Damien Clerget

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UNE RELECTURE DE LA MODERNITÉ POLITIQUE
Damien Clerget «QSPQPTEF-F1SJODJQFEµPCMJHBUJPOEF#SVOP#FSOBSEJ1BSJT7SJO&)&44
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Les sociétés démocratiques portent en elles le principe de leur
dissolution. Ce jugement de Tocqueville n’a pas valeur de prophétie,
mais il prend la mesure d’un risque persistant. Nos sociétés saurontelles éviter que leur tendance naturelle à l’individualisme ne tourne un
jour en suicide programmé ? Comment prévenir la lente dissolution
du social sous la poussée des égoïsmes ? Bruno Bernardi partage
tout à la fois l’inquiétude de Tocqueville et son désir de chercher des
solutions ailleurs que dans un pur et simple retour à l’Ancien. C’est
dans la modernité elle-même qu’il convient de trouver, s’il y en a,
les ressources pour échapper aux dangers de sa maturité. Une telle
ambition ne se nourrit pas seulement de la conviction que tout regressus
serait impossible. Plus radicalement, elle se fonde sur le constat que
la modernité politique, dans l’élaboration philosophique qu’elle s’est
donnée d’elle-même, n’a pas eu d’autre préoccupation que celle-là.
Loin d’avoir ignoré le problème, les penseurs de la modernité n’ont
eu en effet de cesse d’y revenir et de s’y confronter. Mieux encore : ce
problème pourrait être assumé comme le noyau conceptuel autour
duquel toute la modernité gravite.
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Bruno Bernardi tire ici profit d’un petit texte très suggestif, issu de
la sixième des Lettres écrites de la montagne, où Rousseau s’efforce de
clarifier la position qu’il tient dans le champ de la philosophie politique :
« Qu’est-ce qui fait que l’État est un ? C’est l’union de ses membres.
Et d’où naît l’union de ses membres ? De l’obligation qui les lie. Tout
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est d’accord jusqu’ici. Mais quel est le fondement de cette obligation ?
Voilà où les auteurs se divisent ». Le principe d’obligation serait donc
le fil d’Ariane qu’il conviendrait de suivre afin de saisir correctement
la thématique commune de la modernité politique, ainsi que la
source de ses divergences. Si tout ordre politique doit être conçu sous
l’horizon d’une liberté des volontés individuelles, comment penser
l’obligation qui doit assujettir ces volontés à un ordre commun ? « Les
présuppositions retenues, écrit Bernardi, ne laissent que deux voies pour
fonder l’obligation : soit l’assujettissement à une volonté supérieure,
soit la convention de volontés se liant les unes aux autres. Le principe
commun qui les unit se trouve donc, d’un autre point de vue, la source
de l’opposition des diverses pensées politiques ». C’est donc à éprouver
l’hypothèse de Rousseau dans un projet de clarification conceptuelle de
la modernité que s’efforce l’auteur.
Sans nous prononcer encore sur le succès de l’entreprise, reconnaissons
tout ce qui en fait déjà l’originalité. Transformer un point d’ombre de
la modernité (la difficulté de penser l’obligation) en vecteur interne de
sa cohérence, est une proposition qui ne manque pas de charme. Le
principe d’obligation ne serait donc plus l’écueil où la modernité vient
achopper. Il serait littéralement le foyer où la modernité se constitue :
« Si l’obligation est bien le problème de la modernité, ce n’est donc
pas comme un problème qui se pose à elle, comme la marque de son
inconsistance, mais comme le problème qu’elle se pose elle-même et qui
lui donne consistance » (p. ). C’est qu’il y a en effet bien des manières
de concevoir la modernité politique, selon qu’on privilégie l’émergence
du principe de Souveraineté, l’autonomisation de l’ordre politique
par rapport à l’ordre religieux, la reconnaissance à l’individu de droits
subjectifs, la distinction de la société civile d’avec la société politique...
Quoi de commun entre ces différents aspects ? Il semble bien difficile
de qualifier de moderne tout à la fois l’affirmation d’un pouvoir d’État
émancipé des lois et la limitation de ce pouvoir au profit d’individus
libres. L’interprétation libérale de la modernité est naturellement
conduite à négliger intentionnellement cette autre forme institutionnelle
de la modernité politique que constitue la théorie de la Souveraineté.
L’apparente contradiction se dissipe rapidement, dès qu’on choisit
d’intégrer ces deux aspects au problème du fondement de l’obligation
: la théorie contractualiste s’efforce de fonder l’obligation passive sur
l’obligation active (« je suis obligé parce que je me suis d’abord obligé »),
tandis que la théorie de la Souveraineté tâche au contraire de fonder
l’obligation active sur l’obligation passive (« je m’oblige parce que j’y suis
obligé »). Dans les deux cas, comme on voit, l’obligation est posée.
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Et avec l’obligation, c’est la volonté qui fait aussi son entrée en
politique : « L’obligation devant être entendue comme ce par quoi une
volonté est liée, une seconde présupposition serait également commune
à la modernité politique : la représentation de l’individu comme
volonté » (p. ). En dépit du fait que le privilège du Souverain semble
faire peu de cas des volontés individuelles, il n’en repose pas moins déjà
sur un pouvoir d’obliger qui admet en principe la liberté des sujets. La
singularité du pouvoir d’État c’est la manière radicalement neuve de
penser l’obéissance en terme d’obligation. C’est chez Bodin, auquel est
consacrée la première étude de l’ouvrage, que se perçoit l’émergence
de cette nouvelle façon de voir. Elle prend l’allure d’une thèse par
laquelle le souverain se trouve justifié au nom même de la volonté libre
des sujets. Seule, en effet, une volonté est à même d’obliger une autre
volonté. Il n’y aura donc d’obligation qu’à l’intérieur d’un rapport de
volonté à volonté.
On constate que la grille de lecture proposée par Rousseau et
revendiquée par l’auteur se révèle particulièrement féconde. Elle
permet notamment de restituer des continuités, là où on serait tenté
de ne voir que rupture et changement d’horizon. Car c’est bien dans
la comparaison avec Bodin qu’il faut encore penser le jusnaturalisme et
ses difficultés. Ici, le problème de l’obligation revêt l’allure particulière
d’un conflit des facultés : alors que pour Grotius l’obligation naturelle
est d’abord obligation envers soi-même dans l’obéissance à la raison,
Pufendorf n’admet au contraire qu’une soumission de la volonté au
pouvoir contraignant de la volonté. « Le jusnaturalisme semble ainsi
pris dans un étau : soit il fonde l’obligation naturelle sur la raison et
se trouve former un concept de l’obligation morale dont il a le plus
grand mal à tirer l’obligation politique, soit il pense l’obligation comme
sujétion d’une volonté à une autre et vide de contenu moral la relation
d’obligation ». La théorie du droit naturel sanctionne l’échec de toute
tentative entreprise en vue de donner à l’obligation politique une
origine naturelle.
Tout ce cheminement – faut-il s’en étonner ? – prépare l’apothéose
de la théorie rousseauiste. C’est à l’auteur du Contrat social que
revient en effet le mérite d’avoir pensé une manière d’être obligé qui
préserve intacte la possibilité de s’obliger soi-même. Bruno Bernardi
appuie son interprétation sur une lecture minutieuse qui force
l’adhésion.
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Il n’en demeure pas moins que la perspective qui conduit à ce triomphe
de la pensée rousseauiste rendait assuré un tel dénouement. Après tout,
l’impressionnant parcours argumentatif qui vise à valider l’hypothèse de
Rousseau empreinte des voies et passe par des jalons qui présupposaient
déjà une certaine forme d’adhésion. Comment justifier en effet le
choix des auteurs que cette étude a retenus ? On y trouve Bodin, mais
pas Machiavel ; on y trouve Grotius et Pufendorf, mais ni Hobbes ni
Locke ; Barbeyrac et Burlamaqui, mais pas Montesquieu. En somme,
on y trouve les protagonistes que Rousseau lui-même s’était donné
ou aurait pu se donner. En lecteur scrupuleux de Rousseau, Bernardi
s’est efforcé d’identifier précisément tous ceux à qui Rousseau faisait
implicitement référence. Ainsi a-t-il été conduit, dans la logique des
travaux entrepris par R. Dérathé, à identifier les sources de la pensée
rousseauiste, celles à partir desquelles cette pensée se déploie et se
justifie. Dans la lignée des auteurs dont se revendique Rousseau luimême cohabitent Sidney, Althusius, Locke, Montesquieu, l’abbé de
Saint-Pierre. Aucun de ceux-là ne figurent dans l’enquête. C’est que
Bernardi a préféré voir dans ce catalogue hétéroclite un repoussoir
commun : « aucun n’est à proprement parler un théoricien du droit
naturel ». C’est donc contre le droit naturel et en faveur du droit positif
que, à l’intérieur de la tradition contractualiste, Rousseau semble avoir
choisi ses alliés. Cette interprétation est tout à fait convaincante, et elle
conduit naturellement à faire une place importante à ceux que Rousseau
nomme les « jurisconsultes ».
Ce choix de respecter une classification « rousseauiste » des auteurs n’en
conduit pas moins à un certain parti pris. En respectant scrupuleusement
cette sélection, Bernardi n’a pas eu de peine à montrer que la modernité
politique se pliait effectivement au jugement de Rousseau. Mais c’est au
prix d’une minimisation excessive des différences qui séparent la pensée
de Rousseau de celle de Locke, ou de Montesquieu. Sur l’essentiel, écrit
Bernardi, ces penseurs se rejoignent : la convention, et la convention
seule, est le fondement de l’obligation. Or, justement, il n’est pas du tout
certain que cette thèse constitue une « prémisse » essentielle de la pensée
politique de Locke. Non que Locke n’ait effectivement soutenu cela...
mais on peut douter que la théorie de la convention (comme le problème
du fondement de l’obligation) constitue une aussi bonne voie d’accès
à la philosophie lockienne qu’à la philosophie de Rousseau. Bernardi
admet humblement que la différence entre les deux auteurs est sans
doute plus importante qu’il ne veut bien le dire ; mais, écrit-il, « notre
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but étant ici seulement de dresser l’arbre généalogique de la modernité
politique selon Rousseau, il ne saurait être question d’aller plus avant
dans l’examen de la relation de Rousseau à Locke ». La justification est
curieuse, car elle revient à assumer ouvertement la partialité du point
de vue sur la modernité au nom d’une fidélité maintenue à la pensée
de Rousseau.
Il serait sans doute légitime de se demander en quel sens cette généalogie
fonde l’hypothèse de Rousseau : lui donne-t-elle raison, comme le
prétend l’auteur ? Ou n’en rend-elle pas plutôt raison ? N’est-ce pas
parce qu’il s’est montré fin connaisseur de la tradition jusnaturaliste, et
qu’il a su porter remède à ses impasses théoriques que Rousseau a été
conduit à placer le problème du fondement de l’obligation au cœur
même du projet moderne ? Ce soupçon n’ôte rien à l’intérêt de l’ouvrage.
Bruno Bernardi s’est livré à une enquête passionnante et rigoureusement
attentive au détail des textes. Il a su sortir de l’ombre, avec une grande
pénétration, des auteurs rarement lus et rarement compris. Du point
de vue de la compréhension de Rousseau lui-même, sa contribution est
significative. Mais il n’est pas certain qu’elle suffise à renouveler notre
approche de la modernité politique.
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L’EXPÉRIENCE DANS LA PHILOSOPHIE
TRANSCENDANTALE
Philippe Descamps Il est des livres qu’on n’oublie pas. Ils sont rares, ils sont précieux.
Mais surtout ils modifient profondément la lecture que l’on peut avoir
des grandes œuvres classiques. C’est d’ailleurs à cela qu’on les reconnaît
immédiatement. La Médiation de l’expérience en fait partie, à plus d’un
titre. Avec cette étude rigoureuse et savante, ardue assurément, Valérie
Kokoszka a fourni un peu plus qu’un simple essai, beaucoup plus qu’une
simple relecture de l’idéalisme allemand, elle a imposé une problématique
et formulé des questions fondamentales pour la compréhension de
l’essence même de la philosophie transcendantale.
Le point de départ du travail de Kokoszka peut s’exprimer en des
termes particulièrement simples, et c’est sans doute là le propre des
questionnements authentiquement philosophiques : « L’idéalisme
transcendantal entretient des relations suspectes avec le monde de
l’expérience dont il entend délivrer les conditions de possibilité a priori
en faisant retour à un principe ultime, la subjectivité transcendantale »
(p. ), ce trouble et l’ambiguïté de ce rapport à l’expérience a d’ailleurs été
le point d’ancrage des critiques et des objections formulées à l’encontre
de l’idéalisme transcendantal accusé de ne jamais pouvoir atteindre
ni appréhender le monde de l’expérience. Qu’il s’agisse de considérer
le formalisme kantien, vilipendé en raison du dualisme fondamental
qu’il finirait par imposer au risque de la cohérence même du système
critique, qu’il s’agisse de la spéculation de Schelling par trop teintée de
romantisme, de la christologie fichtéenne sur laquelle de si nombreux
commentateurs se sont échinés sans toujours parvenir à en réduire les
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apories, qu’il s’agisse enfin de la phénoménologie husserlienne qui
demeure en apparence enfermée dans un subjectivisme insoutenable, la
philosophie transcendantale dans son ensemble, malgré la multiplicité
des formes et des modalités qu’elle a pu adopter depuis son inauguration
kantienne, souffre du rapport problématique qu’elle entretient avec
l’expérience, avec le sensible et finalement, du point de vue du sujet
lui-même, avec la finitude.
En prenant à bras le corps une telle interrogation, Kokoszka n’entend
pas sauver à tout prix la philosophie transcendantale, elle cherche
simplement à montrer que celle-ci n’a jamais oublié sa question
fondatrice, celle de la possibilité même de l’expérience et plus encore,
puisque la philosophie transcendantale dans son ensemble a affirmé
le primat de la raison pratique sur la raison théorique, celle de la
réalisation de la liberté dans le monde sensible. Reprenant à nouveaux
frais l’interprétation de la Typique de la Critique de la raison pratique,
l’auteur fixe le programme, complexe et ambitieux, de l’idéalisme
transcendantal post-kantien pour lequel il s’agit de répondre à l’exigence
inconditionnée de liberté sans renoncer au monde et sans se contenter
de l’inscrire dans un règne des fins principiellement inaccessible.
Comme elle le dit à propos de Fichte : « une philosophie de la liberté ne
se console pas de la perte de son champ mondain de réalisation dans la
fascination de son propre pouvoir de penser : il lui faut agir » (p. ).
Autrement dit, l’idéalisme transcendantal aurait, après Kant, cherché
avant tout à sortir de l’alternative exclusive « la liberté ou le monde »
pour penser la liberté dans le monde et pour penser l’expérience comme
le médium nécessaire de la liberté. C’est en suivant le fil rouge tracé par
un tel projet que Kokoszka arrive à lier des recherches aussi diverses
que celles de Schelling, Fichte et Husserl pour souligner comment,
par delà ce qui sépare ces philosophies, l’idéalisme transcendantal a
voulu que la liberté fasse de la sphère du déterminisme naturel son
monde et non sa négation. Elle montre ainsi comment Fichte et Husserl
ont pensé conjointement et de manière indissociablement nouée la
genèse du monde et la naissance de la conscience libre. À propos de la
phénoménologie husserlienne elle insiste sur son attachement à montrer
que « la liberté n’est pas tant l’acte par lequel la subjectivité s’ébroue de
ses passions ou de ses tendances, ni l’acte d’adhésion à ses règles morales
et à ses principes absolus, mais l’acte d’auto-méditation ». (p. ) et
que « la liberté ne tente pas l’exercice d’un acte libre [mais] ambitionne
de donner intégralement une forme singulière à la vie monadique, une
forme qui configure en liberté tout acte de la subjectivité » (ibid.), les
ambitions de liberté du sujet se trouvant ainsi « vivifiées à l’épreuve du
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monde » (ibid.) et « la fidélité à soi du moi [étant] d’emblée confiée à
son environnement mondain, aux situations dans lesquelles il fait et
réitère le choix de son sens » (ibid.).
Si le travail de Kokoszka est assurément convaincant, il présente encore
bien d’autres vertus. Il souligne notamment la fécondité intarissable
de la philosophie transcendantale et annonce l’ampleur de sa tâche
encore à venir. Enfin – et la chose est suffisamment rare pour que l’on se
permette d’insister – cet ouvrage allie une écriture excessivement serrée,
technique et rigoureuse à une élégance parfois étonnante qui ne peut
qu’enthousiasmer le lecteur.
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L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE
SELON RAWLS
Nicola Riva
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Ce volume, édité par Samuel Freeman, complète la publication des
leçons d’histoire de la philosophie de Rawls commencée en  avec les
Lectures on the History of Moral Philosophy éditées par Barbara Herman
(Harvard University Press). Il comprend les leçons sur Hobbes, Locke,
Hume, Rousseau, Mill et Marx. En appendice se trouvent en outre
quelques leçons sur Sidgwick et Butler. Il s’agit de matériel préparé
par Rawls – et plusieurs fois révisé au fil des années – pour le cours
de « Modern Political Philosophy » qu’il a tenu à Harvard à partir de
la moitié des années soixante jusqu’en . Dans certains cas (c’est
le cas des leçons sur Hobbes et Hume) il s’agit de la transcription
d’enregistrements complétée par des notes de l’auteur. Souvent, une
partie du cours de philosophie politique moderne était dédiée par Rawls
à l’exposition de sa propre conception de la justice : Justice as Fairness:
A Restatement, publié en  édité par Erin Kelly, était à l’origine une
synthèse mise à disposition des étudiants.
Mon intention n’est pas de discuter la valeur herméneutique des
leçons de Rawls. En général, son interprétation – sans prétendre
à l’originalité – semble plausible : elle est très claire (au point d’être
quelque fois répétitive) et elle est étayée par de fréquentes références aux
textes des auteurs examinés. Ce qui est évident – et plusieurs fois déclaré
de façon explicite – c’est l’intention de Rawls de fournir l’interprétation
(qui lui semble) la meilleure, la plus cohérente et raisonnable des théories
considérées.
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L’aspect le plus intéressant de ce volume est sa contribution à la
compréhension de l’ouvrage théorique de Rawls lui même . Le volume
contient nombreuses références à la justice comme équité et aux idées
fondamentales du libéralisme politique. Rawls trouve dans l’œuvre des
auteurs classiques des idées qu’il a lui-même utilisées pour formuler
sa propre conception de la justice. Ainsi, par exemple, il trouve chez
Hobbes la distinction entre le rationnel et le raisonnable (p. -),
tandis que dans la notion de volonté générale de Rousseau, il voit une
anticipation de l’idée de raison publique (p. -).
Dans ce contexte, je vais considérer certains aspects particulièrement
intéressants du point de vue théorique.
Le premier de ces aspects concerne la troisième des leçons dédiées à
Locke (p. -). Locke pense que du pacte social il pourrait sortir un
class state, c’est à dire un État dominé par une classe, dans lequel les droits
de participation politique active, bien que formellement accessibles à
tous (les hommes blancs et adultes), sont attribués sur la base de la
propriété. Un tel État serait donc légitime. Rawls, en reprenant en partie
un article par Joshua Cohen , explique comment Locke peut arriver à
une telle conclusion. L’idée est que les gens économiquement avantagés,
bien qu’intéressés à conclure un pacte de coopération avec les gens moins
avantagés, n’auraient aucun intérêt à le faire, à moins que le contenu
de ce pacte ne limite la possibilité de ces derniers d’utiliser l’autorité
souveraine pour les priver de leurs avantages. Par contre, les gens les plus
désavantagés auraient un intérêt à conclure un pacte avec les gens les plus
avantagés même en acceptant d’être exclus des droits de participation
politique active. Selon Rawls, cela démontrerait que l’information dont
les parties qui stipulent le pacte disposent – en particulier l’information
sur leur propre condition économique – peut influencer le contenu du
pacte social. Donc – conclut-il – il est nécessaire de limiter l’information
dont les parties disposent, par exemple, en les imaginant soumises à
un voile d’ignorance (cf. TJ, § ; JF, § ) pour éviter des résultats
contraires à nos intuitions morales les plus fortes (comme la justification
d’un class state).
Cette conclusion est problématique. Si la seule justification du voile
d’ignorance est la volonté d’exclure des résultats contraires à nos intuitions
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morales, on pourrait se demander si on ne devrait pas plutôt réviser ces
intuitions. Aucune de nos intuitions n’est par principe exclue d’une telle
révision, selon la méthode de l’équilibre réfléchi (cf. JF, § ). Dans la
théorie de Rawls on trouve une autre justification du voile d’ignorance,
indépendante et plus forte : le résultat de la délibération sur les principes
qui devraient modeler la structure de base de la société ne doit pas être
influencé par des facteurs dépendants de conformations particulières
de la structure de base elle-même (comme la condition économique des
individus). Une différence importante entre le contractualisme de Locke
(et des ses disciples contemporains ) et celui de Rawls consiste alors dans
le fait que, tandis que pour Locke les droits de propriété dépendent de la
loi naturelle et précédent le pacte social, pour Rawls ils font partie de la
structure de base de la société elle-même et doivent être conformes aux
principes de justice sélectionnés par les parties dans la position originelle
et ne peuvent donc pas la précéder (cf. PL, lecture VII).
Un deuxième aspect intéressant du volume réside dans la comparaison
entre la justice comme équité et la conception de la justice qui semble
être implicite dans l’œuvre de Marx. Rawls est d’accord avec ceux qui
– comme G.A. Cohen – pensent que la critique de Marx du capitalisme
est fondée sur une conception de la justice. Le capitalisme serait injuste
parce que fondé sur l’exploitation des travailleurs. Au capitalisme, Marx
oppose l’idéal d’une société juste, sans exploitation, constituée par des
travailleurs librement associés. Rawls n’écrit rien qui puisse suggérer
qu’il ne partage pas la condamnation de l’exploitation de Marx. Il est
possible de penser que les deux les modèles sociaux qu’il pense être
compatibles avec les principes de la justice comme équité, c’est-à-dire
la démocratie propriétaire et le socialisme libéral, sont des modèles
sociaux sans exploitation : dans l’un et dans l’autre cas, les travailleurs
auraient la propriété et le contrôle des moyens de production, dans la
démocratie propriétaire en tant que individus, dans le socialisme libéral
en tant que collectivité. Cela dit, Rawls n’est pas d’accord avec Marx à
propos des principes qui devraient gouverner une société juste. Marx
décrit deux différents modèles de société post-capitaliste qu’il pense être
destinés à se succéder au cours du développement historique et social:
la société socialiste et la société communiste. Dans les deux modèles, les
travailleurs auraient la propriété et le contrôle des moyens de production.
Mais dans la société socialiste le produit de la coopération sociale serait
partagé entre les travailleurs en proportion de la contribution de chacun
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à la coopération elle-même, tandis que dans la société communiste le
produit serait partagé entre les individus sur la base de leurs besoins, de
façon indépendante de leur contribution à la coopération sociale. Plus
précisément, dans la société communiste, l’abondance des ressources
déterminerait l’élimination d’une des circonstances de justice : la rareté
des ressources. Cela ferait de la justice une vertu non nécessaire.
Rawls pense que la justice comme équité est plus égalitaire que la
conception de la justice propre à la société socialiste, parce qu’elle
prévoit (par le principe différence) une forme de compensation pour
les inégalités dans les talents naturels, qui ne serait pas compatible avec
l’idée que le produit de la coopération sociale devrait être partagé entre
les individus seulement sur la base de leur contribution à la coopération
elle même (p. -). Par contre, Rawls semble croire que, même si la
circonstance de la rareté des ressources pouvait être éliminée – possibilité
qu’il tend à exclure – il continuerait à y avoir de l’espace pour la justice
dans une société bien ordonnée. En soutenant cela Rawls semble
suggérer que la rareté des ressources est une circonstance de la justice,
pas dans le sens d’une condition qui rend la justice nécessaire (puisque la
justice serait nécessaire même si les ressources étaient abondantes), mais
dans le sens d’une condition dont il faut tenir compte en formulant une
conception de la justice.
Enfin, un dernier aspect intéressant du point de vue théorique
concerne la définition du libéralisme, de ses caractères distinctifs.
Dans l’introduction, Rawls mentionne deux caractères qu’il considère
distinctifs des conceptions libérales de la moralité publique.
Le premier caractère concerne les principes qu’elles considèrent valides
(p. -). Selon Rawls, toutes les conceptions libérales de la moralité
publique incluent l’une ou l’autre des variantes des principes suivants : )
le principe qui attribue à chaque personne un ensemble égal de libertés
et droits fondamentaux (comme spécifiés dans une liste) ; ) le principe
qui attribue la priorité aux libertés et droits fondamentaux sur d’autres
objectifs collectifs ; ) le principe selon lequel chaque personne doit
avoir (une forme d’) accès au moyens pour l’exercice effectif des libertés
et des droits fondamentaux .
Le deuxième caractère concerne le fondement même du libéralisme
(p. -). À la base du libéralisme il y aurait l’idée que la légitimité
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  -µIJTUPJSFEFMBQIJMPTPQIJFQPMJUJRVFTFMPO3BXMT
d’une société politique dépend du fait que ses institutions peuvent être
librement acceptées par tous ceux qui en font partie. Mais ce critère est
trop général. Chaque conception de la moralité publique est fondée sur
des raisons que les gens qui la soutiennent considèrent comme valides et
donc telles qu’elles peuvent (ou même doivent) être librement acceptées
par tous les membres de la société. Ce qui caractérise le libéralisme est
plutôt le type particulier de raisons qu’il est possible de mobiliser pour
justifier une conception de la moralité publique : il doit s’agir de raisons
qui pourraient être acceptées par tous les membres de la société, parce
qu’indépendantes de visions du monde particulières, de conceptions
métaphysiques (religieuses ou pas) disputées (cf. PL, lecture III). La
conception libérale de la raison publique et des citoyens et des citoyennes
raisonnables (dont Rawls trouve une anticipation dans l’idée de volonté
générale de Rousseau, cf. p. -) est fondée sur l’idée que personne
ne peut prétendre être dans une position privilégiée pour juger de la
validité de visions du monde et conceptions du bien.
On se demande alors si, pour pouvoir être qualifiée de libérale,
une conception de la moralité publique doit avoir les deux caractères
(principes et fondement). Les leçons de Rawls sur Mill sont spécialement
instructives à cet égard (en particulier la quatrième, p. -). Rawls
explique comment Mill, en utilisant le principe d’utilité avec une
conception du bien-être comme réalisation des facultés distinctives de
l’être humain, arrive à justifier des principes de justice qui coïncident
avec les principes de la justice comme équité. Rawls pense que
l’utilitarisme dans la version de Mill – qui se distingue de celle de
Bentham, parce qu’elle assume une conception du bien-être qui n’est
pas seulement hédoniste – est une conception de la moralité publique
qui pourrait converger avec d’autres conceptions dans un « consensus
par recoupement » (cf. PL, lecture IV) sur les principes de la justice
comme équité. Cela rend la conception de Mill dans un certain sens
libérale. Mais c’est une forme de libéralisme compréhensif, parce qu’elle
présuppose une conception très exigeante du point de vue normatif
(et donc disputée) de l’être humain et de sa réalisation. Cela fait d’elle
une conception perfectionniste dans son fondement, bien que libérale
(et donc anti-perfectionniste) dans ses principes . Rawls semble donc
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croire qu’une conception de la moralité publique, pour être qualifiée de
libérale au sens fort (au le sens du libéralisme politique), doit satisfaire les
deux critères (principes et fondement), mais aussi qu’on peut en un sens
qualifier de « libérale » toute conception de la moralité politique qui,
indépendamment de son fondement, soutient des principes de justice
libéraux.
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