Les mots et les hommes
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Les mots et les hommes
La Lettre du Psychiatre - Vol. IV - n° 3-4 - mai-juin-juillet-août 2008
anxiété sociale isolée entraînant un handicap subjectif chez tel
patient, mais pas chez tel autre dont l’anxiété n’a pas de reten-
tissement social. La notion de handicap est ainsi devenue un
élément séméiologique à part entière. On observe de même
aujourd’hui des prescriptions fondées uniquement sur la plainte
subjective de fatigue. Ces “symptômes”, initialement considérés
comme résultant de l’intensité d’un trouble, sont devenus des
facteurs de gravité de ce dernier puis des éléments autonomes, à
un même niveau séméiologique. Ainsi la fatigue d’être soi, selon
la belle formule d’A. Ehrenberg, est-elle devenue aujourd’hui
un symptôme-plainte intrinsèque, au même titre que d’autres
plus classiques.
Les manifestations symptomatiques des troubles mentaux sont
des signaux qui témoignent d’une souffrance. Leur caractéristique
en psychiatrie est qu’elles s’adressent à un tiers. Elles ne se conten-
tent pas d’exister (comme le ferait la valeur d’une glycémie) : elles
comportent intrinsèquement dans leur expression la mention
d’un destinataire. Le premier destinataire est sans doute le patient
lui-même. Elles sont donc soumises, comme toute information,
aux lois qui régissent la communication dans notre monde et
particulièrement à celles associées à la consommation. Les
plaintes symptomatiques en tant qu’objets de communication
comportent et anticipent une série de présupposés, notam-
ment le droit d’être entendu, d’obtenir une réponse légitime. Il
existe ainsi, dans toute plainte, un destinataire, de même qu’une
représentation de la pensée de l’autre, de ce qu’il devrait faire,
notamment lorsqu’il s’agit d’un médecin. Toute plainte comporte
implicitement une anticipation de ce que son destinataire devrait
ou pourrait faire – et, particulièrement, prescrire.
On le voit, une grille d’analyse unique présidant universellement
à la prescription est donc improbable. Le clinicien doit trouver
un équilibre entre plusieurs modèles séméiologiques. Pour une
part, il considèrera les symptômes observés comme résultant
d’un désordre cérébral témoignant des contraintes intrinsèques
du dysfonctionnement de l’organe cerveau. Il tentera, dans le
cadre de cette approche, d’identifier les invariants biologiques
qui sous-tendent ces manifestations ainsi que les ruptures qu’ils
opèrent vis-à-vis du fonctionnement antérieur. Mais il devra
aussi, et concomitamment, inclure dans la symptomatologie
observée les modalités du vécu pathologique. Cela est impor-
tant car c’est à partir de cet éprouvé que le patient percevra sa
souffrance, demandera de l’aide et validera la pertinence de la
prescription. Lors d’une prescription de psychotrope, ces deux
niveaux d’analyse clinique complémentaires sont présents, et ce
à deux conditions. D’une part, la prescription d’un psychotrope
est indissociable d’une connaissance scientifique du cerveau.
Le psychotrope prescrit agira sur un système neurobiologique,
quelle que soit la représentation du symptôme ou de la souf-
france. Ignorer les règles fondamentales de psychopharmacologie
est un manquement à l’éthique, c’est pourquoi le prescripteur
ne pourra pas faire l’économie de l’apprentissage actualisé des
grands principes du fonctionnement biologique du cerveau.
D’autre part, l’engagement du patient dans le soin, notamment
dans la prise d’un psychotrope, présuppose l’existence d’un
désir de changement, une représentation de soi suffisamment
construite pour anticiper un avenir différent. De même, l’ab-
sence de modèle de représentation globale de la pensée et des
émotions humaines est incompatible avec la prescription d’un
psychotrope. On comprend donc que cette dernière possède dans
le même temps une base scientifique et psychothérapeutique.
On peut ainsi affirmer que la prescription d’un psychotrope est
partie intégrante d’une démarche psychothérapeutique parce
qu’elle présuppose un désir, un espoir et des représentations
psychologiques.
UN ÊTRE HUMAIN SOCIAL ET STATISTIQUE
La prescription d’un psychotrope à un patient se fonde aussi
sur d’autres considérations, sur une autre histoire que celle du
patient. Elle s’appuie en particulier sur la reconnaissance des
invariants symptomatiques décrits dans l’espèce humaine de
façon très diverse depuis l’Antiquité, regroupés initialement
sous le vocable “maladies de l’âme” et aujourd’hui répertoriés
dans le Diagnostic and statistical Manual of Mental Disorders
(DSM). Mais la prescription inclut aussi une autre histoire,
celle de la neuropsychobiologie, moins ancienne mais tout
aussi évolutive. Ces deux approches classificatoires et neuro-
biologiques, bien que revendiquées par la science, possèdent
comme elle des présupposés culturels fortement influencés
par les changements sociaux et techniques des époques où
elles ont vu le jour.
Par exemple, l’industrialisation et l’urbanisation ont entraîné
des changement tels que certains comportements associés à
des maladies comme la psychose sont apparus sous l’angle de la
pathologie mentale alors qu’ils étaient jusque-là absorbés, assi-
milés dans la vie sociale, à cause de leur rareté. Les psychotiques
jusqu’alors bergers, saisonniers ou assis près de l’âtre ont ainsi été
soudain mis sous les feux des projecteurs de cités moins absor-
bantes où, chacun devant travailler dans un emploi déterminé,
il n’était plus possible de s’intégrer au groupe. Les changements
sociétaux ont, entre autres choses, fait émerger dans les classi-
fications une pathologie jusqu’alors non décrite.
Toujours dans le même registre, une fonction non clinique
du DSM réside dans son rôle d’identification d’un barême de
remboursement et d’aide financière. Le modèle classificatoire
qui présidait à l’époque de ces acquis était le modèle psychana-
lytique. Sa nature et ses bases théoriques fondées sur la relation
transférentielle, donc sur un rapport de deux sujets singuliers
impliqués dans une relation exclusive et délibérée, ne pouvaient
pas convenir à cette approche classificatoire. Là encore, les
changements sociétaux dans lesquels le groupe social se mobi-
lisait pour soutenir ses différents membres ont conduit à des
modifications de perspective qui ont fondamentalement changé
les présupposés de la prescription.
Il en va de même de la connaissance du fonctionnement
biologique cérébral, issue autant du progrès des sciences et
des méthodes de mesure (particulièrement de l’imagerie) que
des représentations culturelles du comportement humain
(notamment le recours au comportement comme validateur