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Un libéralisme enraciné
Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant
Émeric Travers
L'un des principaux mérites des critiques communautariennes adressées au
libéralisme réside dans l'opportunité qu'elles offrent à ce dernier de repenser ses
relations avec la question de la subjectivité. En effet, présenté bien souvent
comme la simple aspiration à voir les droits individuels protégés et garantis par
l'organisation juridique des États, le libéralisme apparaît comme solidaire d'une
conception désengagée et abstraite des sujets titulaires de ces mêmes droits.
Parce qu'il instaure un primat du juste sur le bien -qu'il n'est désormais plus
possible de définir de façon univoque au sein d'une Modernité caractérisée par
l'éclatement des idéaux- parce qu'il n'inscrit pas la promotion de la liberté
individuelle dans l'horizon d'un souverain bien auquel l'humanité se trouverait
destinée, on lui fait souvent le reproche de rimer avec indifférence tant
téléologique qu'axiologique. Nombre d'auteurs communautariens ciblent leurs
attaques sur ce point. Ils critiquent une conception qui aboutit selon eux à une
approche décontextualisée du politique et de la subjectivité. En concevant une
antériorité du sujet politique vis-à-vis de fins qu'il choisit lui-même de poser et
qui ne sont plus réductibles aux objectifs qu'une société par ordre, la tradition ou
encore son vécu lui assignent, le libéralisme se présenterait comme oublieux du
caractère essentiellement engagé et contextualisé de l'existence.
Puisque l'homme vit en société et qu'il n'existe de société que différenciée,
se contenter de la garantie abstraite des droits n'est-ce pas se montrer oublieux de
ce qui constitue l'étoffe même du vécu individuel ? De ce point de vue le passage
d'une société par ordre à une société d'égaux a historiquement nécessité une
représentation homogène de l'espace social. Espace social qu'il faut dès lors
penser comme simple cadre de réalisation de projets individuels et non comme
une sphère donatrice de projets et d'orientations. Lorsque régnait l'honneur, on se
trouvait guidé par le « préjugé de chaque personne et de chaque condition. » Si
une société de privilèges dominée par l'honneur et les ordres assigne des bornes,
des directions aux individus, une société d'égale dignité laisse à l'individu le soin
de poser par lui-même les fins qu'il estime désirables. On quitte ainsi un horizon
producteur d'assignations sociales pour un espace non orienté de réalisation des
libertés. « Avec le passage de l'honneur à la dignité est venue une politique
d'universalisme mettant en valeur l'égale dignité de tous les citoyens et le contenu
de cette politique a été l'égalisation des droits et des attributions. » Briser les
cadres qui entravaient l'exercice égal des libertés exigeait un processus
d'abstraction visant à disjoindre l'individu de son insertion sociale afin de lui
restituer des droits que l'oubli ou le mépris des hommes lui ont ôtés. Abstraction
et anamnèse vont ici de pair. L'histoire des sociétés ayant progressivement voilé
l'égale dignité des hommes, il convenait de détourner les yeux des hommes tels
qu'ils vivent pour nous tourner vers l'homme sans qualités des Droits de
l'homme. Libéralisme et représentation atomiste de la société se trouvent de ce
fait très souvent associés. Cette association est opérée par Charles Taylor aux
yeux de qui l’atomisme désigne l'ensemble des théories qui du XVIIème jusqu'à
Rawls ont « hérité l'idée que la société est constituée, en un sens, par les
individus en vue d'accomplir des fins qui sont d'abord individuelles […] Le
terme s'applique également aux doctrines contemporaines qui reviennent à la
théorie du contrat social, ou à celles qui veulent défendre, d'une façon ou d'une
autre, la priorité de l'individu et de ses droits sur la société, ou à celles qui
présentent une conception purement instrumentale de la société. »
Une telle interprétation du libéralisme insiste surtout sur la dimension
négative de la liberté, sur la possibilité de ménager pour les hommes un espace
où il leur est possible de ne pas être gouvernés, de ne pas être socialement
hétéronomes. Dans quelle mesure un courant de pensée qui s'est théoriquement
et historiquement construit à partir de son opposition à la résorption du sujet
dans le collectif serait-il en mesure d'assurer la prise en compte de la dimension
identitaire et culturelle du politique ainsi que la contribution de ce dernier à la
destinée humaine ? Le caractère volontairement abstrait de l'universalisme
juridique solidaire du paradigme libéral est-il en mesure de prendre en charge ce
qui précisément « n'est pas universellement partagé » ? Entre une conception
négative de la liberté conçue comme absence d'obstacles à nos projets et une
liberté synonyme d'accomplissement de soi, d'actualisation de nos potentialités, le
libéralisme est souvent présenté comme réductible à la seule option négativiste.
Cette interprétation négativiste du libéralisme insiste sur les insuffisances,
l'incapacité de ce dernier à satisfaire aussi bien les revendications d'ordre
identitaire -on pense ici aux droits culturels que l'on pourrait reconnaître aux
groupes- que les demandes d'orientation existentielle. Par cette dernière
expression nous désignons les démarches visant à inscrire l'usage de la liberté
dans un horizon finalisé à partir duquel l'accomplissement de soi devient
pensable.
S'il est vrai que la dynamique libérale rime avec la volonté d'émanciper
l'individu des menées collectives voire collectivistes, il n'en demeure pas moins
que la tentative de fixer des bornes strictes aux compétences de l'État ne rime pas
nécessairement avec un individualisme dont la tendance consisterait à penser
l'individu sous la forme d'un simple titulaire de droits. Bien avant que l'assaut
communautarien ne vienne porter le fer contre l'indifférentisme libéral, des
auteurs libéraux tels que Constant et Tocqueville s'interrogeaient déjà sur les
risques qu'un individualisme exagéré ferait courir à l'humanité. Tous deux sont
les analystes attentifs de la marche de l'égalité démocratique. Tous deux la
considèrent comme inexorable. Tocqueville y voit un phénomène doté d'une
force analogue à celle de la providence. Constant y voit lui la manifestation de la
perfectibilité inévitable de l'espèce humaine. Leurs analyses respectives ne
portent pas sur les mêmes facettes et dimensions de la dynamique démocratique.
Tocqueville s'intéresse aux effets de l'égalité, aux passions démocratiques ainsi
qu'aux conséquences de l'égalisation des conditions sur l'esprit public, Constant
examine principalement les déclinaisons constitutionnelles d'une égalité civile en
voie d'accomplissement. Si les analyses de Tocqueville relatives aux déviances
de l'esprit démocratique sont désormais devenues l'une des clefs à partir desquels
notre intelligence de la Modernité politique s'opère, les reproches adressés par
Constant à la Modernité -hormis la désormais classique distinction entre Anciens
et Modernes- nous sont moins familiers. Il n'en demeure pas moins qu'un
ensemble de réserves à l'égard de l'individualisme moderne affleure tout au long
de son œuvre. Par-delà les oppositions entre Anciens et Modernes -oppositions
qui selon leurs diverses formulations font varier les éloges et les critiquesConstant se fait le contempteur d'une Modernité libérale à la promotion de
laquelle il a œuvré. L'intérêt de ses critiques se trouve dans les similitudes
qu'elles partagent avec la critique communautarienne d'aujourd'hui : la perte de
toute dimension identitaire pour la citoyenneté, le risque de déliaison sociale lié
au désengagement du sujet, l'oubli d'un réel souci pour la destination de
l'humanité, ainsi que l'uniformisation abusive des mœurs et la disparition
d'authentiques individualités. C'est ainsi que le processus d'abstraction nécessaire
au désencastrement social de l'individu solidaire d'une promotion de l'égalité
juridique, lui apparaît comme néfaste parce que favorable à un désengagement
social de l'individu.
Il est donc pertinent et légitime pour comprendre la mise à l'épreuve
infligée par les communautariens au libéralisme, de retourner à Constant, à sa
conception du sujet et ce pour trois raisons. L’une porte sur la légitimité d’un
recours à la pensée politique pour aborder la notion de subjectivité, les autres
sont relatives au contenu même du libéralisme de Constant. Le sujet politique,
parce qu’il constitue une espèce, une déclinaison de la subjectivité, est l’une des
voies d’accès à l’intelligence de cette dernière. La dimension politique n’est en
aucun cas un horizon dont la clôture condamnerait les conclusions de la
philosophie politique au confinement. L’interrogation menée par Taylor à propos
des sources du moi illustre par exemple clairement qu’une interrogation relative
aux droits, à la représentation politique et à la production de la volonté collective
exige de penser la question de la subjectivité. Quant à Constant, il nous donne
l'exemple d'un projet politique conscient de ses insuffisances lorsqu’il s’agit de
prendre en charge la complexité du sujet. En outre, il tente d’apporter des
solutions institutionnelles aux tensions propres à la subjectivité des Modernes.
Les positions de Constant relatives à la subjectivité correspondent à ce que l'on
pourrait nommer un libéralisme de l'enracinement. Aux accusations
d'indifférence axiologique relative à la destination humaine, Constant oppose le
lien du libéralisme avec l'accomplissement de soi. Quant au déficit identitaire de
l'individualisme libéral, Constant va tenter d'y remédier à travers la mise au point
d'une théorie de la transaction politique respectueuse des particularismes locaux
et identitaires.
1/ Liberté et accomplissement de soi
A ceux, qui à la suite de Hobbes, caractérisent la liberté de façon
mécanique c’est à dire comme absence d’opposition, absence d’empêchements
externes à l’action, Constant oppose l’idée selon laquelle être libre ne peut se
réduire à la seule disposition de soi. L’usage de notre liberté doit être conçu en
fonction d’une destination dont nous devons nous montrer dignes. Notre liberté
s’inscrit dans un cadre finalisé, dans une téléologie. Non pas une téléologie
conçue à partir d’une Cité ontologiquement antérieure à l’individu- comme c’est
le cas chez Aristote- mais une volonté d’envisager des emplois proprement
humains de la liberté. Une vie capable d’actualiser les potentialités inhérentes à
notre nature. La liberté humaine est chez Constant par elle-même porteuse
d’exigences relatives à son usage. Ce souci relatif aux destinations de la liberté
est principalement exprimé de façon négative- Constant nous indique surtout les
voies à ne pas suivre. Lorsqu’il décrit les comportements contraires aux
destinations proprement humaines de la liberté, le gâchis auquel se trouvent
exposés les individus, Constant se livre à une critique des errements de la société
moderne. En revanche quand il s’agit d’esquisser les comportements à la hauteur
de notre destination, le recours aux Anciens s’avère nécessaire.
Une téléologie négative
Deux définitions de la liberté coexistent dans l'œuvre de Constant. L'une
est institutionnelle et négativiste, l'autre vise la question de l'accomplissement de
soi. La première tente de cerner les bornes de l'autorité sociale en délimitant une
sphère au sein de laquelle nous avons la garantie de ne pas être gouvernés. Le
seconde s'attache à caractériser la liberté comme « triomphe de l'individualité ».
Dès 1797, Constant, énonçant ce qu'il nomme « système des principes »,
associait déjà garantie des droits et émulation des talents individuels. Celle-là
formant la condition nécessaire de celle-ci. Or, dès 1802, une remarque de son
Journal témoigne d'une profonde déception à l'égard d'une Modernité n'ayant
rempli qu'une partie des objectifs que Constant lui assignait : « Plus on vit, plus
on voit que l'individualité est ce qu'il y a de plus rare, et que la masse des
hommes est à la disposition des circonstances qui les façonnent à leur gré. »
Cette thématique sera reprise et maintes fois exprimée dans la correspondance
avec Prosper de Barante. De la garantie des droits de l'individu à
l'accomplissement de l'individualité de ce dernier, il n'y a pas nécessité. Si le
terme individu désigne chez Constant le titulaire des droits qu'il faut garantir,
l'individualité signale l'existence d'une personnalité singulière et authentique.
C'est ainsi que la révolution démocratique des droits ne constitue que la condition
nécessaire mais non suffisante d'un réel accomplissement de soi. D'après
Constant, le risque majeur auquel se trouve exposé la Modernité est
l'uniformisation tant administrative que sociale. Il ne cessera de stigmatiser les
tendances conformistes de la Révolution française : « Il est assez remarquable
que l'uniformité n'ait jamais rencontré plus de faveur que dans une révolution
faite au nom des droits et de la liberté des hommes. » L'esprit de symétrie de la
réflexion constitutionnelle et administrative n'épuise pas la dynamique
uniformisatrice de la Révolution. C'est la société elle-même qui lui semble
affectée par cette tendance. La Modernité, époque tardive d'une humanité si
civilisée et éclairée qu'elle craint d'être dupe de ses propres convictions, dissuade
les individus d'assumer leur singularité. « Les nations qui sont dans la force de
l'état social » qui sont parvenues à édifier des institutions conformes aux
exigences de la raison donc à la protection des droits, sont celles « qui
languissent dans la décrépitude de la civilisation ». C'est au moment où les cadres
juridiques produisent les circonstances les plus propices à l'exercice de nos
libertés que chacun se trouve privé de l'enthousiasme nécessaire à
l'accomplissement de son individualité. Le triomphe de la rationalité n'est pas
nécessairement le triomphe de l'individualité. Certes, les progrès du raisonnement
ont détruit les castes et supprimé les rigidités sociales issues de la féodalité. Une
telle suppression, en ouvrant la carrière au mérite, aurait du logiquement
permettre aux individualités de s'accomplir. Au lieu de cela, la Modernité a
produit une société de prétendants où les ambitieux sont nombreux, mais les
ambitions chétives. A la maturité constitutionnelle d’une époque, se joint donc
l’exténuation de l’enthousiasme. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point les
conséquences de la mentalité démocratique anticipe chez Constant ce
qu’ultérieurement Durkheim nommera « anomie ». En effet, une société où les
offres de carrière se multiplient ne peut qu’attiser les aspirations. Dans une telle
société, « un sentiment profond dit à l’homme, que sa volonté ferme, le courage,
la méditation peuvent le placer à tous les rangs. » Ainsi, la société moderne
« pousse tous les hommes vers une situation supérieure où le sort les avait jetés.
[…] Beaucoup d’intelligences cherchent leur place, et la trouve prise. » La
Modernité est à la fois créatrice d’espérances et génératrice de frustrations. Au
fatalisme d’une société par ordres s’est substitué la nécessité pour chacun de
produire les voies de son propre accomplissement au sein d’un espace social
n’assumant plus la fonction d’orientation qui était la sienne. C’est ici que la
critique par Constant du conformisme entendu comme soumission aux valeurs et
usages dominants se trouve explicitée. Constant déplore qu’une autonomie
individuelle juridiquement garantie puisse se muer en hétéronomie. Que
l’individu devenu politiquement autonome demeure socialement hétéronome. Les
dimensions civiles et civiques de l’existence humaine manifestent ici leur
hétérogénéité. La conquête de l’égalité des droits et de l’autonomie politique peut
donc parfaitement coexister avec un haut degré conformisme et de
standardisation sociale en vertu de la difficulté pour chacun de forger par luimême un projet existentiel fondamental qu’une société d’égale dignité ne peut
fournir. A cet égard, le fait démocratique manifeste une profonde ambiguïté
puisqu’il émancipe autant qu’il désoriente.
La position de Constant contient cependant les conditions d'une aporie. Il
désire à la fois garantir la dimension négative et privée de la liberté, tout en
regrettant le repli des individus sur leur sphère privée. A cette première difficulté,
s'ajoute son refus de penser l'accomplissement de soi de façon générique. Il y a
bien dans ses écrits la revendication de voir l'humanité s'élever, un refus de la
voir stagner dans les seules préoccupations matérielles et égoïstes. Constant
refuse cependant d'aborder cette question à l'aide d'une téléologie susceptible de
fixer un souverain bien dont la validité révèlerait des objectifs clairement
identifiables. La téléologie qu'il nous propose pour l'usage de la liberté est une
téléologie négative. Définir la liberté comme triomphe de l'individualité assigne
certes un objectif, cet objectif n'en demeure pas moins fortement problématique.
Entendu de façon proprement institutionnelle, il rime avec garantie des droits et
refus de la tyrannie majoritaire. Décliné sous la forme de l'accomplissement de
soi, il ne fait que souligner la nécessité de ne pas succomber aux tentations de
l'uniformité et de la standardisation sociales. Cette visée de l'authenticité semble
ne pas pourvoir rompre avec une formulation essentiellement négative. C'est sur
ce point que la doctrine de Constant révèle sa difficulté à conférer un contenu
substantiel à la liberté entendue comme accomplissement. Le libéralisme de
Constant échappe à l'accusation d'indifférence axiologique au prix d'une
conciliation extrêmement délicate à réaliser entre un individu capable de fixer des
fins qui sont les fruits de ses propres choix, postérieures à ces derniers, et
l'assignation d'une destination générique antérieure à ces mêmes choix. Il lui faut
à la fois affirmer l'antériorité d'une fin susceptible d'assigner un objectif à
l'exercice de la liberté humaine -le triomphe de l'individualité- tout en posant la
postérité de projets singuliers en mesure de réaliser cet objectif. Cette difficulté se
trouve accentuée par le fait que si Constant est individualiste, il n'est en aucune
façon défenseur d'un individualisme absolu selon lequel chaque individu
constitue une réalité impossible à subsumer sous l’universalité d’une nature
partagée. Constant ne pourrait souscrire à la vision nietzschéenne posant
l’inexistence de l’espèce et affirmant l’existence d’une humanité purement
différenciée, composée d’individus radicalement hétérogènes. La dimension
générique de la nature humaine est chez lui clairement affirmée. Il y a des lois
inhérentes à la nature humaine dont chacun d'entre nous est l'illustration. Chaque
individu est donc naturellement destiné à accomplir, à actualiser de façon
singulière une tâche qui échoit à l'espèce en son ensemble. Si chacun a à être soimême en vertu d'une destination spécifique, cette même destination ne peut
qu'être silencieuse au sujet d'une méthode susceptible de la réaliser de façon
singulière. La politique, la garantie des droits se doivent d'être organisées en vue
de permettre à l'humanité d'actualiser ses potentialités, Constant se refuse
toutefois -et ceci est conforme à sa définition individualiste de la liberté- à
formuler un bien commun antérieur aux fins que les individus posent par euxmêmes. C'est à l’individu de fixer par lui-même les voies singulières de son
accomplissement. La tension inhérente à la position de Constant tient à la
nécessité d'une déclinaison, dans la singularité, d'une visée générique
essentiellement indéterminée.
En refusant la réduction de la liberté à la seule absence d'obstacles, en la
pensant comme aptitude à actualiser un certain nombre de potentialités inhérentes
à l'humanité, Constant est tout à la fois penseur libéral et théoricien des limites de
l'abstraction libérale. C'est principalement sur ce point que la continuité entre les
positions du libéral républicain du Directoire et du libéral de la Restauration se
remarque. Dans les deux cas, Constant ne réduit jamais le politique au procédural
et à l’instrumental. Ce dernier a pour lui un contenu substantiel, un projet pour
l'humanité. Ce qui est proprement républicain dans les positions de Constant
réside dans la volonté de ne pas disjoindre sa réflexion sur les institutions d'une
préoccupation relative aux destinées de l'humanité. Celle-ci est affirmée à
plusieurs reprises et tout au long de sa carrière de publiciste. Quand il prend en
1796 la défense du Directoire il nous dit œuvrer à « l'affermissement de la
République, à laquelle, d'ailleurs » lui « semble attaché tout ce qu'il y a de noble
et de grand dans les destinées humaines. De la même façon, lorsqu'il attire notre
attention sur les risques générés par la tendance moderne à négliger la
participation politique, il ne se contente pas de construire une défense
instrumentale du politique. Il ne le présente pas comme un simple moyen de
garantir nos droits. Il souligne le lien qu'il entretient avec l'accomplissement
individuel : « Non, Messieurs, j'en atteste cette partie meilleure de notre nature,
cette noble inquiétude qui nous poursuit et qui nous tourmente, cette ardeur
d'étendre nos lumières et de développer nos facultés : ce n'est pas au bonheur
seul, c'est au perfectionnement que notre destin nous appelle ; et la liberté
politique est le plus puissant, le plus énergique moyen de perfectionnement que
le Ciel nous ait donné. » Le politique est de ce fait irréductible à la garantie des
droits. Il ne peut être pensé qu'en relation avec le perfectionnement et
l'accomplissement de l'homme. Si comme le souligne M. Sadoun « l'affirmation
d'une république tient moins à la nature des institutions qu'au développement de
l'esprit public », Constant, par son souci de donner un contenu substantiel à
l'exercice de la liberté, sa volonté de voir le politique élever l'individu au-dessus
de ses seules préoccupations privées et matérielles, ne peut voir ses positions
réduites à la seule défense d'une conception négative de la liberté. Il nous faut au
contraire reconnaître chez lui un souci républicain pour le devenir de l'humanité.
Son libéralisme contient un projet de gouvernement -la limitation des
compétences étatiques au strict nécessaire- et un projet de société. La difficulté
réside dans le fait que la réalisation de ce projet se voit privée des ressources de
l’interventionnisme et du volontarisme politiques en vertu du versant négativiste
de la liberté libérale. Il ne suffit pas de dire qu'il y a une partie « de l'existence
individuelle sur laquelle la société n'a pas le droit d'avoir une volonté » pour voir
s'épanouir et triompher les individualités. Constant se fait le penseur d'un
dépassement des procédures et formalités démocratiques impliquées par la
reconnaissance de l'égalité civile. Il tente de conférer à l'exercice libéral de la
liberté un projet, un contenu. « Il est pour cela nécessaire qu'une société ne
consume pas perpétuellement toutes ses forces dans des tentatives
d'améliorations politiques, qui ne sont que le moyen ; ce qui lui ferait négliger les
améliorations morales, l'acquisition des lumières, le perfectionnement des arts, la
rectification des idées, choses qui sont le but. » La garantie institutionnelle des
droits qui assure la réalisation du juste ne peut donc être déconnectée d'un souci
axiologique, d'une visée du bien. Le libéralisme de Constant ne peut être réduit à
une simple critique du pouvoir politique, à la seule organisation constitutionnelle
de la méfiance des gouvernés à l'égard des dérives gouvernementales. C'est un
libéralisme doté d'un contenu civique associant promotion de l'humanité et
pratique de la citoyenneté. Il est de ce point de vue capital de souligner que le rôle
dévolu au politique est chez Constant double. Non seulement, la participation
politique offre aux citoyens le moyen de garantir leurs droits, partant la
possibilité de se perfectionner, mais encore, il est décrit comme étant par luimême la voie de ce perfectionnement. La participation politique est à la fois
condition et méthode de l'accomplissement de soi. C'est ici que la critique de
l'aliénation politique moderne -le fait que les individus se dessaisissent de leur
liberté politique- ne trouve pas chez Constant son épilogue dans un rappel à
l'ordre fondé sur la seule vision instrumentale du politique. La pleine
compréhension des vertus de la participation politique exige ici de repenser la
césure entre Ancien et Modernes.
Ce que nous apprennent les Anciens
Il peut paraître paradoxal, voire contradictoire, de trouver chez Constant un
éloge appuyé de cette « carrière si vaste » que la situation des Anciens offrait à
leurs facultés. Comment en effet concilier les remarques portant sur l'exiguïté de
leurs Cités et la pauvreté des rôles sociaux qui leur était offert avec celles
relatives à l'accomplissement de leur liberté ? Constant ne cessera jamais de
souligner à quel point les « ramifications sociales » sont aujourd'hui « plus
multipliées qu'autrefois ». Formulée en termes relatifs à la division du travail, il
nous faut comprendre que l'activité civique des Anciens, loin d'être la preuve
d'un sacrifice de leurs intérêts privés représentait l'unique activité disponible pour
des hommes délestés de l'obligation de travailler. Ce n'est d'ailleurs pas le
moindre mérite de Constant que d'avoir œuvré, durant la Révolution, à ce que
Stephen Holmes nomme « la déromantisation de la Cité antique ». Que ce soit
dans les Principes de 1806 ou dans la conférence de 1819, il renversera la vision
selon laquelle les Anciens, par l'activité politique dont ils faisaient preuve, étaient
plus vertueux que les Modernes, donc susceptibles d'être érigés en modèle de
citoyenneté. Les Anciens étaient tout aussi intéressés que les Modernes. S'ils
étaient à ce point assidus aux tâches politiques, c'était en raison du poids, de
l'influence de chaque citoyen au sein d'une Cité de petite dimension. Participer à
la politique leur semblait intéressant pour deux raisons : premièrement, « le
plaisir immédiat d'être un gros poisson dans un petit étang était suffisamment
intense » et leur faisait percevoir concrètement l'exercice de leur part de
souveraineté ; deuxièmement, le nombre restreint de carrières offertes aux
individus.
Lorsque Constant parle de la « carrière si vaste » que la situation des
Anciens offrait à leurs facultés, il faut prendre soin de renoncer à l'acception
« spatiale », quantitative pourrait-on dire. Il convient au contraire d'en saisir la
connotation qualitative, et de dépasser la connotation matérielle que sa portée
métaphorique peut laisser entendre. La carrière offerte aux Anciens était vaste
parce qu'en raison de l'étroitesse de leur Cité, de leur assiduité civique, leurs
facultés se trouvaient à proximité d'une activité les portant au-delà de leurs seules
jouissances. Leur participation politique n'était pas comme aujourd'hui « une
supposition abstraite ». Constant déplore ce que Hannah Arendt appellera
« l'aliénation du monde », le fait que l'homme devienne de plus en plus étranger à
son milieu de vie, que ce qui l'entoure lui apparaisse de plus en plus extérieur et
hors de lui. Car, c'est bien le caractère abstrait de la citoyenneté moderne qu'il
faut interroger pour saisir le sens des critiques opérées par Constant. Les
Anciens vivaient, éprouvaient leur insertion dans la Cité. Cette insertion les tirait
d'eux-mêmes, et leur évitait une focalisation exclusive sur les jouissances
privées. Alors qu'aujourd'hui, « les individus, perdus dans un isolement contre
nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant
que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et
nivelée, se détachent d'une patrie qu'ils n'aperçoivent nulle part, et dont
l'ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur
aucune de ses parties. » Constant déplore la dimension excessive des États
modernes. « Les grands États ont de grands désavantages ». Les lois y sont
décidées d'un lieu « éloigné de ceux où elles doivent s'appliquer ». Or, « une
règle se fausse lorsqu'on l'applique à des cas trop divers ; le joug devient pesant
par cela seul qu'on le maintient uniforme, dans des circonstances trop
différentes ». A ce premier travers qui participe à l'hypertrophie d'une capitale où
tout se décide dans l'ignorance des particularismes locaux, s'ajoute la distance
creusée entre le citoyen et une nation qui dès lors, prend la forme d'un être
purement abstrait. La citoyenneté des Modernes est non seulement devenue
épisodique -réduite au seul acte électoral- mais encore détachée de tout contenu
concret. Elle se tient à distance du monde de la vie. L'intérêt général prend
désormais la forme d'un contenu lointain incapable de coïncider avec la
singularité de nos soucis singuliers. C'est ici qu'il est expédient de souligner la
fonction essentiellement négative que l'idée de nation assure chez Constant. La
souveraineté de la nation est pour lui « un principe de garantie ». Elle a pour
mission d'empêcher toute captation de l'autorité sociale au profit d'un seul ou d'un
groupe. Elle représente la condition d'un véritable État de droit libéral. En
revanche, n'étant qu'un être de raison purement abstrait, il lui est impossible de
vouloir quoi que ce soit de précis. Sa volonté, exprimée par l'intermédiaire de la
loi ne peut prétendre constituer le registre des volontés qui sont les seules réelles,
celles des individus concrets. Ce que Constant nomme parfois la « chaîne
sociale » est à ce point complexe, composé de tant d’éléments différents et
cependant inséparables, qu’il est impossible au législateur de cerner l’ensemble
des exigences sociales. C'est la raison pour laquelle si Constant est partisan de la
souveraineté du peuple en son acception libérale partant négative, il se refuse à
opter pour la démocratie entendue comme gouvernement de la volonté générale.
C'est principalement en vertu d'une critique de l'abstraction inhérente au
gouvernement démocratique que les positions de Constant nous semblent
partager un certain nombre de préoccupations formulées par les auteurs
communautariens. Cette critique portera principalement sur les modalités de
production de l'intérêt général que Constant tentera de repenser à partir d'une
théorie de la transaction.
2/ De la transaction politique
La société est pour Constant constituée de l’ensemble des relations que les
libres initiatives individuelles sont parvenues à édifier sans l’aide d’aucune
instance de concertation centralisée. Son libéralisme implique une sphère sociale
autorégulée capable de produire spontanément les ajustements nécessaires à son
équilibre. C’est pourquoi le législateur se doit de respecter et de garantir ce que la
société a par elle-même produit. De ce point de vue, le légicentrisme, qu’il soit
jacobin ou bonapartiste, représente pour Constant une tentation interventionniste,
une volonté d’imprimer à la société, à partir d’une instance qui lui est extérieure l’État- un mouvement qui ne coïncide pas avec ce que le libre déploiement des
intérêts est en mesure de produire. Cette critique de l’interventionnisme étatique
implique la mise au point de procédures législatives respectueuses de la diversité
sociale et des particularismes locaux dans lesquels le patriotisme trouve son
énergie et l’individu éprouve l’appartenance concrète à la nation dont il est
membre. Ces procédures impliqueront de bien distinguer l’intérêt général de
l’intérêt de tous et la mise en place de ce que Constant nommera un nouveau
genre de fédéralisme.
Intérêt général et intérêt de tous
Constant, tout comme le courant communautarien contemporain, déplore
les effets destructeurs de l'universalisme démocratique lorsqu'il conditionne la
protection des droits individuels à la négation de tout particularisme. D'un point
de vue strictement logique, toute particularité, locale, traditionnelle ou encore
culturelle, représente ce qui ne peut être partagé par tous. Elle prend ainsi la
forme de ce qui résiste, se refuse à être généralisé. L'intérêt général tel qu'il est
entendu par Rousseau ou par Siéyès ne peut que récuser les intérêts propres à
des sous-ensembles ou groupes sociaux. Or Constant se refuse à sacrifier « les
intérêts, les coutumes, les habitudes de localité » aux intérêts de ce grand tout
abstrait qu'on appelle nation. Deux raisons justifient cette position.
Premièrement, un être aussi abstrait que la nation ne peut motiver aucun
patriotisme. Ce dernier a besoin pour être motivé d'avoir accès au cadre de vie
concret de chacun. « Le patriotisme n'existe que par un vif attachement aux
intérêts, aux mœurs, aux coutumes de localité. » Selon Constant, l'émergence de
la nation au cours de la Révolution a « tari cette source naturelle du patriotisme»
en voulant « le remplacer par une passion factice envers un être abstrait, une idée
générale, dépouillée de tout ce qui frappe l'imagination et de tout ce qui parle à la
mémoire. » Ce phénomène apparaît d'autant plus nocif si l'on garde à l'esprit que
pour Constant le politique participe à l'accomplissement de soi. Comment en effet
profiter des effets bénéfiques du politique à l'égard des destinées de l'humanité si
le lien naturel qui conduit les hommes au souci civique se trouve détruit. Il y
quelque chose de tragique, d’irréconciliable dans la condition de l'homme
moderne, une tension entre un ordre politique orienté vers la protection des droits
qui permet aux hommes de disposer d'une sphère émancipée de toute tutelle
gouvernementale et l'exigence de l'accomplissement de soi qui implique la
participation civique dont le gouvernement représentatif permet de nous délester.
De ce point de vue, le parcours révolutionnaire français qui a coïncidé avec la
montée en puissance d'un processus d'abstraction, pensant l'émancipation des
individus comme conditionnée par la mise en suspens de leur position sociale
respective, sera vigoureusement critiqué par Constant. On pense ici à cette
opération que Siéyès appelait Adunation et par laquelle les citoyens parviennent à
construire l'unité de la nation en faisant abstraction des intérêts qui ne les
regardent qu'individuellement ou comme membre d'un corps, pour uniquement
considérer ceux qui ne regardent que la communauté. Ce processus, bien que
n'étant pas nommé, est décrit dans Qu'est-ce que le Tiers État ? où Siéyès prend
soin d'en tirer les conséquences relatives aux missions d'une Assemblée
nationale : « Nous connaissons le véritable objet d'une assemblée nationale ; elle
n'est point faite pour s'occuper des affaires particulières des citoyens, elle ne les
considère qu'en masse et sous le point de vue de l'intérêt commun. Tirons en la
conséquence naturelle que le droit à se faire représenter n'appartient qu'aux
citoyens qu'à cause des qualités qui leur sont communes, et non pas celles qui les
différencient. » Il nous faut de ce fait conclure que « les intérêts par lesquels les
citoyens se ressemblent sont donc les seuls qu'ils puissent traiter en commun, les
seuls par lesquels, et au nom desquels ils puissent réclamer les droits politiques,
c'est à dire une part active à la formation de la loi sociale, les seuls par
conséquent qui impriment au citoyen la qualité de représentable ». C'est donc la
matière même, le contenu de la délibération politique qui se trouve ici en
question. Dire que seul ce qui est commun aux individus détient le droit d'être
représenté, c'est à dire d'être pris en charge par les procédures publiques de prise
de décision, n'est-ce pas refuser à tous les particularismes l'accès à la législation
et interdire leur inscription sur l'agenda des politiques publiques ? Constant
s'insurgera contre ce qu'il nommera « une idée très exagérée de l'intérêt général,
du but général, de la législation générale » et « de toutes les choses auxquelles
cette épithète s'applique ». Sa pensée politique manifestera toujours la plus
grande méfiance envers ce que Pierre Rosanvallon nomme la « généralité
utopique », cette promotion de « la généralité comme forme sociale » exigeant le
sacrifice des corps intermédiaires et de toute diversité. Une critique de
l'homogène et une défense de la pluralité sociale constituent chez lui les
fondements d'une approche délibérative et transactionnelle de la législation.
Approche dont les présupposés impliquent le rejet de l'intérêt général tel qu'il est
pensé par Rousseau. A ce propos, Bernard Manin a attiré notre attention sur le
fait que lorsque Rousseau emploie le terme de délibération, ce dernier ne désigne
pas le processus par lequel on parvient à une décision, mais l'acte de décider luimême. Le texte du Contrat social est ici manifeste : « Si quand le peuple
suffisamment informé délibère, les citoyens n'avaient aucune communication
entre eux, du grand nombre des petites différences résulterait toujours la volonté
générale et la délibération serait toujours bonne ». L'obtention de la volonté
générale exige que « chaque citoyen n'opine que d'après lui », qu'aucun
groupement intermédiaire entre l'individu et l'État ne vienne fausser le jugement
de chaque particulier. Une telle conception implique que pour parvenir à
envisager l'intérêt général, l'individu fasse abstraction de tout ce qui constitue la
diversité sociale, de son vécu le plus proche bref, de tout ce qui particularise son
existence. Or, pour Constant, « l'intérêt général est distinct sans doute des
intérêts particuliers, mais il ne leur est point contraire. On parle toujours comme
s'il gagnait à ce qu'ils perdent ». Il lui faut donc trouver un mode de formation de
la loi, une définition de l'intérêt général qui n'impose pas le sacrifice des
particularismes sociaux. Deux conditions sont nécessaires à cette opération. Il
faut premièrement rejeter l'unanimité comme indice de rectitude. Deuxièmement,
faire en sorte que la législation soit le plus proche possible des intérêts actifs,
c'est à dire des relations sociales existantes. Ces deux exigences seront remplies
grâce à une redéfinition de la notion d'intérêt général solidaire d'une théorie de la
transaction.
Rousseau parvenait à indexer la volonté générale sur l'unanimité grâce à
une approche monologique de la délibération. C'est lorsque les individus, dans le
silence des passions, font abstraction de ce qui les particularise et « ôtent de leurs
volontés les plus et les moins qui s'entre-détruisent » qu'ils parviennent à
formuler la volonté générale. La rectitude de cette dernière est conditionnée à la
neutralisation de toutes les considérations relatives aux « associations
partielles ». Ce n'est pas du débat, de la rencontre argumentée des préférences
productrices de diversités que surgit une décision collective. Il n'est nullement ici
question de ce que l'on nomme aujourd'hui un détour délibératif. Une « définition
procédurale et discursive de la légitimité » ne constitue pas le cadre de réflexion
de Rousseau. Chez Constant, l'intérêt général n'est en revanche jamais compris
comme la mise en suspens, la suppression de ce qui est singulier. Son
libéralisme est un libéralisme concret, entendons par là une tentative de faire
coïncider la généralisation nécessaire à la production de la loi et la défense des
particularismes. Constant rejette ce qui oriente le politique vers l’illocal et
l’intemporel. Il lui faut pour cela repenser l'intérêt général : « Une source d'erreur
continuelle sur la compétence de l'autorité sociale, c'est la confusion constante de
l'intérêt commun avec l'intérêt de tous. L'intérêt commun ne regarde que le corps
collectif. L'intérêt de tous n'est autre chose que les intérêts de chacun, considérés
ensemble » Afin de bien cerner cette distinction, il convient de recourir à une
métaphore employée par Constant lui-même : « La portion de fortune que les
individus mettent en commun est la fortune commune. L'on pourrait appeler
l'agrégation de ce qui reste à chacun des associés la fortune de tous ; mais s'ils ne
l'ont pas mise en commun, c'est la fortune de tous, sans être la fortune commune.
Elle ne fait pas une et même chose ». Une telle distinction repose sur une
scission entre ce qui relève de l'État et ce qui relève de la société civile. L'intérêt
de tous est ici la somme des intérêts privés certes cumulés, mais non confondus
et hors de la compétence de l'autorité sociale. L'intérêt commun étant la part de
« fortune » nécessaire à l'accomplissement des tâches dont l'utilité est collective :
défense, police. Ainsi que le souligne J. Habermas, pour le libéralisme, « l’État
est programmé dans l’intérêt de la société. » Si l'autorité sociale peut s'exercer sur
ce qui relève de l'intérêt commun, la garantie de la liberté exige en revanche son
incompétence sur ce qui relève de l'agrégation des intérêts privés demeurant
extérieurs les uns aux autres mais rendus conciliables par l’effet d’une
transaction. Tous les efforts de Constant porteront sur la possibilité de parvenir à
un mode de délibération susceptible d’assurer la coexistence des intérêts ainsi
que la prise en compte de ce qui particularise l’existence de chacun. Les intérêts
partiels, les modes de vie ainsi que les particularismes locaux doivent être
protégés. Il n’y a rien de « plus absurde que de violenter les habitudes sous
prétextes de servir les intérêts. » Ce que Constant appelle l’« être moral » des
individus est une « série d’idées […] formée graduellement » depuis leur enfance
que le législateur se doit de respecter et qui « ne peut être modifiée par un
arrangement purement nominal, purement extérieur, indépendant de leur
volonté .» Il y a donc une part de l’existence humaine rétive à toute
géométrisation a priori, à toute entreprise visant l’édification abstraite de l’intérêt
général. Il n’est donc pas possible de concevoir l’identité individuelle en faisant
l’économie d’une dimension narrative, du parcours particularisé que représente
toute subjectivité. Ce « présent rapide » dont nous parle Constant correspond
donc aux effets destructeurs d’un individualisme abusivement abstrait. La
subjectivité n’est point réductible à cet atome social que représente le support
juridique reconnu titulaire de droits individuels. Le moi concret excède le sujet
juridique. Cette position se trouve réitéré lorsque Constant dénonce certaines
dérives de l’économie politique : « j’aime bien l’économie politique ; j’applaudis
aux calculs qui nous éclairent sur les résultats et sur les chances de notre triste et
douteuse destinée ; mais je voudrais qu’on oubliât pas que l’homme n’est pas
uniquement un signe arithmétique et qu’il y a du sang dans ses veines et un
besoin d’attachement dans son cœur. » Constant est à ce point éloigné de toute
dérive atomiste affirmant l’antériorité absolue de l’individu que lorsqu’il s’agit de
décrire l’influence de la société, il aura ces mots : « Il est évident que cette action
de la société est ce qu’il y a de plus important dans la vie humaine. C’est de là
que tout part ; c’est là que tout aboutit ; c’est à ce préalable, inconsenti, inconnu,
qu’il faut se soumettre, sous peine d’être brisé. Cette action de la société décide
de la manière dont la force morale de l’homme s’agite et se déploie. » Cette
immersion sociale de l’individu est telle que Constant critiquera une hypothèse
telle que l’État de nature. Hypothèse qui selon lui génère une multiplicité
d’interrogations oiseuses et qui, par ses vertus heuristiques et la logique
générative dont elle est solidaire, accrédite la vision d’après laquelle le social ne
serait qu’un tout décomposable en éléments homogènes. Il s’agit donc non
seulement pour respecter les conditions d’un patriotisme sincère mais encore
pour ne pas porter atteinte au tissu même de la subjectivité individuelle, de
repenser la formation de la loi de telle sorte que cette dernière évite les errements
de l’abstraction, tendance inhérente aux États de grande dimension. Constant se
fera ainsi défenseur du fédéralisme.
Un nouveau genre de fédéralisme.
Constant fut régulièrement frappé et inquiet en scrutant les effets d’une
capitale hypertrophiée où « vont s’agiter toutes les ambitions ». La généralisation
excessive d’un intérêt général construit de façon abusivement abstraite produit
nécessairement une centralisation elle-même exagérée. C’est en récusant toute
diversité, en se laissant aller aux exagérations de la généralité, que le législateur
finit par produire des décisions coupées des intérêts actifs de la nation. Il n’aura
pas de mots assez durs pour stigmatiser les fautes de la centralisation productrice
d’uniformité : « La variété c’est de l’organisation ; l’uniformité, c’est du
mécanisme. La variété, c’est la vie ; l’uniformité, c’est la mort. » A ceux qui
prônent l’unité d’un corps électoral situé au sommet de l’édifice social, chargé de
pourvoir aux postes de députés -on songe ici aux listes de notabilité conçues par
Sieyès- Constant oppose l’impossibilité pour des députés nommés de la sorte de
se « prononcer sur un intérêt public, dont ils ne connaissent pas les éléments. »
L’intérêt public est donc formé des différents intérêts propres aux groupes et
particularismes sociaux. Ce que les promoteurs de la généralité considèrent
comme autant d’intérêts sectionnaires -le terme était utilisé pour les condamnerConstant l’envisage comme le matériau même du débat législatif : « Je veux que
le représentant d’une section de l’État soit l’organe de cette section, qu’il
n’abandonne aucun de ses droits réels ou imaginaires, qu’après les avoir
défendus, qu’il soit partial pour la section dont il est le mandataire, parce que si
chacun est partial pour la section dont il est le mandataire, parce que, si chacun
est partial pour ses commettants, la partialité de chacun réunie aura tous les
avantages de l’impartialité de tous. » Cette vision transactionnelle de l’activité
législative répond à la nécessité de produire des décisions capables de conjuguer
diversité et harmonie. Constant cherche une procédure qui, parce qu’elle veut
préserver les intérêts, les fait coexister en ôtant de chacun ce qui est incompatible
avec les autres : « Les intérêts individuels sont ce qui intéresse le plus les
individus. Les intérêts sectionnaires, pour me servir de l’expression inventée
pour les flétrir sont ce qui intéresse le plus les sections. Ce sont par conséquent
les intérêts de ces individus et de ces sections qui doivent être protégés. Si on les
protège tous, l’on retranchera par cela même de chacun ce qu’il contiendra de
nuisible aux autres et de là seulement pourra résulter le véritable intérêt public. »
A cette première exigence s’ajoute la nécessité d’ajuster les prises de décision
selon qu’elles concernent l’ensemble du pays, un arrondissement ou une
commune. De l’individu à la nation, Constant conçoit un échelonnement des
niveaux de décision. « La direction des affaires de tous appartient à tous, c’est à
dire aux représentants et aux déléguées de tous. Ce qui n’intéresse qu’une
fraction doit être décidée par cette fraction : ce qui n’a de rapport qu’avec
l’individu ne doit être soumis qu’à l’individu. » Plutôt que de penser une
inclusion des intérêts partiels au sein d’un intérêt national destiné à les subsumer,
Constant préfère une répartition des taches confiant à chaque niveau
d’administration les objectifs qui sont les siens. « L’autorité nationale, l’autorité
d’arrondissement, l’autorité communale, doivent rester chacune dans leur sphère,
et ceci nous conduit à établir une vérité que nous regardons comme
fondamentale. L’on a considéré jusqu’à présent le pouvoir local comme une
branche du pouvoir exécutif : au contraire, il ne doit jamais l’entraver, mais il ne
doit point en dépendre. » Le cadre national demeure ainsi au sommet d’une
hiérarchie organisant pour les collectivités locales la possibilité d’adopter toute
mesure ne contrevenant pas aux directives dictées par l’intérêt national. Ce
fédéralisme, tout en évitant la dissolution de l’unité nationale -le local ne peut
entraver le national- permet trois choses : premièrement, la capitale n’est « plus
un centre unique destructif de tout centre » mais « un lien entre des centres
divers. » On perçoit encore ici à quel point Constant juge indissociables les effets
d’une centralisation abusive et les modalités selon lesquelles on procède à la
formulation de l’intérêt général. Deuxièmement, ce fédéralisme a l’avantage de
créer un cadre de participation politique proportionné aux forces des individus.
Un cadre dans lequel l’autorité n’a pas « besoin d’être dure pour être obéie »
puisque ses injonctions sont décidées au plus prêt des intérêts actifs et réels des
individus. La commune, l’arrondissement sont des réalités à la mesure du souci
de chacun. Ils représentent des horizons concrets capables de distraire l’homme
de ses seules jouissances privées, parce que contrairement au cadre abstrait de la
nation, ils constituent des réalités que l’on peut apercevoir, Tocqueville dirait que
l’on peut toucher. Les collectivités locales sont pour Constant les parties d’une
nation sur lesquelles il est possible de poser son affection. Parties sans lesquelles
la nation demeure purement abstraite. En outre, puisque le patriotisme local est
« le seul genre de patriotisme véritable », il se trouve en mesure de participer au
perfectionnement intellectuel et moral que la participation politique est susceptible
d’induire. Pour Constant, l’activité civique œuvrant à notre perfectionnement
exige la médiation, la pratique d’une citoyenneté différenciée, enracinée dans les
particularismes propres à notre milieu de vie. Il n’est pas ici question de renoncer
à l’universel, à la nation. Il s’agit d’affirmer la nature essentiellement spécifiée
des voies d’accès au politique -leur contenu identitaire- contre ceux qui posent
une possibilité d’un lien civique entre l’individu et la nation sans passer par la
médiation de niveaux intermédiaires tels que la commune, l’arrondissement ou
encore le département. Une remarque capitale des Principes de 1815 est là pour
nous rappeler à quel point vie sociale et patriotisme sont distincts et concernent
des dimensions différentes de l’existence : « On retrouve partout les jouissances
de la vie sociale ; il n’y a que les habitudes et les souvenirs qu’on ne retrouve
pas. Il faut donc attacher les hommes aux lieux qui leur présentent des souvenirs
et des habitudes, et pour atteindre ce but, il faut leur accorder, dans leurs
domiciles, au sein de leurs communes, dans leurs arrondissements, autant
d’importance politique qu’on peut le faire sans blesser le lien général. » Les
souvenirs, la biographie subjective ont un lieu qui s’oppose à l’uniformité. Le
lien social lui est valable en tout lieu, il n’est pas en lui-même producteur
d’identité. Ce qui n’est pas le cas du lien civique qui nécessite pour être motivé
l’enracinement que produit le passé, la dimension narrative toute existence
humaine. Le civisme exige un lieu qui lui est propre, son existence, sa vigueur
imposent une singularisation à titre de condition. C’est parce que le lien social
peut faire l’économie d’une telle singularisation que l’individu peut se trouver
projeté dans ce « présent rapide », ce cercle de relations où la dimension narrative
du sujet n’est aucunement requise. Le « nouveau genre de fédéralisme » proposé
par Constant ne peut donc être compris à la seule lumière de la proximité
instaurée entre le citoyen et les instances de décision. Il est aussi question d’un
procédé institutionnel capable de convoquer les particularismes locaux permettant
une assiduité civique susceptible de contribuer au triomphe de l’individualité.
Certes une organisation fédérale imite, chez les Modernes, cette exiguité qui
permettait aux Anciens d’éprouver concrètement leur appartenance à la Cité.
Pour autant, Constant ne se fait aucune illusion au sujet d’un modèle qu’il sait
révolu. Sa critique des imitateurs de l’Antiquité l’atteste. Les temps ont changé. Il
n’est pas question de singer les usages antiques en révérant une nation devenue
abstraite. Conformément à la conclusion de la conférence de 1819, il lui paraît
nécessaire de combiner citoyennetés moderne et antique. Cette combinaison est
d’autant plus autorisée étant donnée la permanence d’un certain nombre de
besoins inhérents à l’humanité. L’évocation du civisme antique, par
l’enthousiasme ; la nostalgie qu’elle produit témoigne d’une communauté de
nature entre Anciens et Modernes. « Les vieux éléments d’une nature, antérieure
pour ainsi dire à la notre, semblent se réveiller en nous à ces souvenirs. »
Constant n’interprète pas l’histoire donc la Modernité qui en est l’un des fruits
tardifs en termes de dénaturation. La Modernité constitue à la fois un gain et un
risque. L’humanité y a gagné l’affirmation et la reconnaissance de ses droits. Elle
s’expose également à la possibilité de voir une part de ses potentialités
abandonnées, inexploitées. Combiner les deux libertés revient de ce fait à prendre
acte de la scission advenue entre sphères civique et civile et à édifier au moyen
d’une dose de fédéralisme les conditions d’un patriotisme que la seule immersion
sociale ne peut susciter. La scission entre État et société civile consacrée par le
libéralisme ne peut ainsi être réduite au seul problème de la défense des droits. A
la volonté de ménager une sphère sociale non gouvernée. Constant la considère
également comme la condition pour penser les fonctions respectives du civil et
du civique relativement à la destination d’une humanité conçue comme potentiel à
actualiser.
Conclusion
En soulignant le caractère nécessairement enraciné du civisme, la pensée de
Constant ne peut être réduite au seul souci de voir les droits individuels garantis.
C’est pourquoi il serait inexact de ranger Constant parmi les tenants d’une
suprématie des droits sur tout autre principe. Les recherches constitutionnelles de
Constant sont incontestablement orientées par le principe inconditionnel de la
primauté des droits. Cependant, parce qu’il considère la participation politique
comme moyen de défendre nos droits, d’exercer notre vigilance à l’égard des
gouvernants, parce que cette même participation implique pour être effective
d’être localisée et particularisée à l’aide de considérations relatives à la dimension
narrative du sujet politique, Constant reformule la hiérarchie libérale consacrant
la supériorité des droits. On peut même affirmer qu’en considérant les
particularismes locaux, les attaches identitaires comme les conditions mêmes
d’un civisme protecteur de nos libertés, il nous invite à repenser le modèle de la
primauté des droits. Modèle qu’il n’est pas question de récuser mais qu’il nous
faut exprimer à l’aide d’une nouvelle formule au sein de laquelle cette primauté
est réaffirmée mais complétée par la prise en compte des conditions concrètes de
sa réalisation. Constant nous propose un libéralisme concret, un libéralisme qui
se refuse à séparer ce qui dans les faits doit être associé : premièrement, la
garantie de nos droits grâce à une ingénierie constitutionnelle adaptée ;
deuxièmement, une implication civique participant à l’accomplissement de notre
humanité conçue comme potentiel à actualiser. Toute la difficulté de sa position
réside dans le fait qu’en refusant le gouvernement de la volonté générale il se
prive des moyens dont peuvent user les tenants de l’interventionnisme
démocratique. Ces derniers, en édifiant un intérêt général vierge de tout élément
identitaire ou particularisant, sont en mesure de gommer l’écart entre l’individu et
le cadre national censé le subsumer pleinement. Une telle subsomption justifiant
l’interventionnisme d’une législation devenue registre de toutes les volontés. En
refusant au cadre national la capacité à cerner la totalité de la vie sociale, en
faisant apparaître la nécessité de niveaux intermédiaires de décision seuls
capables de prendre en charge les intérêts sectionnaires, Constant pose la
nécessité d’un civisme différencié, d’une participation politique distribuée selon
une échelle disposée depuis le plus proche, le plus concret -la communejusqu’au plus abstrait, le plus lointain -l’État. Il lui faut trouver un moyen de
consacrer l’influence de chacun sur la chose publique, encourager les individus à
accomplir leur humanité au moyen du civisme sans recourir aux méthodes du
volontarisme politique qui ne peut produire qu’un patriotisme factice et abstrait.
Les dernières lignes de la conférence de 1819 sont fort éclairantes. Elles
énoncent les exigences de ce civisme différencié indispensable au triomphe de
l’individualité : « L’œuvre du législateur n’est point complète quand il a
seulement rendu le peuple tranquille. Lors même que ce peuple est content, il
reste encore beaucoup à faire. Il faut que les institutions achèvent l’éducation
morale des citoyens. En respectant leurs droits individuels en ménageant leur
indépendance, en ne troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant
consacrer leur influence sur la chose publique, les appeler à concourir par leurs
déterminations et par leurs suffrages à l’exercice du pouvoir, leur garantir un
droit de contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions, et les
formant de la sorte, par la pratique, à ces fonctions élevées, leur donner à la fois
le désir et la faculté de s’en acquitter. » Le politique est moyen de garantir ses
droits et instrument d’élévation, d’éducation morale. Afin de concilier ces deux
dimensions, Constant nous propose un nouveau genre de fédéralisme permettant
de ne pas renoncer au caractère enraciné de notre subjectivité afin de nous faire
citoyen.
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