“ N La médecine devient-elle industrielle ? Does medicine become industrial?

La Lettre du Psychiatre Vol. VIII - no 6 - novembre-décembre 2012 | 159
TRIBUNE
La médecine devient-elle industrielle ?
Does medicine become industrial?
André Grimaldi*
*Service de diabétologie, hôpital
de la Pitié-Salpêtrière, Paris.
Nous voici entrés dans la troisième ère scientifique de la méde-
cine. Mais quel est son contenu et quelle est sa discipline
phare ?
La première ère fut celle du modèle anatomoclinique, permis par le
regroupement des patients dans des hôpitaux-hospices. La discipline
reine était alors l’anatomie. La deuxième ère fut celle de la biologie.
Portée par l’hématologie, la néphrologie et l’hépatologie, elle se concré-
tisa en France par la création, en 1958, des CHU. Cest à la toute fin du
siècle dernier qu’émergea la notion de “médecine industrielle”. Les
promoteurs de ce nouveau concept estimaient que la “médecine
industrielle” était la conséquence logique du développement de
l’evidence-based medicine , médecine fondée sur les preuves permet-
tant l’élaboration de recommandations de plus en plus précises, guidant
la main prescriptive du médecin artisan. Cette nouvelle médecine était
appelée à se généraliser, pensaient-ils, grâce aux progrès foudroyants de
la biotechnologique. Dans un futur proche, on allait pouvoir tout
prévoir, tout dépister, tout traiter ou tout remplacer, ou presque. Sans
même avoir à écouter et à examiner le patient, ni même le voir et lui
parler. “Médecine industrielle”, “médecin ingénieur, “hôpital entre-
prise” : triomphe annoncé de la médecine, mort programmée du
médecin ! Ni regret, ni nostalgie, une seule solution : l’adaptation aux
progrès sans fin de la science et de la technique ; un seul moyen : le
management d’entreprise.
En 1999, le grand Axel Kahn célébrait, lors du colloque fêtant le
cent-cinquantième anniversaire de l’AP-HP, la naissance d’une “méde-
cine instrumentale unique” regroupant la radiologie, la chirurgie et la
biologie. La même année, Claude Le Pen, économiste de la santé,
soulignait dans son livre, Les Habits neufs d’Hippocrate, Du médecin
artisan au médecin ingénieur, que “le médecin ingénieur gère une
maladie dont les malades ne sont que des supports. Il ne les connaît
pas. Ils ne sont qu’un genre de livre dans lequel il lit les signes de la
maladie”. “Comme d’autres vendent des voitures ou des biens, le
médecin est désormais celui qui vend des actes médicaux, ce qui en
regard de son ancien statut est proprement révolutionnaire.” Qu’en
est-il réellement de cette prétendue “decine industrielle” ? Certes,
une partie de la radiologie, de la chirurgie, en particulier la chirurgie
cardiaque, et de la médecine interventionnelle s’oriente vers cette
médecine de l’ingénieur. Mais l’essentiel de la médecine, y compris de la
chirurgie, reste une médecine de l’individu éminemment variable et
largement imprévisible. Les progrès de l’imagerie, de la génétique et de
181 mm (Onco Hémato - MHDN)
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l’ingénierie ont permis de réduire cette variabilité, mais elles ne l’ont pas
supprimée tant elle semble consubstantielle à la singularité humaine.
“On compare souvent le chirurgien à un pilote d’avion, explique
Laurent Sedel. “C’est une grossière erreur.” En effet, dit-il, “si un pilote a
un crash, en général il nen a qu’un dans sa carrière, alors que tout
grand chirurgien a forcément plusieurs crashs, mais il s’agit pour lui
d’être capable de ramener le patient à bon port !” Ce qui fait le grand
chirurgien, ajoute Laurent Degos, dans son livre Santé : sortir des
crises ? ce nest pas seulement le respect des procédures mais l’expé-
rience de l’artisan et le talent de l’artiste. De même, ce qui fait la diffé-
rence en termes de morbimortalité postopératoire, ce nest pas
seulement l’expertise du chirurgien, mais aussi, et tout autant, la qualité
du travail d’équipe entre chirurgiens, anesthésistes, médecins respon-
sables du postopératoire et paramédicaux. Doù l’importance qu'il y ait
des équipes stables ayant l’habitude de travailler ensemble, et prenant le
temps d’analyser les raisons de leurs échecs. Quant au grand défi de
notre système de santé, la prise en charge de 15 millions de patients
atteints de maladie chronique, dont 8 millions inscrits en affection de
longue durée (ALD) pour lesquels sont dépensés 60 % du budget de la
Sécurité sociale, il ne relève pas de la “médecine industrielle” mais de la
“médecine intégrée” (biomédicale, psychosociale et pédagogique).
Hélas, toutes les réformes du système de santé depuis près de 20 ans
ont été pensées par des managers, des économistes et quelques méde-
cins ultra-spécialisés partageant la pensée unique de la “médecine
industrielle”. Il est temps de rompre avec ce paradigme partiel et partial
pour adopter un modèle pluriel.
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