L Les états limites, maternité et interactions mère-bébé DOSSIER

DOSSIER
États limites
Au moins 5 des 9 des éléments suivants :
1. efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés ;
2. mode de relations interpersonnelles instables et intenses caractérisées par l’alternance
entre des positions extrêmes d’idéalisation excessive et de dévalorisation ;
3. perturbation de l’identité : instabilité marquée et persistante de l’image de soi ;
4. impulsivité dans au moins 2 domaines potentiellement dommageables pour le sujet:
dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite autodangereuse, crises de boulimie, ne pas inclure
les comportements suicidaires et automutilatoires ;
5. répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires, ou d’automutilation ;
6. instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur, dysphorie épisodique
intense, irritabilité ou anxiété de quelques heures à quelques jours maximum ;
7. sentiments chroniques de vide ;
8. colères intenses et inappropriées, ou diffi culté à contrôler sa colère ;
9. survenue transitoire dans des situations de stress d’une idéation persécutoire
ou de symptômes dissociatifs sévères.
Encadré 1. Défi nition des TPBL selon le DSM-IV.
98 | La Lettre du Psychiatre Vol. X - no 3 - mai-juin 2014
Les états limites, maternité
et interactions mère-bébé
Borderline Personality Disorder,
motherhood and mother-infant interactions
G. Apter*
* EPS Erasme, psychiatrie infanto-
juvénile et unité de recherche en
psychiatrie et psychopathologie,
Antony ; université Paris-Diderot ;
Groupe d’enseignement et de
recherche interdisciplinaire Paris
Ouest Nanterre.
L
es états limites sont des pathologies fréquentes,
touchant les personnes jeunes, en âge de
procréer. Ils englobent les troubles de la person-
nalité borderline ou limite (TPBL), eux-mêmes les
plus fréquents des troubles de la personnalité (TP).
Le TPBL touche plus particulièrement les femmes.
Il se confond parfois avec des éléments post-trau-
matiques répétés (syndromes de stress post-trau-
matique [PTSD] chroniques1) ou des dépressions
récurrentes liées à des carences dans l’enfance (1),
et il est souvent associé à la dépression (2). Compte
tenu de la nécessité de rendre compte de la litté-
rature internationale et des rares recherches dans
ce domaine, nous nous limiterons aux seuls TPBL.
Par esprit de synthèse, ils peuvent être considérés
comme pathognomoniques des états limites au
regard de la description de la psychopathologie de
la parentalité et des interactions mère-bébé dans
ces situations. Létude de la relation parent-enfant
et des interactions précoces présente un intérêt
préventif et thérapeutique tant pendant la période
périnatale qu’au cours du développement, ultérieur,
de l’attachement de l’enfant.
Trouble de la personnalité
borderline/limite (encadré 1)
Défi nitions
Rappelons que l’on parle de TP lorsqu’il existe une
atteinte dans au moins 2 des domaines suivants :
cognition, émotion, contrôle des impulsions et rela-
tions interpersonnelles (encadré 2).
Parentalité et trouble
de la personnalité borderline/limite
Lorsque survient une naissance, l’enfant s’avère un
partenaire unique avec lequel s’instaure une relation
intense à laquelle il devient impossible de se sous-
traire. Chacune des caractéristiques énumérées dans
l’encadré 2 est à réenvisager face à un nouveau-né,
dépendant et susceptible de déclencher de par sa
présence un stress majeur. Ainsi, la présence d’un
bébé dont la caractéristique première est d’être
totalement dépendant de l’adulte, souvent appelé
caregiver, implique pour ce dernier un dévouement
particulier : la préoccupation maternelle primaire et
des capacités de “bonding”. Malheureusement, le
risque est grand que cela fasse défaut en cas de TPBL,
du fait des diffi cultés de fonctionnement psychique
propres à cette psychopathologie (3). La naissance
et le post-partum sont donc des moments essen-
tiels pour la mère et pour le nouveau-né, tant pour
repérer une psychopathologie de la mère et des
interactions que pour proposer une prise en charge à
visée préventive pour ce qui est de la relation parent-
enfant et thérapeutique pour le parent. Il s’agit d’une
fenêtre d’opportunité, durant laquelle la (future)
mère est fortement encouragée à des consultations
régulières du fait de la grossesse, alors même que
la régularité des prises en charge est problématique
pour ces profi ls psychopathologiques. De plus, la
grossesse et la mise en place progressive de la paren-
talité peuvent être à l’origine d’une réorganisation
1. Les symptômes du PTSD (post-
traumatic stress disorder) chronique
se superposent à ceux du trouble
dépressif chronique, voire de certains
TP, tel celui du TPBL. Ils comprennent
des conduites d’évitement, une irrita-
bilité associée à une hypervigilance,
accompagnée d’une anxiété associée
aux phénomènes de reviviscence. Les
aspects strictement post-trauma-
tiques, notamment les cauchemars,
peuvent être au second plan par
rapport à l’émoussement émotionnel
et/ou à l’irritabilité anxieuse qui,
souvent, alternent. Ils peuvent rendre
les frontières entre entités encore plus
diffi ciles à repérer.
A. Modalité durable de l’expérience vécue et des
conduites qui dévient notablement de ce qui est
attendu dans la culture de l’individu. Cette déviation est
manifeste dans au moins 2 des domaines suivants :
1. la cognition, c’est-à-dire la perception et la vision
de soi-même, d’autrui et des événements ;
2. l’affectivité, c’est-à-dire la diversité, l’intensité, la
labilité et l’adéquation de la réponse émotionnelle ;
3. le fonctionnement interpersonnel ;
4. le contrôle des impulsions.
B. Ces modalités durables sont rigides et envahissent des
situations personnelles et sociales très diverses.
C. Ce mode durable entraîne une souffrance cliniquement
signifi cative ou une altération du fonctionnement social,
professionnel ou dans d’autres domaines importants.
D. Ce mode est stable et prolongé et ses premières manifes-
tations sont décelables au plus tard à l’adolescence ou au
début de l’âge adulte.
E. Ce tableau n’est pas mieux expliqué par les manifesta-
tions ou les conséquences d’un autre trouble mental.
F. Ce mode durable n’est pas dû aux effets physiologiques
directs d’une substance, par exemple d’une drogue, donnant
lieu à un abus, ou d’un médicament, ou d’une affection
médicale générale, par exemple un traumatisme crânien.
Encadré 2. Défi nition des troubles de la personnalité
selon le DSM-IV.
La Lettre du Psychiatre Vol. X - no 3 - mai-juin 2014 | 99
Points forts
»
Le trouble de la personnalité (TP) borderline/limite (TPBL) est le TP le plus fréquent chez la femme jeune en âge
de procréer.
»Les troubles de l’humeur sont fréquemment comorbides aux TP, notamment aux TPBL, particulière-
ment en période périnatale.
»
Les TP, notamment le TPBL, sont associés à des difficultés d’ajustement mutuel et de synchronie
des interactions au cours de la première année de la vie du bébé. Ces fonctions sont essentielles à la
régulation émotionnelle du bébé.
»L’organisation de l’attachement dépend des caractéristiques interactives.
»
Les enfants dont les mères souffrent de TPBL sont à risque de développer un type d’attachement
désorganisé, source de vulnérabilité psychopathologique ultérieure.
Mots-clés
Trouble
de la personnalité
borderline/limite
Maternité
Dépression périnatale
Interaction mère-bébé
Attachement
désorganisé
Highlights
»
Borderline Personality
Disorder (BPD) is the most
common personality disorder.
It is common in young adults
during the procreating years.
»
Comorbidity with mood
disorders is common in perso-
nality disorder and specifi cally
in BPD, both during lifespan
and specifically during the
peripartum.
»
Both mood and personality
disorders increase maternal
diffi culty to emotionally regu-
late her own emotions and are
at risk of strongly impacting
their relationships.
»
Interactive adjustment,
synchrony and mutuality are
part of infant emotional devel-
opment and regulation.
»
Interactive properties and
emotional confi gurations are
actively implicated in organiza-
tion of early attachment.
»
Children of mothers with
BPD are at risk of developing
disorganized attachment. In
turn this heightens the risk for
a psychopathological vulner-
ability in childhood.
Keywords
Borderline personality
disorder
Motherhood
Perinatal depression
Mother-infant interaction
Disorganized attachment
des capacités de mentalisation qui, là encore, font
généralement défaut dans le cadre d’un TPBL.
Trouble de la personnalité borderline/
limite et dépression périnatale
Bien que les troubles maternels dépressifs aient été
abondamment étudiés, leur association avec les TPBL
avait fait l’objet de peu de recherches jusqu’à présent.
Pourtant, les pathologies maternelles borderline sont
souvent associées à des troubles dépressifs (4). L’hy-
pothèse d’une surévaluation des TP lorsque ceux-ci
sont évalués pendant un épisode dépressif a été mise à
mal par une étude de L. Morey et al., qui rapporte une
stabilité des TP, sans que l’existence ou l’absence au
cours du temps d’épisodes dépressifs nen modifi ent le
diagnostic dans la durée (5). Dans cette même étude,
l’association de la pathologie de la personnalité avec
un trouble de l’humeur apparaît d’un pronostic bien
plus péjoratif. Par ailleurs, l’association entre TPBL et
syndrome dépressif était déjà fort bien connue dans
la population générale (2). La composante chronique
et anaclitique de la dépression liée aux TPBL semble
en lien avec l’histoire de la personne, généralement
ponctuée de traumas et de carences.
Les interactions
Défi nitions
Les caractéristiques de la dyade mère-enfant, vue
comme un système ouvert, se déclinent à la fois
sur l’axe temporel et sur celui du pattern, de l’intri-
cation des gestes et des affects de chacun des 2
partenaires. L’accordage (“affectif”) représente la
synthèse des 2 (6). Lenfant et son partenaire coor-
donnent leurs gestes et leurs expressions émotion-
nelles dans une complémentarité temporelle qui
s’enchaîne harmonieusement dans le temps, en
utilisant à la fois les modalités sensorielles et leurs
transpositions modales, dans un enrichissement
mutuel. Ainsi, le bébé s’appuie sur l’“échafaudage”
maternel pour éprouver ses émotions et ses attentes
dans l’interaction suivante (7). Le partenaire propose
et enrichit la panoplie d’interactions possibles. Il
s’agit alors d’étudier la manière dont ces échanges,
par l’augmentation de la complexité relationnelle
des 2 partenaires, représentent un moteur puissant
pour les échanges ultérieurs. Ils servent à la fois au
développement très rapide du bébé, mais aussi à
l’évolution de l’avènement parental.
L’interaction a souvent été décrite comme une danse,
plus ou moins harmonieuse. E. Tronick et M. Beeghly
décrivent l’interaction comme une “valse-hésitation”
dont les variations et les accrocs sont en permanence
corrigés. Selon lui les interactions sont par nature
désordonnées” ou “sloppy” (8). L’important est la
répétitivité relativement stable de la structure et
les microvariations qui peuvent s’y inscrire, tout
en maintenant sa forme globale. Ces changements
permettent l’émergence de nouvelles formes, à la fois
aléatoires (imprévues) et reconnaissables, et tenant
compte des “limitations” du système, notamment de
l’immaturité du bébé. En effet, celui-ci est contraint
par ses capacités développementales, dont le para-
doxe est que, à la fois, les interactions par le biais des
DOSSIER
États limites Les états limites, maternité etinteractions mère-bébé
stimulations sont le moteur de ce développement,
et que, en même temps, la non-adéquation desdites
interactions entrave précisément ce développement.
Trop peu d’interactions et des carences majeures sont
connues pour entraîner des retards de développement
importants. Leurs séquelles peuvent être défi nitives
si ces carences sont durables et se produisent à des
moments clés du développement (9). Trop de stimu-
lations inappropriées, et l’agitation, l’hypertonie et la
souffrance physique et psychique du bébé sont alors
visibles. Les conséquences à long terme sont moins
univoques. Certains enfants évoluent vers une hyper-
maturité, d’autres vers une dysharmonie. La ques-
tion des distorsions plus subtiles, telles le décalage
temporel (“lagging”), les stimulations trop répétitives,
à contretemps, intrusives sans être maltraitantes sont
autant de formes complexes qui vont sculpter les
interactions, contraignant encore plus fortement les
réponses de l’enfant et induisant des patterns aux
résolutions indécises.
Psychopathologie des interactions
entre une mère atteinte d’un trouble
de la personnalité borderline/limite
et son bébé
Les mères borderline s’avèrent plus intrusives, moins
contingentes2, et moins empathiques avec leur bébé
de 2 et 3 mois (10, 11). Ces mêmes caractéristiques
sont retrouvées dans la littérature en ce qui concerne
les familles de patientes borderline (12).
Les mères présentant ce type de troubles mani-
festent des comportements paradoxaux dont elles
ont peu conscience et qui sont parfois diffi ciles à
repérer, même pour un observateur attentif (13). Les
interactions sont négligentes et carentielles, alors
que ces mères donnent pourtant souvent l’impres-
sion d’être activement malmenantes et intrusives. À
l’image de leurs basculements d’humeur, leurs “mood
swings”, les mères borderline varient du “pas assez”
au “beaucoup trop” presque dans le même instant.
Non seulement les interactions mère borderline-bébé
sont moins harmonieuses et moins accordées, mais
elles présentent également plus de discontinuités que
celles avec les mères sans TP. L’aspect “non contin-
gent” des interactions vocales est particulièrement
marqué (14). Enfi n, en ce qui concerne les caractéris-
tiques propres des confi gurations émotionnelles, la
synchronie et la mutualité, l’absence de corégulation
est manifeste. Les interactions ne présentent pas les
caractéristiques habituelles de “proto-accordage”, que
l’on peut constater dans des populations tout-venant.
Les mères présentant des TPBL, généralement
attachées de manière insecure et désorganisée,
proposent à leur nourrisson des patterns d’atta-
chement du même type
3
. L’attachement désorganisé
favorise alors l’apparition de diffi cultés psychiques,
elles-mêmes aggravées par les troubles relationnels
qui en ont établi les prémices (15).
Conclusion
Les mères présentant un TPB sont à risque accru de
présenter de manière insidieuse et durable un trouble
de l’humeur. En période périnatale, ces troubles
vont avoir un impact à la fois sur la (future) mère
elle-même et sur ses interactions avec son bébé.
Il s’agit de relations à risque de carences interac-
tives et affectives perceptibles par des stimulations
excessives et des comportements intrusifs, plus ou
moins associés à la dépression qui aggrave les diffi -
cultés tant du côté parental que dans les interactions
ainsi mises en œuvre. La période périnatale est un
moment privilégié d’intervention pour lutter contre
la carence et la négligence, souvent en lien avec une
répétition transgénérationnelle qui se mettrait en
place à l’insu même des parents, volontaires pour
la rompre mais impuissants à la combattre.
G. Apter déclare
ne pas avoir de liens d’intérêts.
3. Les différents types d’attachement
peuvent être caractérisés dès l’âge
de la marche (16). Ils se répartissent
en secure et insecure, ces derniers
pouvant se décliner en 3 types :
évitant, anxieux-ambivalent ou
désorganisé. Les 3 premières formes
d’attachement signent un style de
réponse stable du très jeune enfant
lors de la séparation d’avec sa fi gure
d’attachement, que celui-ci soit jugé
approprié (secure) ou non (évitant
ou anxieux-ambivalent). Seul le
type désorganisé se défi nit par des
patterns comportementaux impré-
visibles et chaotiques.
2. Dans les études anglo-saxonnes, le
terme de contingency” signifi e une
réaction immédiate et correspondant
à celle qui l’a déclenchée. Les inter-
actions sont dites “contingentes”
entre la mère et le bébé lorsqu’elles
sont mutuelles et accordées. Une
“non-contingency”, au contraire,
vient souligner une absence de conti-
nuité et des ruptures dans le dérou-
lement interactif, tant dans le temps
(asynchronie) que dans les modalités
par lesquelles elles s’expriment.
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