general 6taient sous-
jacents a ces disputes, car 4 travers le caractere correct ou incorrect,
admissible ou inadmissible de telle construction arabe, c'6tait la
signification de tel ou tel passage du Livre revele qui risquait d'etre
engag6e 2.
* *
*
Mais avant d'en arriver a ces disputes, qui ont tellement obnubil6
certains auteurs qu'ils en sont venus a classer en Basrites et Koufites
des grammairiens qui n'avaient rien a voir avec Basra et Kufa, il
avait n6cessairement fallu accomplir un premier et pénible travail
d'exploration dans le domaine du langage, et de discrimination épisté-
mologique. Ce fut 1'aeuvre obscure des hommes du Ie si6cle de 1'Hegire
qui, préoccupés de serrer au plus pres le sens du verset coranique ou
du vers préislamique, furent amenes a d6gager, peu a peu, les premiers
linéamen ts de la grammaire arabe.
Aussi, avant m6me que les écoles grammaticales de Basra et de Kilfa
eussent propose leurs interpretations des structures observ6es dans la
phrase arabe, 1'existence de ces preoccupations est-elle attestee par
les premi6res ex6g6ses du texte coranique et, a cet égard, le Commen-
taire de Tabari est précieux dans la mesure ou il relate le point de vue
de gens qui assisterent a la naissance et au premier développement de
l'Islam, furent parmi les premiers a connaitre le texte du Coran 3,
1. Mélanges,
p. 243.
2. Cf. R. ARNALDEZ,
Gr. et Théol.,
passim, et Tradit. et changt.,
in Actes du Colloque
de Mohammédia,
p. 137.
3. Ibn 'Abbs,
l'autorité la plus fréquemment citée par Tabari, était trois ans
avant l'Hégire, et il fait figure de père de l'exégèse coranique.
171
et gard6rent une saine appreciation de la langue arabe pour avoir
v6cu 1'essentiel de leur vie en milieu purement arabe. Grace au grand
nombre de traditions que Tabari rapporte à propos de chaque verset,
on est a mgme de connaitre la mani6re dont les contemporains du
Proph6te comprenaient directement telle construction dans tel verset,
m6nie si la mani6re ambigue dont Tabari rapporte parfois leurs
jugements laisse dans 1'incertitude quant a 1'existence de motivations
« grammaticales chez ces contemporains de la Revelation.
Cette ambiguité est 1'une des raisons qui am6nent a se poser le
probl6me de 1'existence d'une école grammaticale a Medine, probl6me
auquel font allusion quelques modernes 2. Une autre raison est la
gene que l'on ressent a admettre que la grammaire, sorte de Minerve
arabe, soit sortie tout armée du cerveau de Sibawayh ou de celui de
son maitre al-Halil. Comme nous 1'avons dit, il serait plus conforme à
la nature des choses d'admettre que la grammaire arabe a pu se
d6gager, peu a peu et avec difficult6, de 1'etude du texte coranique
et de 1'examen de la litt6rature orale preislamique.
Or, le peu que 1'on sait sur les activites linguistiques a Médine irait
dans ce sens. La mani6re en effet dont Tabari cite parfois les opinions
des premiers exégètes de la Revelation fournit des avis qui semblent
a mi-chemin entre la lexicologie et la grammaire ou entre celle-ci et
la rhetorique.
Ainsi a propos du verset II-180 3
§ummum, bukmun, 'MMM/MM fa-hum la yar#i'ftn (sourds, muets,
aveugles, ils ne [peuvent] pas revenir), ou les trois premiers termes sont
en 6tat de )'o/'' (nominatif), Tabari rapporte l'interpr6tation d'Ibn
'Abbds selon laquelle le nominatif dans cette construction ne peut
Atre motive que par 1'isti'niif, c'est-h-dire par le fait que ces trois termes
commencent une phrase nouvelle. Toutefois, avant d'exposer le point
de vue d'Ibn 'Abbas, Tabari fournit son propre avis sur la question 4
en disant que le nominatif dans ces trois termes peut s'expliquer soit
par l'isti'ndf, soit en sous-entendant au pr6alable le terme ula'ika
(ceux-1h), ce qui donnerait
1. V. p. ex. Sa'id AFGN,
Usl,
pp. 12-13
(note) et p. 158.
2. Comment.
I, p. 330.
3. Ibid.
172
ula'ika summun, bukmun, 'uniyun ...
ceux-la (sont) sourds, muets, aveugles ...
Cela revient à dire que les termes qui sont au nominatif le sont ou bien
comme sujets de phrase nominale, ou bien comme pr6dicats. Le point
qui reste obscur est celui de savoir si, quand il parle de « 1'interpretation
rapport6e d'apres Ibn il s'agit d'une interpretation «gramma-
ticale de celui-ci, ou bien d'une mani6re directe de comprendre le
texte sans se référer a une « fonction » precise de ces termes dans la
structure examinee. Un autre exemple de cette imprecision se rencontre
plus loin 2 a propos du verset II-42 ou 1'on trouve:
... wa-taktumft 1-haqq wa-antum ta'lamün
... et ne cachez pas la verite alors que vous savez.
Tabari se demande a quel mode est le verbe taktumu, et il propose une
premiere interpretation, remontant a Ibn 'Abbds, ou le verbe serait
un imp6ratif de defense - coordonn6 a un autre qui le precede -,
et une seconde ou ce verbe, d'apres Mugahid et Abu I-'Ahya, n'aurait
qu'une valeur narrative et aurait ete mis au subjonctif par le proc6d6
du « ifarf», destine a le « disjoindre de 1'imperatif precedent 3.
Dans cet exemple comme dans le pr6c6dent, il est difficile de
trancher avec certitude et d'attribuer a Ibn 'Abbäs ou a Mugahid
des raisonnements faisant intervenir une fonction grammaticale dont
1'identite serait d6gag6e dans 1'esprit de 1'un ou de 1'autre 4.
Tout au plus peut-on penser que les fonctions grammaticales 6taient
encore fortement li6es au texte examine, au murad, c'est-a-dire au
propos de 1'auteur du passage coranique ou du vers cite a 1'appui de
l'interpretation proposee.
Il est bien question, pour le premier siecle de 1'Hegire (viie s.
J.C.), d'initiateurs « medinois de la grammaire tels que 'Abd al-Rah-
man ibn Hurmuz al-A'rag (m. 117 H.) 5, Nasr ibn `Asim (m. 89 H) 6
1. `Al ta'wl m
rawayn
'an Ibn 'Abbs.
(ibid).
2. Comment., I, pp. 569-70.
3. L'éditeur de Tabari fournit, d'après le grammairien al-Farr',
la définition de ce
procédé (ibid.).
4. D'autres exemples
semblables se retrouvent tout au long de ce commentaire.
5. Ah. pp. 13 et 21-2; Us, 152 et 158; Class.,
p. 10/116.
6. Ah. pp. 13, 20
et 22 ; Class.,
p. 10/116, porte qu'il aurait écrit un livre sur la « 'Ara-
biyya
».
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