TRIBUNE La médecine devient-elle industrielle ? Does medicine become industrial? “ N André Grimaldi* *Service de diabétologie, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris. ous voici entrés dans la troisième ère scientifique de la médecine. Mais quel est son contenu et quelle est sa discipline phare ? La première ère fut celle du modèle anatomoclinique, permis par le regroupement des patients dans des hôpitaux-hospices. La discipline reine était alors l’anatomie. La deuxième ère fut celle de la biologie. Portée par l’hématologie, la néphrologie et l’hépatologie, elle se concrétisa en France par la création, en 1958, des CHU. C’est à la toute fin du siècle dernier qu’émergea la notion de “médecine industrielle”. Les promoteurs de ce nouveau concept estimaient que la “médecine industrielle” était la conséquence logique du développement de l’“evidence-based medicine” , médecine fondée sur les preuves permettant l’élaboration de recommandations de plus en plus précises, guidant la main prescriptive du médecin artisan. Cette nouvelle médecine était appelée à se généraliser, pensaient-ils, grâce aux progrès foudroyants de la biotechnologique. Dans un futur proche, on allait pouvoir tout prévoir, tout dépister, tout traiter ou tout remplacer, ou presque. Sans même avoir à écouter et à examiner le patient, ni même le voir et lui parler. “Médecine industrielle”, “médecin ingénieur”, “hôpital entreprise” : triomphe annoncé de la médecine, mort programmée du médecin ! Ni regret, ni nostalgie, une seule solution : l’adaptation aux progrès sans fin de la science et de la technique ; un seul moyen : le management d’entreprise. En 1999, le grand Axel Kahn célébrait, lors du colloque fêtant le cent-cinquantième anniversaire de l’AP-HP, la naissance d’une “médecine instrumentale unique” regroupant la radiologie, la chirurgie et la biologie. La même année, Claude Le Pen, économiste de la santé, soulignait dans son livre, Les Habits neufs d’Hippocrate, Du médecin artisan au médecin ingénieur, que “le médecin ingénieur gère une maladie dont les malades ne sont que des supports. Il ne les connaît pas. Ils ne sont qu’un genre de livre dans lequel il lit les signes de la maladie”. “Comme d’autres vendent des voitures ou des biens, le médecin est désormais celui qui vend des actes médicaux, ce qui en regard de son ancien statut est proprement révolutionnaire.” Qu’en est-il réellement de cette prétendue “médecine industrielle” ? Certes, une partie de la radiologie, de la chirurgie, en particulier la chirurgie cardiaque, et de la médecine interventionnelle s’oriente vers cette médecine de l’ingénieur. Mais l’essentiel de la médecine, y compris de la chirurgie, reste une médecine de l’individu éminemment variable et largement imprévisible. Les progrès de l’imagerie, de la génétique et de La Lettre du Psychiatre • Vol. VIII - no 6 - novembre-décembre 2012 | 159 TRIBUNE l’ingénierie ont permis de réduire cette variabilité, mais elles ne l’ont pas supprimée tant elle semble consubstantielle à la singularité humaine. “On compare souvent le chirurgien à un pilote d’avion”, explique Laurent Sedel. “C’est une grossière erreur.” En effet, dit-il, “si un pilote a un crash, en général il n’en a qu’un dans sa carrière, alors que tout grand chirurgien a forcément plusieurs crashs, mais il s’agit pour lui d’être capable de ramener le patient à bon port !” Ce qui fait le grand chirurgien, ajoute Laurent Degos, dans son livre Santé : sortir des crises ? ce n’est pas seulement le respect des procédures mais l’expérience de l’artisan et le talent de l’artiste. De même, ce qui fait la différence en termes de morbimortalité postopératoire, ce n’est pas seulement l’expertise du chirurgien, mais aussi, et tout autant, la qualité du travail d’équipe entre chirurgiens, anesthésistes, médecins responsables du postopératoire et paramédicaux. D’où l’importance qu'il y ait des équipes stables ayant l’habitude de travailler ensemble, et prenant le temps d’analyser les raisons de leurs échecs. Quant au grand défi de notre système de santé, la prise en charge de 15 millions de patients atteints de maladie chronique, dont 8 millions inscrits en affection de longue durée (ALD) pour lesquels sont dépensés 60 % du budget de la Sécurité sociale, il ne relève pas de la “médecine industrielle” mais de la “médecine intégrée” (biomédicale, psychosociale et pédagogique). Hélas, toutes les réformes du système de santé depuis près de 20 ans ont été pensées par des managers, des économistes et quelques médecins ultra-spécialisés partageant la pensée unique de la “médecine industrielle”. Il est temps de rompre avec ce paradigme partiel et partial pour adopter un modèle pluriel. ” 181 mm (Onco Hémato - MHDN) 160 | La Lettre du Psychiatre • Vol. VIII - no 6 - novembre-décembre 2012