
SENAT —
SEANCE
DU
8
JUILLET
1982
3485
— —
PRIX ET REVENUS
Rejet d'un projet de loi déclaré d'urgence.
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion du projet
de loi, considéré comme adopté par l'Assemblée nationale aux
termes de l'article
49,
alinéa
3,
de la Constitution, après décla-
ration d'urgence, sur les prix et les revenus.
[N" 441, 445
et
447 (1981-1982).]
Conformément à la décision prise par la conférence des pré-
sidents, en application de l'article
50 du règlement, aucun amen-
dement A ce projet de loi n'est plus recevable.
Conformément à la décision prise par le Sénat le
1"
juil-
let
1982,
aucune inscription de parole dans la discussion générale
de ce projet de loi n'est plus recevable.
Dans la discussion générale, en accord avec le Gouvernement,
la
parole est à M. le rapporteur.
M. Michel
Chauty,
président
et rapporteur
de la commission
des affaires économiques et
du
Plan.
Si je me trouve à cette
tribune en cet instant, je le dois à un accident. C'est, en effet,
ce qui est arrivé à notre ami Marcel
Lucotte,
qui était le
rapporteur désigné par notre commission. Voilà quelque dix
jours, il a malheureusement été victime, chez lui, d'un accident
qui va certainement l'immobiliser pendant un temps assez long.
Comme nous n'avons été avertis que le lendemain, qui était
un lundi, il a fallu prendre hâtivement des dispositions, au sein
de la commission, pour rédiger le rapport dès le jeudi et mes
collègues m'ont mandaté à cet effet.
Je vous ai donné cette explication car, s'agissant d'un sujet
éminemment politique, il est plutôt inhabituel que le président
d'une commission soit en même temps le rapporteur.
Je ne présenterai pas le texte du projet de loi puisque M. le
ministre a eu l'occasion de le faire au moins devant deux
commissions, que plusieurs autres en sont saisies et que nous
en connaissons tous la philosophie. Je vous communiquerai donc
seulement les observations de la commission des affaires écono-
miques et du Plan.
Le philosophe anglais
"
Thomas Carlyle s'est rendu célèbre
auprès de générations d'économistes pour avoir affirmé,
dit-on,
que
«
l'économie est une science lugubre
».
Conscient de ce
sombre et docte précepte, je m'efforcerai donc d'être bref, pour
être écouté, d'être clair, pour être entendu, d'être précis, pour
être
—
je l'espère
—
suivi.
Point n'est besoin d'aborder le dispositif du présent projet
de loi pour être surpris, choqué et mécontent. Que
lit-on,
en
effet, dès le second paragraphe de l'exposé des motifs
?
La poursuite et l'aggravation de la récession mondiale, ajou-
tées au délabrement dans lequel se trouvait l'économie française
lors de la prise en charge des affaires du pays par l'actuelle
majorité, entraînent des difficultés majeures qu'il nous faut
combattre avec rigueur.
»
Faisons un bref retour en arrière. Lorsque le précédent Gou-
vernement faisait état de la
«
contrainte extérieure
»
pour jus-
tifier les résultats de sa politique économique, l'argument était
rejeté sans autre forme de procès par les économistes qui pré-
sident actuellement aux destinées de la France. Dans les assem-
blées, il ne suscitait chez certains que sourires ironiques, mur-
mures réprobateurs ou indignations vertueuses. Et maintenant,
elle réapparaît cette fameuse contrainte extérieure.
Fidèle à mes analyses précédentes, je dois reconnaître qu'elle
est
effectivement préoccupante. Mais deux chocs pétroliers ce
n'était pas rien non plus
!
Et puis il faut être clair sur la nature
de l'évolution conjoncturelle récente de la situation économique
mondiale.
Dès le quatrième trimestre de
1981,
il était plus que prévisible
que la reprise attendue n'aurait pas lieu. Et pourtant, des textes
aussi importants que le plan intérimaire ou les ordonnances
sociales ont été défendus sur cette hypothèse erronée. Comment
ne pas être pessimiste sur leurs chances de succès
?
Et puis n'oublions pas trois données fondamentales
:
première-
ment, les cours mondiaux des matières premières ont baissé
de plus de
6
p.
100
en un an
;
deuxièmement, le prix du baril
de pétrole exprimé en dollars a baissé de
4,5
p.
100
entre mars
1981
et mars
1982 ;
troisièmement, la première dévaluation du
franc d'octobre
1981
aurait dû améliorer notre compétitivité, ce
qui ne semble malheureusement
pas
le cas.
Voilà qui, A mes yeux, fait justice de
ce
premier type
d'argument.
Le deuxième type d'argument me paraît encore plus choquant.
En effet, dire de la situation économique de la France qu'elle
était, en mai
1981,
délabrée, voilà qui ne saurait que surprendre,
ce dernier verbe relevant plutôt de l'art de la litote que de la
technique du
maximalisme.
Ainsi donc, nous vivions dans une économie menaçant ruine et
nous ne nous en rendions pas compte. Il faut croire que cette
erreur de jugement était très partagée, puisque même les mem-
bres de la commission Bloch-Lainé, désignés pourtant par le
Gouvernement, ont porté un diagnostic mesuré sur l'état de
la
France. Un honnête homme à la recherche de la vérité, pourrait
y lire
: «
qu'entre
1970
et
1980,
la tenue du franc sur les mar-
chés des changes a été bonne
;
que la France a été, avec les
Etats-Unis, le seul pays de l'O. C.
D. E.
dont les besoins de finance-
ment des administrations publiques n'ont pas dépassé
2
p.
100
du
produit intérieur brut
;
que la politique énergétique de la France
a été persévérante et cohérente
;
que l'industrie, malgré ses
handicaps structurels et la faiblesse des investissements, a su
s'adapter
;
qu'entre
1964
et
1979
l'industrie française a rattrapé
son retard sur son homologue allemande, a dépassé sa concur-
rente anglaise
;
que la politique sociale et la lutte contre les
inégalités ont enregistré des progrès et des résultats incontes-
tables.
»
D'ailleurs, notre Haute assemblée avait déjà attiré l'attention
du public averti sur la valeur de ce que l'on appelle maintenant
«
l'héritage
».
Il suffira de se référer aux excellents rapports
de nos collègues Braconnier, sur le plan intérimaire, Collet, sur
les ordonnances, et Blin sur les lois de finances.
Tant il est vrai, en définitive, que s'il est de bons héritages,
il est aussi des fils prodigues.
Après avoir démontré que le Gouvernement tentait d'esquiver
ses responsabilités en les rejetant sur la conjoncture interna-
tionale et sur un prétendu délabrement, je voudrais m'attacher
à dresser le bilan de la politique menée depuis maintenant plus
d'une année.
La première phase de la politique économique consistait, nous
a-t-on
dit, à favoriser la relance par la consommation. En un
semestre,
6
milliards de francs de pouvoir d'achat ont été injec-
tés dans le circuit économique. Justifiée dans certains cas, cette
politique a exercé les effets mécaniques que l'on pouvait aisé-
ment prévoir. Pendant deux trimestres, la croissance a été relan-
cée. Entre le premier et le quatrième trimestre de
1981,
la crois-
sance du P. I. B. marchand en France a été de
2,2
p.
100 alors
que, pour cette même période, le P. I. B. trimestriel baissait de
0,4
p.
100
en Italie, de
1,1
p.
100
aux Etats-Unis et n'augmentait
que de
0,4
p.
100
en République fédérale d'Allemagne.
Donc, un accessit pour la France.
Mais l'évolution du taux de pénétration du marché français
depuis le printemps
1981
exprime, dans un second temps, que
les importations de produits manufacturés ont considérablement
progressé.
Au total, d'avril
1981
à avril
1982,
les importations de produits
finis de consommation ont, en effet, augmenté de
22
p.
100!
Plusieurs causes expliquent ce phénomène
—
décalage de
conjoncture, perte de compétitivité
—
mais l'accélération en est
due, pour une large part, à l'injection de pouvoir d'achat qui,
finalement, aura proportionnellement plus profité aux entreprises
étrangères qu'aux entreprises françaises.
C'est d'ailleurs ce que vous déclariez à l'Assemblée nationale,
monsieur le ministre, en présentant ce projet de loi sur les prix
et les revenus
: «
Le réajustement monétaire était devenu indis-
pensable, car notre appareil productif n'avait pas su profiter
des chances offertes par une relance prudente, mais significative,
et aussi à cause de facteurs spéculatifs.
»
La relance par la consommation s'est donc perdue dans les
sables.
Si l'on aborde maintenant le dossier douloureux du chômage,
force est de reconnaître la modestie des résultats obtenus.
D'avril
1981
à avril
1982,
le nombre des personnes sans emploi
s'est accru de
17
p.
100.
Dix-sept p.
100
seulement, ai-je entendu
dire à de nombreuses reprises. Certes, mais ce taux ne doit pas
masquer la vérité. Il apparaît relativement modeste, uniquement
parce que la base de calcul est malheureusement élevée.
En outre, l'on affirme que, maintenant, la France ferait mieux
que l'Allemagne fédérale. Mince consolation, et consolation trom-
peuse, car depuis
1980 —
je souligne
1980 —
le chômage aug-
mente moins vite en France qu'en
R.
F. A.
;
les chiffres figurent
dans mon rapport écrit.